par Denis Billamboz
J’ai réuni ces deux textes autour de la musique car les deux auteurs ont choisi, tous les deux, de situer leur intrique respective dans un contexte musical. L’héroïne d’Anna Enquist est une pianiste virtuose qui sacrifie beaucoup de choses à la musique et à sa carrière et le héros d’Anne Marie Lon est un organiste nain qui trouve dans la musique le moyen d’exister avec sa différence ou malgré sa différence. Ces deux textes posent la question du talent qui peut-être une chance ou un fardeau, souvent les deux, dans tous les cas une anomalie qu’il faut savoir porter pour ne pas la subir mais au contraire en tirer le meilleur pour construire sa personnalité et son existence. Deux lectures qui berceront sans nul doute tous les mélomanes.
Le secret
Anna Enquist (1945 – ….)
On déménage un piano car, même si la dame, plus très jeune, ne peut plus en jouer, elle a besoin de cet instrument chez elle pour se souvenir du temps où elle était une pianiste renommée et qu’elle parcourait le monde pour faire entendre son talent. Percluse de rhumatisme, Dora Dirique met un terme à sa carrière, elle est née en 1933, en Hollande, a connu la souffrance et les affres de la guerre, la douleur d’avoir un frère lourdement handicapé et celle tout aussi aiguë de voir son professeur de piano partir dans une colonne encadrée par des soldats allemands.
Mais son talent l’éloigne de tout, la ramène toujours à la musique où elle finit par triompher mais à quel prix. Elle a délaissé un peu trop sa famille, son frère surtout, elle n’a pas consacré le temps nécessaire à ses amis, ses amants, son mari, elle n’a pas d’enfant, elle ne s’est pas construit une vie, un lieu pour abriter cette vie. Elle a erré au service de la musique, de son art, de sa passion de sa raison de vivre, égocentriquement. Elle n’est que quand elle joue. « Elle doit jouer, elle doit jouer partout, elle doit faire entendre ses sons qu’elle a dans la tête. C’est la seule chose qu’elle sache faire, la seule qu’elle maîtrise. Il le faut. »
Ce livre soulève de nombreuses questions mais il tourne principalement autour du problème du talent et de l’exploitation qu’il faut en faire, du prix qu’exige une carrière, une renommée, la satisfaction d’une passion. Il pose ainsi clairement la question de la place de l’art dans la vie, dans la société. Mais plus au fond encore, Anna Enquist, nous interpelle, involontairement peut-être, sur tout ce qui conditionne notre vie et qui échappe à notre volonté : le talent, tellement présent chez elle et tellement absent chez son frère ; la naissance dans une famille musicienne ; l’argent suffisant pour payer les études musicales ; la destinée, les rencontres au bon moment, mais aussi l’histoire qu’elle traverse dans la douleur mais dont elle ressort encore plus forte.
Et, à la fin quand le rideau est tombé une dernière fois, la liberté, la fin des obligations, l’oubli du trac et des tensions en tout genre mais le début des douleurs physiques, l’approche de la dernière échéance mais peut-être que cette nouvelle disponibilité permettra de construire ce qui n’a pas été.
Un livre construit comme un puzzle qu’il faut bâtir pour assembler les morceaux de cette vie d’errance artistique où le secret promis n’est, à mon sens, qu’une anecdote de plus dans la destinée de cette pianiste virtuose. Un livre un peu amer où les difficultés et les douleurs ne sont pas cachées mais dites avec beaucoup de pudeur, plutôt suggérées, même, avec une certaine tendresse, presque de l’amour pour ce personnage plein de sa passion. Peut-être aussi une pointe d’envie car si l’auteur n’est pas pianiste, il connait bien la musique, peut-être trop même, tant il sait expliquer tous les arcanes de la technique. Une pianiste aurait peut-être plus parlé de ses sensations et de ses émotions que de ses préoccupations techniques.
La danse des nains
Anne Marie Lon (1947 – ….)
Au printemps 1922, Tyge, un nain doué pour la musique, se prépare, avec le reste de sa phratrie, à fêter les cinquante ans de mariage de ses parents, et, à cette occasion, il raconte sa vie dans une famille d’aristocrates ruraux désargentés du Jutland et son emploi d’organiste dans la chapelle d’un cimetière de Copenhague. Dans ce récit constitué de scènes de famille, de portraits, de réflexions, l’auteur compose un tableau d’une dynastie danoise qui depuis quatre générations, se consacre à la gestion d’un vaste domaine ruineux, à la recherche agronomique et à la spiritualité dans un cadre familial immuable qui ne se mélange pas facilement avec les autres classes sociales qui n’ont pas une culture suffisante pour séduire les sept filles restées toutes célibataires comme le fils homosexuel et comme le nain qui cependant a découvert un amour qui pourrait évoluer vers autre chose, dans le miroir qui trône sur son orgue.
Le nain du roman raconte sa vie, tirée de celle d’un nain bien réel, les difficultés qu’il a rencontrées mais surtout l’intolérance, les injures, les vexations, les refus, sa virtuosité musicale qu’il n’a pas pu exploiter, etc… mais malgré tout, avec l’aide de ses parents, et surtout celle de sa nourrice, qui l’ont incité à se forger une carapace et à se débrouiller seul, il assume son état, domine son handicap et reste insensible à toute ce que les autres pensent et disent. « Je ne souhaite pas être à nul autre pareil, je souhaite être un parmi les autres et la sensation de l’être m’est douce. »
C’est bien sûr un livre sur la différence et le regard que nous portons sur ceux qui en sont affligés, sur la tolérance et sur la capacité à surmonter cette différence. Un message bien connu maintenant et très largement véhiculé sous de multiples formes. Mais, c’est aussi une inquiétude qui était bien réelle en 1922, « l’opinion qui prévaut parmi les gens éclairés est qu’un nombre croissant de la population va devenir faible d’esprit ou criminel et qu’il est nécessaire d’intervenir pour tenter de réduire le nombre des inaptes, » qui est devenu très concrète dans les années trente et quarante et qui pourrait bien redevenir un peu plus d’actualité quand on considère la montée des mouvements extrémistes dans divers pays européens notamment. « Nain, ce n’était pas une injure, quand j’avais six ans, c’était juste une limite. »
Ce Petrucciani du Danemark nous pose aussi quelques vraies questions : « Qu’est-ce qui pousse les gens à faire ce qu’ils font, qu’est-ce qui détermine le parcours de leur vie, à quel moment vous vient l’idée ? A l’instant où l’on comprend le sens d’un concept ? A l’instant où l’on entend un mot, un unique mot ? » Et, l’auteur semble, à travers son intrigue, nous faire comprendre que la destinée n’est pas tout et que la volonté peut elle aussi influer sur le cours de nos vies comme le nain a su mener son jeu avec de bien maigres atouts dans sa manche. « Jamais de ma vie je n’ai souhaité être quelqu’un d’autre, quelque chose d’autre. »
Anne Marie Lon jette un regard acéré et scrutateur sur cette société à peine sortie de la féodalité pour peindre un tableau et des personnages très crédibles et analyser, jusque dans les plus infimes détails, les comportements, relations, et impressions de chacun des protagonistes et notamment ceux du nain narrateur. Mais mon dieu que c’est long, que c’est lent, il n’y a aucune surprise, aucun aléa pour faire rebondir le récit tout au long des presque cinq cent pages qu’il comporte. Tout se déroule comme aucun lecteur n’oserait l’imaginer tant l’action est linéaire et prévisible. La seule surprise est finalement qu’il n’y en a pas, sauf peut-être cette apparition fugace de Karen Blixen. Et la musique omniprésente est le plus bel emballage que l’auteur nous a offert pour cette histoire, pour une fois, bien optimiste dans la littérature nordique.