Poème écrit en grec moderne, en vers et divisé en 5 strophes, de Constantin Cavafy (1863-1933) écrit à Alexandrie en 1911… dans les traductions de Marguerite Yourcenar (en prose) et de Jacques Lacarrière (en vers).
Ithaque
Quand tu partiras pour Ithaque, souhaite que le chemin soit long, riche en péripéties et en expériences. Ne crains ni les Lestrygons, ni les Cyclopes, ni la colère de Neptune. Tu ne verras rien de pareil sur ta route si tes pensées restent hautes, si ton corps et ton âme ne se laissent effleurer que par des émotions sans bassesse.Tu ne rencontreras ni les Lestrygons, ni les Cyclopes, ni le farouche Neptune, si tu ne les portes pas en toi-même, si ton cœur ne les dresse pas devant toi.
Souhaite que le chemin soit long, que nombreux soient les matins d’été, où (avec quelles délices!) tu pénétreras dans des ports vus pour la première fois. Fais escale à des comptoirs phéniciens, et acquiers de belles marchandises : nacre et corail, ambre et ébène, et mille sortes d’entêtants parfums. Acquiers le plus possible de ces entêtants parfums. Visite de nombreuses cités égyptiennes, et instruis-toi avidement auprès de leurs sages.
Garde sans cesse Ithaque présente dans ton esprit. Ton but final est d’y parvenir, mais n’écourte pas ton voyage : mieux vaut qu’il dure de longues années et que tu abordes enfin dans ton île aux jours de ta vieillesse, riche de tout ce que tu as gagné en chemin, sans attendre qu’Ithaque t’enrichisse.
Ithaque t’a donné le beau voyage : sans elle, tu ne te serais pas mis en route. Elle n’a plus rien à te donner. Si tu la trouves pauvre, Ithaque ne t’a pas trompé. Sage comme tu l’es devenu à la suite de tant d’expériences, tu as enfin compris ce que signifient les Ithaques.
Traduction de Marguerite Yourcenar
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Le chemin vers Ithaque
Quand tu prendras le chemin vers Ithaque
Souhaite que dure le voyage,
Qu’il soit plein d’aventures et plein d’enseignements.
Les Lestrygons et les Cyclopes,
Les fureurs de Poséidon, ne les redoute pas.
Tu ne les trouveras pas sur ton trajet
Si ta pensée demeure sereine, si seuls de purs
Émois effleurent ton âme et ton corps.
Les Lestrygons et les Cyclopes,
Les violences de Poséidon, tu ne les verras pas
A moins de les receler en toi-même
Ou à moins que ton âme ne les dresse devant toi.
Souhaite que dure le voyage.
Que nombreux soient les matins d’été où
Avec quelle ferveur et quelle délectation
Tu aborderas à des ports inconnus !
Arrête-toi aux comptoirs phéniciens
Acquiers-y de belles marchandises
Nacres, coraux, ambres et ébènes
Et toutes sortes d’entêtants parfums
Le plus possible d’entêtants parfums,
Visite aussi les nombreuses cités de l’Égypte
Pour t’y instruire, t’y initier auprès des sages.
Et surtout n ‘oublie pas Ithaque.
Y parvenir est ton unique but.
Mais ne presse pas ton voyage
Prolonge-le le plus longtemps possible
Et n’atteint l’île qu’une fois vieux,
Riche de tous les gains de ton voyage
Tu n ‘auras plus besoin qu’Ithaque t’enrichisse.
Ithaque t’a accordé le beau voyage,
Sans- elle, tu ne serais jamais parti.
Elle n’a rien d’autre à te donner.
Et si pauvre qu’elle te paraisse
Ithaque ne t’aura pas trompé.
Sage et riche de tant d’acquis
Tu auras compris ce que signifient les Ithaques.
Traduction de Jacques Lacarrière
« Écrit loin d’Ithaque mais au cœur de la véritable Odyssée. Je l’ai traduit moi-même pour pouvoir côtoyer au plus près les images du poète, naviguer vent debout en ses phrases et ses vers car jamais poème n’a dit tant de choses en si peu de mots. Surtout, jamais poème n’a autant rajeuni en inversant son sens le plus vieux mythe de la Grèce. Sens inversé, oui, sens retourné du grand poème du Retour car ce texte dit exactement l’inverse des mythes habituels du voyage qui tous dérivent peu ou prou de ceux de L’Odyssée. On pouvait croire, jusqu’à Cavafy, que le but réel d’Ulysse était de se rendre à Ithaque, de retrouver sa femme, son foyer, son trône et ses sujets et que les mille incidents, accidents du parcours étaient autant d’obstacles inutiles, et de retards malencontreux. Il n’en est rien, du moins aux yeux de Cavafy. Il exprime ici dans Ithaque le sens, le message implicites de L’Odyssée à savoir que l’essentiel d’un voyage n’est pas son but mais le voyage lui-même. Ithaque n’est ici que le prétexte d’un retour qui devient, par les épreuves traversées, un véritable retour sur soi-même. Loin d’être des obstacles ou des empêchements, ces épreuves deviennent des sources de salut ou de connaissance et c’est pour elles, par elles, que le voyage prend son sens. Voilà ce que nous dit – bien mieux que je ne l’exprime ici – Cavafy dans ce merveilleux texte, voilà pourquoi Lestrygons et Cyclopes deviennent soudain des monstres illusoires (puisque c’est nous qui les forgeons) mais d’autant plus difficiles à vaincre qu’ils sont une part de nous-mêmes. Si nous sommes à la fois Ulysse et les Sirènes, à quoi sert de boucher nos oreilles à la cire, puisque leur chant est aussi notre chant intérieur ? Si nous sommes à la fois Ulysse et Polyphème, est-il possible de crever l’œil du Cyclope sans nous aveugler nous aussi ?
C’est une lecture neuve de L’Odyssée que propose ici Cavafy, même s’il ne s’attarde guère sur la plupart des épisodes. «
Lire la suite du commentaire de Jacques Lacarrière:
http://www.cles.com/enquetes/article/le-chemin-vers-ithaque/page/0/1
A propos de deux traductions de l’Odyssée d’Homère:
http://interlibros.over-blog.com/article-26531728.html