O vieillesse ennemie !
Ce titre sorti tout droit des œuvres du Père Hugo, si ma mémoire ne me trahit pas une fois de plus, me semble tout à fait convenir pour rassembler ces deux textes pourtant si différents. En effet, la Japonaise Ariyoshi et l’Italienne, à demi Irlandaise, Mazzantini ont traité toutes les deux de la vieillesse et surtout des problèmes qu’elle cause aux autres, la famille principalement, dans notre société actuelle. Si le problème est posé de la même façon, il n’est pas résolu avec les mêmes atouts par les deux auteurs, la Japonaise qui subit son beau père, trouve une forme de rédemption dans la tendresse qu’elle dispense à ce vieillard alors que l’Italienne inflige un traitement beaucoup plus féroce à la vieille grand-mère qui ne fait, elle aussi, aucun cadeau à son entourage. Deux livres qui nous rappellent un peu insidieusement que, nous aussi, nous serons vieux un jour, du moins nous l’espérons tous, et que nous serons certainement des poids lourds pour nos familles. Oublions vite ces sombres pensées et lisons ces livres avec tout le détachement nécessaire.
Antonera
Margaret Mazzantini (1961 – ….)
Quand sa grand-mère décède elle se souvient de cette vieille femme qui se désagrégeait au milieu de ses amies toutes décaties, « Tu as vu comme elles sont vieilles, mes amies ? Mon dieu, dans quel état elles sont ! ». Après avoir évoqué cette grand-mère, elle nous emmène dans une excursion de son arbre généalogique à la découverte de ces ancêtres riches terriens qui ont dilapidé leurs biens, incapables de tirer quelques fruits de leur immense domaine. Quelques générations de femmes mal mariées, souvent trop tard, avec des maris de circonstance pour ne pas rester veuves et faire perdurer l’héritage, incapables de donner suffisamment d’amour à leur mari, souvent trop faibles, et à leurs enfants qui ne leur ont apporté que douleur et peine. Toute une ascendance qui ne recèle que la misère sentimentale et affective avant de subir la vraie misère matérielle et physique quand vient le fascisme et son cortège de malheurs : la guerre, les privations, les choix et leurs conséquences, …
Fille d’Irlande et d’Italie, Mazzantini, livre un portrait sans complaisance aucune de cette famille où l’amour tant affectif que physique n’existe pas ou presque pas, où les femmes ne sont pas aimantes, où les mères ne sont pas maternelles, où les époux sont résignés. Un monde que les odeurs identifient bien et qui prennent une place prépondérante dans le récit. « Le premier souvenir que j’ai d’elle est olfactif : l’odeur de la naphtaline des vêtements dans lesquels ses aisselles éternellement humides transpiraient ; l’odeur de sa bouche, quand elle montrait les dents toutes identiques de sa prothèse pour me faire la fête ; l’odeur âpre de la paume de sa main qui serrait mon visage. »
Un récit d’un grand pessimisme sur l’existence, aussi sombre que la vie de sa grand-mère « Elle mâche ses paroles, se raconte sa peine, le calvaire qu’est pour elle la guerre, et celui que sont ses fils. Ses fils qui ne lui ont donné que de la douleur ». Et cette vie de douleur et de frustration, n’est qu’un prélude à une dégénérescence inéluctable vers les affres de la vieillesse et de la solitude. Cette vieillesse qui pue et qui emmerde tout le monde, gâchant la vie de ceux qui pourraient encore en profiter. « Non, la vie est un souci qu’on ne devrait pas avoir. »
Un livre sombre un peu trop scatologique et parfois étonnamment grandiloquent dans ce contexte misérabiliste. Un livre à déconseiller aux pessimistes et aux anxieux.
Les années du crépuscule
Sawako Ariyoshi (1931 – 1984)
Dans les années soixante-dix, dans un quartier populaire de Tokyo, la grand-mère Tachibana décède brusquement, en rentrant de chez le coiffeur, laissant le grand-père désemparé et la famille surprise et embarrassée. Rapidement celle-ci se rend compte que le grand-père manifeste des signes inquiétants de sénilité, il ne reconnait plus ses enfants mais seulement sa bru, la main qui le nourrit. Il fait des fugues et est pris, la nuit, de crises d’angoisse. Sa dépendance est de plus en plus importante et seule sa bru peut s’en occuper, elle délaisse un peu son emploi, cherche de multiples solutions pour le faire surveiller mais finalement c’est toujours elle qui doit intervenir au détriment de sa santé et de son travail.
Dans ce roman linéaire, précis et détaillé, parallèle à la courbe descendante de la santé mentale et physique du grand-père, Ariyoshi pose sans ambigüité et avec une grande lucidité le problème des vieux dans la société japonaise des années soixante-dix, en plein boom économique. Elle constate que les vieux deviennent de plus en plus un handicap pour les familles et que même s’ils en ont conscience ce handicap est bien difficile à surmonter. « Moi non plus je ne demandais pas à vivre si longtemps mais, si je me suicide, on aura du mal à marier mes petits-enfants. »
Le vieillissement de la population est un sérieux problème pour la société, les vieux coûtent cher. Les jeunes ne veulent pas prendre le risque de perdre leur emploi, ou la possibilité d’être promus, à cause de parents encombrants. Et, chacun tremble à l’idée d’avoir un jour un aïeul à charge, ou de devenir soi-même un fardeau pour la famille. Ainsi, le père et la mère auscultent attentivement leur corps et paniquent à chaque petit signe de vieillissement, porter des lunettes devient un indicateur fort du début de la déchéance que le grand-père leur offre quotidiennement en spectacle. Ils prennent ainsi brutalement conscience des dégâts causés par l’âge et que le leur les conduit doucement vers cette décrépitude qui affecte l’aïeul. L’angoisse de leur propre vieillesse qu’ils voient dans la déchéance du grand-père vient s’ajouter à la charge de travail causée par celui-ci et à la douleur morale de voir son parent devenir sénile.
Dans cette douloureuse situation, l’auteur met aussi en évidence toute la charge qui retombe sur le dos des femmes dont le salaire n’est pas encore considéré comme un élément indispensable du revenu familial même s’il concourt sérieusement au niveau de vie de la famille. C’est la place de la femme dans la société japonaise qui est mise en cause, elle doit, en plus de son emploi, gérer les problèmes domestiques, y compris ceux qui affectent la belle-famille, sans obtenir pour autant la reconnaissance qu’elle mérite. Mais la maman Tachibana s’acquitte de sa mission avec résignation parce qu’il le faut bien mais aussi parce qu’elle à l’impression qu’elle sera peut-être bien traitée le moment venu si elle soigne bien son beau-père. « C’est peut-être idiot, mais j’ai l’impression que, si je m’occupe bien de ma belle-mère maintenant, je souffrirai moins plus tard. » dit sa voisine.
Mais progressivement, elle s’attache à ce vieillard qui ne l’a jamais aimée, et éprouve pour lui une certaine tendresse qui l’incite à l’accompagner vers la fin de sa vie avec une sorte d’amour filial et une réelle humanité. Ainsi ce livre sur la vieillesse et la fin de vie devient aussi une belle histoire de femme qui m’a remis en mémoire « Chemin de femmes », ce beau roman que Fumiko Enchi a consacré aux femmes japonaises. C’est aussi une réflexion sur la vie et son éphémérité, et sur la mort qu’il convient de relativiser. « Elle avait toujours pensé que la mort était l’épreuve la plus terrible dans la vie d’un être humain, mais maintenant elle savait que survivre pouvait être encore plus douloureux. »
Denis Billamboz