« La poésie verticale est un travail interminable. » R.J.
Roberto Juarroz (né le 5 octobre 1925 à Coronel Dorrego dans la province de Buenos Aires, Argentine – mort le 31 mars 1995 à Buenos Aires) était un poète argentin, considéré comme un des poètes majeurs de ce temps, dont l’œuvre est rassemblée sous le titre unique de Poesía vertical.
POÉSIE VERTICALE
Uné écriture qui supporte l’intempérie,
qui puisse se lire sous le soleil et la pluie,
sous la nuit ou le cri,
sous le temps dénudé.
Une écriture qui supporte l’infini,
les crevasses qui s’étoilent comme le pollen,
la lecture sans pitié des dieux,
la lecture illettrée du désert.
Une écriture qui résiste
à l’intempérie totale.
Une écriture qui puisse se lire
jusque dans la mort.
—–
Pour lire ce que j’aime lire
je devrais l’écrire.
Mais je ne sais pas l’écrire.
Personne ne sait l’écrire.
S’agirait-il d’une écriture perdue
ou peut-être d’une écriture du futur?
Il se peut que j’aime lire
ce qui ne peut s’écrire.
Ou simplement ce qui ne peut se lire
bien que cela s’écrive.
—–
Il dessinait partout des fenêtres.
Sur les murs trop hauts,
sur les murs trop bas,
sur les parois obtuses, dans les coins,
dans l’air et jusque sur les plafonds.
Il dessinait des fenêtres comme s’il dessinait des oiseaux.
Sur le sol, sur les nuits,
sur les regards tangiblement sourds,
sur les environs de la mort,
sur les tombes, les arbres.
Il dessinait des fenêtres jusque sur les portes.
Mais jamais il ne dessina une porte.
Il ne voulait ni entrer ni sortir.
Il savait que cela ne se peut.
Il voulait seulement voir: voir.
Il dessinait des fenêtres.
Partout.
—–
Il n’y a pas de silence.
Penser n’est pas silence,
une chose n’est pas silence,
la mort n’est pas silence.
Etre n’est pas silence.
Aux alentours de ces faits
il n’y a que lambeaux de nostalgie:
la nostalgie du silence
qui peut-être un jour exista.
Ou peut-être n’exista jamais
et peut-être devons-nous le créer?

Il ne suffit pas de lever les mains.
Ni de les abaisser
ou de dissimuler ces deux gestes
sous les embarras intermédiaires.
Aucun geste n’est suffisant,
même s’il s’immobilise comme un défi.
Reste une seule solution possible:
ouvrir les mains
comme si elles étaient des feuilles.
—
Tandis que tu fais une chose ou l’autre,
quelqu’un est en train de mourir.
Tandis que tu brosses tes souliers,
tandis que tu cèdes à la haine,
tandis que tu écris une lettre prolixe
à ton amour unique ou non unique.
Et même si tu pouvais ne rien faire,
quelqu’un serait en train de mourir,
essayant en vain de rassembler tous les coins,
essayant en vain de ne pas regarder fixement le mur.
Et même si tu étais en train de mourir,
quelqu’un de plus serait en train de mourir,
en dépit de ton désir légitime
de mourir un bref instant en exclusivité.
C’est pourquoi si l’on t’interroge sur le monde,
réponds simplement : quelqu’un est en train de mourir.
—
Je pense qu’en ce moment
personne peut-être ne pense à moi dans l’univers,
que moi seul je me pense,
et si maintenant je mourais,
personne ni moi ne me penserait.
Et ici commence l’abîme,
comme lorsque je m’endors.
Je suis mon propre soutien et me l’ôte.
Je contribue à tapisser d’absence toute chose.
C’est pour cela peut-être
que penser à un homme
revient à le sauver.
—
On dirait parfois
que nous sommes au centre de la fête.
Cependant
au centre de la fête il n’y a personne.
Au centre de la fête c’est le vide.
Mais au centre du vide il y a une autre fête.
—
Etre.
Et rien de plus.
Jusqu’à ce que se forme un puits en-dessous.
Ne pas être.
Et rien de plus.
Jusqu’à ce que se forme un puits au-dessus.
Ensuite,
entre ces deux puits,
le vent s’arrêtera un instant.
—
Taire quelques poèmes,
ne les pas traduire du silence
ne les pas vêtir de leurs figures
ne les pas pouvoir formuler, même :
qu’ils se concentrent tels oiseaux immobiles les laisser
en la branche enterrée.
Seul ainsi naîtront d’autres poèmes
Seul ainsi le sang se fraie passage
Seul ainsi la vision qui nous incendie
se multipliera comme les pains.
Les poèmes non-dits
nous prouvent que le miracle est toujours jeune.
Et, à la fin, lorsque tout s’enmutera
il se peut que ces poèmes
fassent surgir quand même un autre poème.
FRAGMENTS VERTICAUX

Le silence est-il la ponctuation de la voix ou la voix est-elle la ponctuation du silence ?
L’unique rédemption du parcours est de ne pas arriver.
Pour trouver un paradis, il faut avoir été expulsé d’un autre paradis. En revanche, pour rencontrer un enfer, aucun préalable n’est requis.
Un jour les oiseaux finiront, mais il restera toujours un épouvantail. Peut-être un vol restera aussi.
L’espoir a perdu ses racines. Seule l’attente peut prendre sa place. Peut-être l’attente est-elle une manière plus pure de la foi. La poésie est un approfondissement de l’attente.
Le science allonge la vie. Mais comment raccourcir la mort ?
Écrire est une tâche profondément circonspecte, fervemment intime, quasiment furtive. Peut-être devrait-on se cacher pour écrire.
Il se spécialisa dans les escaliers descendants. Il finit par tomber vers le haut.
Avant de pouvoir dormir, il faudrait d’abord savoir se réveiller.
Combien nous aimerions une porte que personne n’aurait à ouvrir.
