L’aubaine
Rose-Marie François, poète, rhapsode, traductrice, poursuit sa quête romanesque. Après « La Cendre » et « Passé la Haine », voici une fiction qui prend appui sur l’Histoire et la famille.
39-45, les Camps, la Dé portation ont laissé des traces dans le vécu d’une famille alsacienne, qui se retrouve à l’occasion d’une célébration d’anniversaire. La mort du patriarche est l’occasion d’un retour vers ce passé douloureux. Les portraits féminins sont particulièrement soignés et on sort de la lecture avec l’impression que l’histoire ne s’achève jamais, que ses marques sont aussi profondes que les liens d’une famille. On en sort meurtri, blessé. Peut-être libère-t-elle certaines tensions…
Le style est précis comme une broderie et l’on sent, à plus d’un détour, que la romancière est aussi poète. Etait-il besoin, en revanche, de s’autociter dans les traductions de poèmes allemands?
(Luc Pire, 2010)
La femme gelée et Se perdre


A suivre Ernaux, depuis un bon bout de temps, on se familiarise avec les thèmes – l’acuité psychologique pour dénouer les gros noeuds des relations homme/femme -, avec le style très incisif, très elliptique, avec nombre de phrases denses comme des poignards.
Entre les deux livres, distants de vingt ans, la même perspective d’écriture : comment se dire, rappeler le vécu, l’analyser, en faire ce compte rendu aussi vif et aigu.
Dans « La femme gelée », Ernaux rameute les insatisfactions que la vie conjugale a vite mises sur sa route. Son désir de liberté a vite chopé contre les contraintes ménagères, contre les poids de la vie quotidienne, insidieux.
On admire Ernaux pour sa lucidité, l’éclairante volonté de tout dire.
« Se perdre » relate une passion dévorante. Un diplomate russe et la narratrice entament une relation ponctuée de rendez-vous, d’attentes, de désirs, pas toujours satisfaits. Il est coureur, il a sûrement d’autres liaisons. Il n’est que de passage et elle, s’investit pleinement jusqu’à ressentir manques, bleus à l’âme. La nudité du propos, le caractère cru de la relation, les affres d’une vie qu’il faut tenir policée devant les autres – comme une figuration – montrent à quel point Ernaux sait dire l’indicible qu’on cache trop souvent. Elle sait qu’elle se perd et ce journal retranscrit en récit sans recours à la récriture est d’une effroyable réalité. Le temps a dévoré la relation et l’amant, qui ne venait qu’aux rendez-vous fixés par lui, s’en est allé, dominateur, pitoyable. Elle a l’écriture, le style pour échapper au vide et aux rancoeurs trop faciles. Ernaux écrivain ne se perd pas.
(Gallimard, 1981 et 2001 – disponibles en Folio)
Les années perdues
L’écrivain italien Vitaliano Brancati tôt disparu (à moins de cinquante ans, à Turin en 1954)) est sans doute plus connu pour « Le Bel Antonio ».
Il écrit en 1934 – qu’il publiera en pleine guerre – ce roman qui s’articule autour d’un groupe de jeunes vitelloni, à Nataca – transparente Catane – , qui veulent partir pour Rome, et n’en demeurent pas moins jusqu’à l’âge de quarante ans, dans leur ville natale, englués dans de vains projets.
L’incisif Brancati brosse des portraits terribles de ces jeunes et de leurs ambitions, sans cesse revues à la baisse. Tel se voulait architecte, tel poète, tel autre….Bonimenteurs…Et l’arrivée d’un créateur d’une Tour touristique va solidifier encore plus ces faux destins… L’amertume d’un jeune romancier de 1934 devant le monde est saisissante et l’on sort de ce roman de jeunesse aussi mélancolique , un peu à l’instar du « Professeur » de Zurlini…L’à-quoi-bon règne en maître.
(Livre de poche 3311)
Cinq matins de trop
En 1960, Kenneth Cook écrivit ce roman hallucinant d’une déchéance. Un jeune instituteur australien, perdu dans un bled, se donne des vacances. Il veut aller à Sydney, n’y arrivera jamais, englué lui aussi dans une petite ville de jeux, de chasseurs « à la con », de pubs…
Sans le sou, de dérive en dérive, entre les infectes occupations de gens croisés, John va de périphérie en désert…Le constat est effrayant et le rêve réduit à sa plus simple expression : NEANT.
Sartre est passé par là et l’immonde réalité a pris toute la place.
Voyage dans la réalité sordidissime, oui.
(Livre de poche 31785)
L’inaperçu
Sylvie Germain et les Bérynx, une famille à la Mauriac, avec les noeuds de vipères, les non-dits, les règlements de comptes. Un Père Noël entre dans une famille pas faite pour lui, où il ne peut avoir sa place – prise par un fils défunt, mort dans un accident de la route. Le patriarche règne en maître sur sa smala. Sa belle-fille a, pour lui, déchu. Et que sait-on jamais des gens? La leçon romanesque de Germain se donne ces ambitions-là : on fréquente des personnes, on ne sait qu’une pauvre parcelle de leur vie. Pierre, le Père Noël, croisé un jour par Edith la veuve; était de ceux-là, inaperçus…
Très beau roman familial, psychologique, profond comme cette écriture insinuante, précise, qui empoisonne le coeur du lecteur par son emprise secrète et sûre.
(Livre de poche 31749)
Le cordonnier de la rue triste
Sabatier nous revient avec ce très beau roman, sans âge. Avec cette chronique douce amère d’une petite rue parisienne, récit attendri à l’heure « boche » de ses habitants, campés vigoureusement par le romancier, attentif à restituer une époque, des morales et des gestes . L’artisan, les petites « gens » comme dirait Ferré, des bistrots et des quartiers, trouvent ici de beaux blasons romanesques. On retrouve intact le talent de l’auteur des « Noisettes sauvages » pour évoquer les sursauts humanistes devant l’injustice, la haine, l’occupation forcée. Autour du cordonnier de la rue triste, à plus d’un titre blessé par la vie, la petite bande d’amis fidèles, Paulo, le Rouquin, Rosa la rose en Marie-Madeleine courageuse, la bistrotière, les résistants ordinaires de l’ombre, tant d’autres figures lumineuses d’une rue sombre au creux sombre des jours sombres de la guerre…
Le récit est savoureux, légèrement mélancolique – la griffe du romancier – et l’on sent d’autant plus l’implication de son auteur qu’il fit lui-même, Robert, partie d’un réseau de résistants de Haute-Loire. Et c’est avec humour et un brin de nostalgie aussi que ses interventions d’auteur au plein milieu du livre doivent être lues. Un bien beau livre.
(Albin Michel, 2009)
Philippe Leuckx