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Southside story à Chicago
La lecture réserve parfois bien des surprises et peut aussi provoquer des coïncidences étonnantes, ainsi après avoir lu « Un enfant de ce pays » de Richard Wright, j’ai, peu de temps après, lu « Mama Black Widow » d’Iceberg Slim, deux écrivains que je ne connaissais pas du tout avant d’avoir rencontré leur livre respectif dans les rayons d’une bibliothèque ou d’une foire aux livres. Les deux histoires racontées dans ces deux romans se déroulent à peu près dans le même quartier et parfois même dans les mêmes rues des quartiers noirs de Chicago, le Southside, du côté de la trentième rue. A la lecture, on a même parfois l’impression que les deux héros vont se croiser et partager un verre dans un des bars miteux qu’ils fréquentent. De plus, ces deux livres évoquent le même problème, la place des noirs dans la société américaine de l’entre deux guerres et le traitement qui leur est réservé. La différence vient essentiellement de l’angle de perception des deux écrivains, Wright écrit plutôt un long plaidoyer pour expliquer comment un jeune noir est devenu assassin sans le vouloir, alors que Slim se concentre plus sur la mise en scène de la vie des noirs dans ces quartiers de misère pour témoigner sans nécessairement plaider.
Une belle surprise, une coïncidence heureuse et deux lectures que je vous souhaite, un jour, de mettre bout à bout, surtout pour ceux qui s’intéressent à la question noire en Amérique avant la dernière guerre.
Un enfant de ce pays
Richard Wright (1908 – 1960)
Publié huit ans avant « Pleure, ô mon pays bien aimé », ce livre pourrait-être, lui aussi, un grand roman sur la négritude. Mais, à mon avis, c’est avant tout, et surtout, une très longue dissertation sur la condition des noirs aux USA dans les années trente.
En s’appuyant sur un fait divers réel, Wright construit une histoire qui pourrait être l’argument d’un opéra ou la trame d’une tragédie grecque, une histoire relativement simple et banale qui lui sert à démonter la mécanique de la ségrégation raciale et de l’exploitation des noirs aux Etats-Unis jusqu’à l’abolition de la séparation des races, pour ce qui concerne les apparences au moins.
Bigger Thomas, jeune noir semblable à la plupart des jeunes noirs qui rodent dans le SouthSide de Chicago pour occuper un temps qu’ils ont bien du mal à meubler sans laisser exploser la violence qu’ils accumulent quotidiennement, décide d’accepter un job de chauffeur dans une richissime famille blanche pour aider sa mère, son frère et sa sœur avec lesquels il vit dans une seule pièce infestée de rats. Cette famille cherche à aider des jeunes noirs pour leur donner une autre chance dans la vie et peut-être, aussi, pour se donner un brin de bonne conscience. Leur fille unique, jolie, adulée et idéaliste, fréquente les communistes en espérant pouvoir agir contre cette ségrégation qu’elle ne comprend pas et ne tolère pas plus.
Le premier jour où Bigger travaille à la maison, elle lui demande de l’emmener sur le campus à l’occasion d’une manifestation culturelle mais, en fait, la jeune fille veut retrouver son petit ami communiste et profiter de la présence du jeune noir pour découvrir le quartier où il habite car elle n’a jamais mis les pieds dans un ghetto noir. Après une soirée bien arrosée en compagnie de son petit ami et son chauffeur la jeune fille regagne la maison familiale mais, sous l’effet de l’alcool, ne peut pas rejoindre sa chambre par ses propres moyens. Le chauffeur la porte donc jusqu’à son lit pour ne pas alerter les parents qui ne sont pas au courant des escapades de leur progéniture. Et, c’est à ce moment que le grain de sable qui transforme une banale escapade en tragédie, se glisse dans les rouages de la machine. Surpris par l’intrusion de la mère aveugle dans la chambre, le jeune noir empêche la fille de parler avec un oreiller pour ne pas qu’elle avertisse sa mère car un noir dans la chambre d’une blanche, à la fin des années trente à Chicago, ça fait très désordre et ça peut conduire jusques sur le fauteuil électrique. Mais le fameux grain de sable grippe bien la machine et Bigger étouffe la jeune fille.
La tragédie entre alors de plain pied dans la vie du jeune noir qui improvise les pires scénarios pour échapper à la suspicion, à la police, etc… mais le problème de Wright n’est pas de raconter les aléas de cette histoire, même s’il le fait bien, son objectif est plutôt de nous expliquer pourquoi cette tragédie a pu se nouer, comment ce jeune homme n’est en fait que le produit des méthodes utilisées par les blancs pour contenir les noirs dans un espace réduit et les soumettre à la spéculation locative, pour leur interdire l’accès à une réelle instruction, pour les faire travailler pour une poignée de menues monnaies qu’ils consommeront dans les magasins qui leur sont réservés et qui ne vendent que des produits médiocres. Bref, une longue dissection à la précision chirurgicale pour expliquer que la ségrégation ne peut accoucher que de tels individus et que de tels événements sont inéluctables dans de telles conditions.
Un réquisitoire implacable contre toute forme de ségrégation sociale qui ne concerne hélas pas que les Noirs aux Etats-Unis mais aussi les Juifs en Allemagne, à cette époque, et les pauvres en Russie, avant la révolution. Ce réquisitoire est sans faille, mais il faut le lire avec une certaine prudence et ne pas l’adopter sans connaissance de tous les éléments qui ont présidé à l’élaboration de ce livre. Il faut notamment bien comprendre que Wright a passé son argumentaire au sas du léninisme et qu’il faut en tirer les conclusions qui s’imposent. Ceci simplement pour dire que les arguments avancés par Wright, s’ils sont parfaitement crédibles et justifiés, ne sont pas forcément exhaustifs et que la haine qui est l’un des principaux moteurs de cette tragédie, n’est pas née de ce côté de l’Atlantique mais qu’elle était déjà bien ancrée dans les gènes des esclaves avant qu’ils quittent l’Afrique. Ibrahima Ly l’explique tellement bien dans « Les noctuelles vivent de larmes ». L’histoire s’accommode mal des schémas préfabriqués.
Cette dissertation, même si elle est un peu technique, parfois, clinique, souvent, et sociologique, toujours, n’en comporte pas moins une forte dose d’émotion car Wright a fait le choix de mettre le lecteur dans la peau de celui qui pourrait être considéré comme le méchant en rapportant les faits tels qu’ils sont vus par celui-ci sans rien ajouter d’autre ou juste ce qui est nécessaire à la bonne compréhension de l’histoire. Le lecteur devient ainsi le principal protagoniste de l’intrigue et vit au rythme de celui-ci partageant ses états d’âme et sentiments qui sont fort complexes, la haine y occupe la place principale et nourrit un fort désir de vengeance mais n’exclut pas cependant un filet d’humanité et quelques élans de tendresse.
Et Wright nous laisse avec le problème entier, le blanc, même s’il est le mieux intentionné, ne comprendra jamais le noir, « … je suis un blanc et ce serait trop te demander de ne pas me haïr, alors que tous les blancs que tu vois te haïssent, toi. » Et, le noir ne pourra jamais fréquenter les blancs sans ressentir un profond sentiment de honte et de haine. « … Elle était belle, gracile, avec quelque chose dans les yeux qui lui faisait penser qu’elle n’avait pas pour lui les sentiments de haine des autres blancs. Mais, malgré tout elle était blanche et il la détestait. » Ce livre ne comporte aucune solution possible, que des constats à méditer et des pistes quelque peu prémonitoires :
– « Il avait l’impression qu’un jour un noir ferait l’union du peuple noir et que ce jour-là ils agiraient mettant un terme à la peur et à la honte. » Et, un jour l’Amérique élut un président noir !
– « Qui sait si quelque choc léger, rompant l’équilibre délicat entre l’ordre social et les aspirations déchaînées ne causera pas l’écroulement de nos gratte-ciel ? »
Mama Bkack Widow
Iceberg Slim (1918 – 1992)
Iceberg Slim, célèbre proxénète des quartiers noirs de Chicago qui a évité de se fondre dans la foule des truands déchus en écrivant sa biographie en prison, raconte, ici, la vie d’un travesti noir dans le ghetto de cette même ville depuis les années trente jusqu’à la fin des sixties. Hasard des lectures choisies par impulsion, j’ai lu ce livre juste après « Un enfant de ce pays » de Richard Wright qui situe son action dans les mêmes quartiers à la fin des années trente. Otis Tilson, notre travesti, aurait donc pu rencontrer Bigger Thomas dans le Southside, vers la trentième rue, mais ceci n’est que de la fiction.
Otis est arrivé à Chicago vers le milieu des années trente quand sa famille a quitté une plantation du Mississipi pour le nord où elle espérait trouver de meilleures conditions de vie mais où elle ne rencontra que la haine, la misère, la ségrégation, la répression et la violence sous toutes ses formes. Le père, véritable homme de la terre, n’a jamais pu s’adapter à la vie du ghetto et a peu à peu sombré dans l’alcoolisme, la mère, attirée par les paillettes, a, elle, su résister mais à quel prix. Véritable « veuve noire », elle a détruit tout ce qui l’entoure pour garder la tête haute et sortir de sa condition. « Comment, avec quelle grande sagesse et avec quel amour, elle a guidé ses enfants et leur Papa sur le chemin de la tombe. » Otis, victime des attentions sexuelles d’un diacre éprouve de plus en plus d’attirance pour les beaux garçons malgré sa mère qui veut le protéger mais l’étouffe et l’empêche de gagner son indépendance et sa liberté.
Ce livre est avant tout l’histoire d’une famille du sud rural égarée dans un ghetto urbain où il n’y a pas de travail mais beaucoup de misère, assez d’alcool frelaté, pas mal de drogue et tous les trafics imaginables pour survivre et s’offrir ces plaisirs éphémères sans compter la prostitution qui, sous la soie et le satin, cache de bien grandes souffrances. Un monde fragile où la faim tenaille les estomacs, où l’instruction est trop chère pour les pauvres noirs, où la haine devient une raison de vivre et un rempart contre l’autodestruction. La haine qui est le seul lien qui réunit les deux communautés, « et la triste vérité était que les parents de Frederick haïssaient les noirs tout autant que Mama détestait les blancs. »
Là où Wright a tenté de nous expliquer pourquoi la ségrégation était une des tares de notre époque, Slim se contente d’exposer les faits et de faire vivre ses personnages. Mais quels personnages, Otis le travesti, bien sûr, tenaillé entre son cœur qui le porte vers les jolies filles qui le courtisent et sa chair qui réclame les sensations procurées par les beaux mâles. Un dilemme bien difficile à vivre et qu’il ne surmontera peut-être jamais. Mais, le personnage principal est tout de même le personnage éponyme du roman, Mama, qui veut échapper à sa condition de noire, « … ce qu’on lisait dans ses yeux c’était une haine glaciale, la blessure de sa négritude qui lui empoisonnait l’âme », pour atteindre la fortune et la respectabilité que seuls les blancs obtiennent, quel qu’en soit le prix. Personnage complexe oscillant entre l’amour et la haine, la dignité et la veulerie, mais privilégiant toujours la possession des êtres et des biens.
Un sujet somme toute assez banal et largement exploré mais rarement avec une telle véracité, un tel réalisme et malgré tout une grande sensibilité. Le récit dévoile souvent la réalité la plus sordide, parfois l’horreur la plus cruelle, mais soulève aussi l’émotion la plus pathétique, la tendresse, l’amour malgré cette haine tenace qui imprègne tout le ghetto. La seule petite lumière qui sourd dans cette noirceur vient de Berlin quand Jesse Owens écrase les blancs et quand Martin Luther King se dresse pour lancer son message de paix et de respect entre tous les hommes.
Mais, voilà, l’espoir n’était pas pour Otis, « … il était noir dans un monde haineux de blancs où un noir est comme un balai de chiotte. » et de plus « … un pédé, et pour les pédés il n’y a pas de lendemain, juste aujourd’hui. »
Denis Billamboz