Heureux qui comme Ulysse: Du Bellay, Brassens & Ridan

Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,
Ou comme cestuy-là qui conquit la toison,
Et puis est retourné, plein d’usage et raison,
Vivre entre ses parents le reste de son âge !

Quand reverrai-je, hélas, de mon petit village
Fumer la cheminée, et en quelle saison
Reverrai-je le clos de ma pauvre maison,
Qui m’est une province, et beaucoup davantage ?

Plus me plaît le séjour qu’ont bâti mes aïeux,
Que des palais Romains le front audacieux,
Plus que le marbre dur me plaît l’ardoise fine :

Plus mon Loir gaulois, que le Tibre latin,
Plus mon petit Liré, que le mont Palatin,
Et plus que l’air marin la doulceur angevine.

Joachim du Bellay (1522-1560, Les Regrets 

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Heureux qui comme Ulysse

paroles additionnelles de Ridan (2007)

Heureux qui comme Ulysse

(paroles de G. Brassens-musique de G. Delerue)

pour le film (1970) d’Henri Colpi avec Fernandel 

Générique (avec la chanson de Brassens) et début du film:

http://www.youtube.com/watch?v=TsVOSSorZGc


ITHAQUE de Dìnos CHRISTIANÒPOULOS

ITHAQUE


Je ne sais si j’ai quitté pour être conséquent

ou par besoin de me fuir

l’étroite et mesquine Ithaque

ses confréries chrétiennes

sa morale asphyxiante.


Mais ce n’était pas une solution — juste une demi-mesure.


Depuis lors je traîne de route en route

récoltant blessures et expériences.

Les amis que j’ai aimés, je les ai perdus de vue,

et suis resté seul, tremblant que ne me voie quelqu’un

à qui je parlais autrefois d’idéal…


Je reviens aujourd’hui, dans un ultime effort

pour me montrer irréprochable, intact, je reviens

et je suis, mon Dieu, comme le fils prodigue

qui renonce au vagabondage, et rentre plein d’amertume

chez son père au grand cœur pour vivre

dans son giron une prodigalité privée.


Poséidon, je le porte en moi,

qui me retient toujours au loin ;

mais si je peux encore accoster,

Ithaque me trouvera-t-elle, vraiment, la solution ?

 


SOIRÉE

C’était une belle soirée, nous bavardions sur le trottoir à n’en plus finir.

Les oiseaux chantaient, les gens passaient, les voitures filaient.

À la fenêtre en face la radio jouait des rebètika,

la fiancée du voisin fredonnait son mal d’amour.

L’acacia perdait ses feuilles, le jasmin embaumait,

Les garçons jouaient à cache-cache près du Parc

et les filles sautaient à la corde —

ils jouaient, ne sachant rien de la mort,

ils jouaient, ne sachant rien du remords,

et je les ai soudain aimés, les humains ce soir-là,

beaucoup aimés, je ne sais pourquoi, comme avant d’aller mourir.

 Dìnos Christianòpoulos (1931-)

traduction de Michel Volkovitch

+ de poèmes de Christianòpoulos:

ITHAQUE de Constantin CAVAFY (dans les traductions de Lacarrière et Yourcenar)

Poème écrit en grec moderne, en vers et divisé en 5 strophes, de Constantin Cavafy (1863-1933) écrit à Alexandrie en 1911… dans les traductions de Marguerite Yourcenar (en prose) et de Jacques Lacarrière (en vers).


Ithaque 

Quand tu partiras pour Ithaque, souhaite que le chemin soit long, riche en péripéties et en expériences. Ne crains ni les Lestrygons, ni les Cyclopes, ni la colère de Neptune. Tu ne verras rien de pareil sur ta route si tes pensées restent hautes, si ton corps et ton âme ne se laissent effleurer que par des émotions sans bassesse.Tu ne rencontreras ni les Lestrygons, ni les Cyclopes, ni le farouche Neptune, si tu ne les portes pas en toi-même, si ton cœur ne les dresse pas devant toi.

Souhaite que le chemin soit long, que nombreux soient les matins d’été, où (avec quelles délices!) tu pénétreras dans des ports vus pour la première fois. Fais escale à des comptoirs phéniciens, et acquiers de belles marchandises : nacre et corail, ambre et ébène, et mille sortes d’entêtants parfums. Acquiers le plus possible de ces entêtants parfums. Visite de nombreuses cités égyptiennes, et instruis-toi avidement auprès de leurs sages.

Garde sans cesse Ithaque présente dans ton esprit. Ton but final est d’y parvenir, mais n’écourte pas ton voyage : mieux vaut qu’il dure de longues années et que tu abordes enfin dans ton île aux jours de ta vieillesse, riche de tout ce que tu as gagné en chemin, sans attendre qu’Ithaque t’enrichisse.

Ithaque t’a donné le beau voyage : sans elle, tu ne te serais pas mis en route. Elle n’a plus rien à te donner. Si tu la trouves pauvre, Ithaque ne t’a pas trompé. Sage comme tu l’es devenu à la suite de tant d’expériences, tu as enfin compris ce que signifient les Ithaques.


Traduction de Marguerite Yourcenar


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Le chemin vers Ithaque

Quand tu prendras le chemin vers Ithaque

Souhaite que dure le voyage,

Qu’il soit plein d’aventures et plein d’enseignements.

Les Lestrygons et les Cyclopes,

Les fureurs de Poséidon, ne les redoute pas.

Tu ne les trouveras pas sur ton trajet

Si ta pensée demeure sereine, si seuls de purs

Émois effleurent ton âme et ton corps.

Les Lestrygons et les Cyclopes,

Les violences de Poséidon, tu ne les verras pas

A moins de les receler en toi-même

Ou à moins que ton âme ne les dresse devant toi.

Souhaite que dure le voyage.

Que nombreux soient les matins d’été où

Avec quelle ferveur et quelle délectation

Tu aborderas à des ports inconnus !

Arrête-toi aux comptoirs phéniciens

Acquiers-y de belles marchandises

Nacres, coraux, ambres et ébènes

Et toutes sortes d’entêtants parfums

Le plus possible d’entêtants parfums,

Visite aussi les nombreuses cités de l’Égypte

Pour t’y instruire, t’y initier auprès des sages.

Et surtout n ‘oublie pas Ithaque.

Y parvenir est ton unique but.

Mais ne presse pas ton voyage

Prolonge-le le plus longtemps possible

Et n’atteint l’île qu’une fois vieux,

Riche de tous les gains de ton voyage

Tu n ‘auras plus besoin qu’Ithaque t’enrichisse.

Ithaque t’a accordé le beau voyage,

Sans- elle, tu ne serais jamais parti.

Elle n’a rien d’autre à te donner.

Et si pauvre qu’elle te paraisse

Ithaque ne t’aura pas trompé.

Sage et riche de tant d’acquis

Tu auras compris ce que signifient les Ithaques.


Traduction de Jacques Lacarrière

« Écrit loin d’Ithaque mais au cœur de la véritable Odyssée. Je l’ai traduit moi-même pour pouvoir côtoyer au plus près les images du poète, naviguer vent debout en ses phrases et ses vers car jamais poème n’a dit tant de choses en si peu de mots. Surtout, jamais poème n’a autant rajeuni en inversant son sens le plus vieux mythe de la Grèce. Sens inversé, oui, sens retourné du grand poème du Retour car ce texte dit exactement l’inverse des mythes habituels du voyage qui tous dérivent peu ou prou de ceux de L’Odyssée. On pouvait croire, jusqu’à Cavafy, que le but réel d’Ulysse était de se rendre à Ithaque, de retrouver sa femme, son foyer, son trône et ses sujets et que les mille incidents, accidents du parcours étaient autant d’obstacles inutiles, et de retards malencontreux. Il n’en est rien, du moins aux yeux de Cavafy. Il exprime ici dans Ithaque le sens, le message implicites de L’Odyssée à savoir que l’essentiel d’un voyage n’est pas son but mais le voyage lui-même. Ithaque n’est ici que le prétexte d’un retour qui devient, par les épreuves traversées, un véritable retour sur soi-même. Loin d’être des obstacles ou des empêchements, ces épreuves deviennent des sources de salut ou de connaissance et c’est pour elles, par elles, que le voyage prend son sens. Voilà ce que nous dit – bien mieux que je ne l’exprime ici – Cavafy dans ce merveilleux texte, voilà pourquoi Lestrygons et Cyclopes deviennent soudain des monstres illusoires (puisque c’est nous qui les forgeons) mais d’autant plus difficiles à vaincre qu’ils sont une part de nous-mêmes. Si nous sommes à la fois Ulysse et les Sirènes, à quoi sert de boucher nos oreilles à la cire, puisque leur chant est aussi notre chant intérieur ? Si nous sommes à la fois Ulysse et Polyphème, est-il possible de crever l’œil du Cyclope sans nous aveugler nous aussi ? 

C’est une lecture neuve de L’Odyssée que propose ici Cavafy, même s’il ne s’attarde guère sur la plupart des épisodes. « 

Lire la suite du commentaire de Jacques Lacarrière:

http://www.cles.com/enquetes/article/le-chemin-vers-ithaque/page/0/1

A propos de deux traductions de l’Odyssée d’Homère:

http://interlibros.over-blog.com/article-26531728.html

Jeunesse néo-calédonienne

images?q=tbn:ANd9GcTYoFvu79c_eePKLF4eGg6_gJ7RLEFmuOeHUv4GO2dlCHgAxx5Vpar Denis BILLAMBOZ

En 2010, au Salon du Livre de Paris, j’ai fait une halte fructueuse sur le stand de la littérature de l’Océanie où j’ai rencontré quelques auteurs et acheté une belle poignée de livres. J’ai notamment trouvé les deux livres que je réunis aujourd’hui dans une même lecture car ils évoquent, tous les deux, les difficultés des jeunes mélanésiens à s’intégrer dans la société construite par les Européens, ce qui n’est pas très original en soi ; le sujet a déjà provoqué, sous d’autres cieux, la publication de nombreux textes. Ce qui a surtout retenu mon attention, c’est la qualité de l’écriture de ces auteurs nés aux antipodes et qui n’en possèdent pas moins un art consommé de l’usage de notre langue. Ce stand a ainsi largement démontré que la métropole mésestime par trop la littérature de ces territoires qui fait pourtant grand honneur à la culture francophone.

 

images?q=tbn:ANd9GcT0qs_vBvAQU3P-imi4TgQiKsmfDurEeEgG-fqaA6ocIbBMOMiaLQGood night friend

Nicolas Kurtovitch (1955 – ….)

J’ai rencontré Nicolas Kurtovitch au dernier Salon du livre de Paris et je lui ai acheté ce petit roman qui raconte une histoire calédonienne construite comme une tragédie grecque transplantée sous le soleil de Nouméa. Ce petit livre mêle adroitement les croyances locales ancestrales, la tradition, les pouvoirs occultes et la raison des Blancs avec le fatalisme de la tragédie antique. Le père de Léa a tué le sorcier qui avait inoculé une maladie fatale à sa fille qui refusait ses avances et il s’est livré à la police pour expier sa faute mais le fils du sorcier se fait emprisonner pour une raison vénielle afin d’assumer la vengeance que la tradition locale impose.

La vengeance peut être évitée si le fils aîné de la famille présente le pardon rituel à la famille de la victime, mais ce fils a disparu sans laisser d’indices sur sa destination ; Léa se lance à sa recherche dans les squats et dans les brousses où pullule une faune dangereuse ; où elle vivra une aventure douloureuse.

Nicolas a écrit de la poésie et du théâtre avant de se lancer dans la fiction romanesque, il en a gardé le sens de la mise en scène avec des phrases courtes et percutantes comme des répliques, un rythme qui conviendrait à la scène et une langue qui doit encore à la poésie. Il utilise aussi un procédé peu habituel qui consiste a toujours faire parler le narrateur à la première personne même si celui-ci n’est pas toujours le même personnage du roman, une façon de toujours impliquer le lecteur au cœur de l’action.

Un joli petit roman d’une facture originale qui aborde des thèmes très actuels comme la difficulté de ces exilés de l’intérieur qui ont abandonné leur terre, et le nom qui y est attaché, pour rejoindre la ville où ils n’ont aucun repère, où ils ne savent pas guider leurs enfants qui partent à la dérive alcoolisée proposée par le monde des Blancs. Des Européens qui ont construit une ville anarchique pour exploiter la richesse du sol calédonien, le nickel, ce sol qui donne l’identité aux Kanaks et les rattache à un clan. C’est l’histoire d’une civilisation explosée, démantibulée, qui n’arrive pas à concilier la tradition millénaire transmise par les ancêtres avec les règles cartésiennes imposées par les Blancs.

L’irruption des Européens dans un monde qui possédait ces propres règles, sa tradition, ses rites et coutumes, pour construire une ville anarchique qui ne répond qu’à un objectif économique et provoque l’afflux d’une population qui s’entasse dans des squats qui ne sont pas sans évoquer les favelas que Jorge Amado a vu pousser, au Brésil, dans « Les pâtres de la nuit ». Les autochtones s’égarent dans le labyrinthe de cette ville et n’osent pas retourner vers la terre qu’ils ont trahie car chacun « sait que le nom dans la société kanake est la terre, il est Une terre. » Et Léa cherchera son nom, comme sa mère cherchera son territoire, et comme son frère retourne à la nature, dans la même quête identitaire pour redonner un sens à leur vie.

 

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Marcel Melthérorong (1975 – ….)

Un livre inattendu, une découverte au dernier Salon du livre de Paris, mais surtout « le premier roman jamais publié d’un auteur francophone du Vanuatu ». Un excellent point de départ, une très belle écriture, claire et pure comme l’eau d’un lagon qui devrait inspirer d’autres vocations.

« C’était dans cette partie du monde où les saisons sont rythmées par la culture des tubercules, où le soleil est un allié qui peut s’avérer aussi dangereux que le sabre aiguisé pour la coupe des noix de coco, où la mer est un jardin soumis aux mêmes règles que la terre, où les traditions ancestrales se perpétuent, pas si immuablement qu’auparavant… »

Tôghàn, « un mélange de sagesse, de rage et d’intelligence. », un jeune Vanuatais débarqué avec sa famille à Nouméa pour que le père puisse trouver un travail, s’est fait pincer avec ses potes en train de cambrioler la maison d’un ami qu’ils accusaient d’être trop hautain à leur endroit. Un casse minable, pour une raison minable, mais sous l’emprise de la drogue qu’il commercialise sans vergogne car la consommation de cette herbe fait partie de leur culture.

En prison il côtoie tous les repris de justice, du dealer de drogue à l’assassin, et il découvre l’ennui, l’humiliation, la haine, la révolte, la rébellion,… la fameuse chaîne qui fabrique les délinquants chevronnés mais aussi les nationalistes convaincus et extrémistes. Mais, lui, il a une idée, il a bousillé sa vie, il était pourtant un excellent élève, il a trouvé une autre voie, il veut marcher sur les traces de ses ancêtres dans le pays abandonné, il pourra ainsi renouer avec la nature, les coutumes et la culture de ses pères et, surtout, retrouver un peu plus d’humanité. Il a bien compris la loi du quartier, la loi qui stipule avec un certain fatalisme : « Laisse le quartier éduquer ton frère et quand il comprendra, soit il partira, soit il restera ! »

Un livre inattendu, peut-être, mais nullement surprenant qui reprend les thèmes bien connus : la colonisation et ses méfaits, l’exil et son déracinement, les quartiers et la déshumanisation, la dérive et l’explosion des familles, la révolte et l’escalade de la violence qui peut conduire jusqu’à l’extrémité inéluctable comme, en 1994, dans la grotte d’Ouvéa.

« On ne voyait jamais les étoiles,

Mais on en rêvait chaque soir. »

Tôghàn l’a promis,  « Il n’y aura pas de prochaine fois »

LA LITTÉRATURE, DISCIPLINE OLYMPIQUE : nos représentants à LONDRES

Pour la trentième édition des Jeux Olympiques, la Communauté française de Belgique a envoyé à Londres une délégation littéraire. Afin de décrocher une médaille dans cette exigeante (on pense aux 100 mètres écriture libre ou au marathon du roman) et neuve discipline olympique, la Communauté a innové, s’adjoignant des chercheurs des meilleures universités. Des croisements de gènes entre grands sportifs et écrivains ont eu lieu, le résultat est surprenant et, on l’espère, prometteur de belles surprises. Ainsi la délégation comptera (entre autres) : Xavier Deutsch-Merckx, François Weyergans-Ickx, Caroline Lamarche-Hellebaut, Bernard Tirtiaux-Saive, Amélie Nothomb-Henin, Nicolas Ancion-Van Himst ou Thomas Gunzig-Borlée.

Après examen des résultats obtenus, nos scientifiques s’autoriseront des expérimentations plus pointues sur les jeunes écrivains afin d’optimiser leurs performances athlétiques pour les prochains Jeux de Rio.

 

La machine à tuer le temps / Luc Dietrich

Et alors, ayant payé ma place,  j’entrais par le tuyau feutré dans la machine à tuer le temps.
Car, de même qu’il est, dit-on, dans les Amériques, des usines où l’on introduit le cochon tout vif et qui le crachent sous forme de saucisses et de brosses à dents, de même le cinéma triture notre temps et nous digère.
Celui qui a payé sa place n’a plus qu’à se caler sur le fauteuil d’opération et à se laisser faire, les mains sur les genoux ou sur le ventre. Il est quitte d’efforts, d’imagination, d’aspirations. Il trouve cela tout fait devant lui. Du fond de son obscurité il se voit projeté dans la gloire. Il se voit paré des plus beaux habits, touché au vif par toutes les allusions flatteuses, aimé par les duchesses, portant la main aux plats sur des nappes de dentelles, souriant dans les batailles et fumant des cigarettes au milieu des cataclysmes, tandis qu’autour de lui les autres trament des manigances qui échouent, se trompent, sont punis, meurent et le méritent : la musique huile le tout.

Et de même que les bolcheviks attachent des banderoles sur le mur des églises, qui portent ces mots : « La religion est l’opium du peuple », j’aurais voulu voir inscrit aux frontons de ces petits temples : « Ici de l’opium pour le peuple. »

C’est bien ainsi que je l’entendais : quatre à cinq heures de séances me valaient une pincée de poudre blanche.

Luc DIETRICH

in L’apprentissage de la ville 

La fabrication de l’homme inférieur / Luc Dietrich

Le jeu consiste à fabriquer un homme : l’homme inférieur.

Je produis d’abord un vague tronc, je l’assieds sur des jambes, je lui visse des bras qui se mettent aussitôt à moudre l’air. Je lui jette deux mains. Je l’anime en outre de très grands pieds. Puis vient le moment délicat de lui pratiquer un visage : je lui enfonce des yeux, je lui coupe une bouche ; je lui ouvrage des oreilles ; je le perce deux fois, d’un trou de nez ; je lui plante en haut un plumet de cheveux. Je l’habille comme tout le monde et le garnis de toutes les mauvaises qualités que je connais et de toutes les pensées que je déteste le plus. Puis, malgré sa récalcitrance toute neuve, je l’attrape par le collet et lui fourre le nez dans la foule et dans les événements. Pendant ce temps, je fais pour lui la terre, les saisons et les villes ; lui fournis les véhicules, les femmes et tout ce qu’il va casser. Et moi, avec une bonne foi et une bonne volonté qu’on peut qualifier de divines, je m’évertue à ne lui mettre en main que des actes et des desseins parfaitement agencés ; car la règle du jeu consiste précisément à prouver qu’il n’y a rien à tirer de ce malotru.

Au moment où tout lui croule à la fois sous les pieds et sur la tête, le voilà qui se plaint et proteste que c’est la faute des autres.

A ce moment il se retourne et je le reconnais : c’est moi.

Luc Dietrich (1913-1944)

extrait de L’apprentissage de la ville

Voir la présentation d’Olivier Barrot

http://www.youtube.com/watch?v=AsF5gtHqZ1k