Haneke décline l’amour

images?q=tbn:ANd9GcSjJ5YWaOpF3-gkt27lW5RqLgrH03EIy8S32DV2DTUEBUIUJIpBSVaYPgpar Philippe LEUCKX

Après l’énigmatique « Caché » qui donnait de la banlieue une vision kaléidoscopique de vitesse et d’angoisse, après l’extraordinaire « Ruban blanc » qui dénudait jusqu’à l’os l’univers prénazi des consciences campagnardes, on avait un peu peur que Michael Haneke ne puisse retrouver l’aura de ces deux oeuvres, surtout celle de sa première palme d’or à Cannes. Tant de noirceur contrôlée par une mise en scène au millimètre des terreaux maléfiques, tant d’inclination à découdre le réel des bonnes intentions et à en démultiplier les occasions d’analyses, tout cela faisait qu’on craignait une déperdition.

Rien de cela, bien sûr. On est pourtant, ici, à mille lieues de la terreur prénazie d’un médecin pédophile et omnipotent, d’un pasteur tortionnaire.

On passe de l’Allemagne du nord (Vachendorf) au Paris haussmannien. Bref, retour à Paris, mais non à celui de la périphérie glaireuse.

Un couple, âgé, ils ont été musiciens et pédagogues. L’une des premières séquences les montre au concert, et retour chez eux, Haneke installe son système de mise en scène intimiste, instille son aire de jeu. Georges et Anne, la quatre-vingtaine assurée, vivent dans et pour la musique, la littérature, l’art. L’appartement abrite nombre de toiles de petits maîtres, des rayons à n’en plus finir de livres d’art, de littérature. on baigne dans une lumière riche de culture, avec grand piano à queue, salon bardé de petites photographies, retour de vacances.

Tout semble aller de soi, dans un confort de veille. Et puis tout commence à se défaire. Une tentative de vol dans l’appartement. Une angoisse qui se met à voler en l’air, diffuse, sérieuse.

Et Anne, très peu de temps après, reste bouche bée, inconsciente. La dérive commence.

L’hôpital, la chaise roulante, le côté droit paralysé : Anne n’est sans doute pour elle que l’ombre de ce qu’elle fut : diction assurée dans un corps qui résiste, qui a du mal à se mettre en place, dans le carcan terrible de la vieillesse maladive. Georges veille, est là pour aider, soulager. Il ne comprend pas toujours cette chute, cette absence, cette douleur. Il traîne lui aussi la jambe, trace sans doute d’un diabète qui corsète son pied.

Le film, dans une mise en place extraordinaire de précision physique, physiologique, d’atmosphère, suit la lente déchéance d’Anne, la deuxième attaque. C’est l’heure des mixtions involontaires, des vocables mangés de paralysie, des regards perdus dans des douleurs, des « mal » qui exsudent de la peau.

Georges, sa fille Eva, des concierges attentionnés (les Méry), un ancien élève d’Anne devenu pianiste célébré (Alexandre); ce petit monde dévoile peu à peu les aléas, les déconvenues, jusqu’aux affres du grand âge. Le regard sur l’autre cache mal l’étonnement devant ce qui se délite. Bergman n’est pas loin dans cette fixité des regards dans des draps souillés (on pense au « Silence » et à sa tuberculeuse).

Mais l’Amour est là, majuscule de pudeur pour glisser qui un oreiller, qui un geste sur une main abîmée.

Réflexion sur l’ordinaire de nos vies, « Amour » est sans doute clinique jusqu’au constat terrible du corps qui s’en va, et ressaut spirituel, sensitif, émotionnel d’une profondeur qui s’exerce, se maîtrise. Ce que l’on perd, sans doute peut-on aussi le regagner dans une proximité des peaux, des gestes.

Haneke ne magnifie pas l’amour ni l’idéalise : il l’empirise avec acuité. On a rarement vu telle pression de regard, telle souffrance, et tout à la fois telle prégnance dans ce qui est éperdu.

De magnifiques interprètes donnent coeur, corps, voix, tension, densité, physique décharné et souffrance, et amour à ces personnages : Emmanuelle Riva et Jean-Louis Trintignant sont Anne et Georges, absolument. Pas de jeu au sens d’expression dramatique. Ils sont : chair, sang, eau, mixtion, mots triturés, fond de gorge, souffles. INCARNATION.

On retrouve leur voix miracle de beauté, diction impeccable, presque impérieuse.

Isabelle Huppert, frémissante, vibratile, sensiblissime, donne un beau portrait d’Eva, leur fille.

Et puis, il y a le personnage de l’appartement. Filmé au plus juste, en très gros plans parfois, intimiste, cossu, fragile, à la lumière diverse, selon la progression des pas négligés de Georges…

Une palme d’or mille fois méritée. Un film inépuisable…dont j’ai peu dit, sur lequel je reviendrai…

3 commentaires sur “Haneke décline l’amour

Les commentaires sont fermés.