Cet homme marié donnait chaque semaine rendez-vous à ses maîtresses au supermarché. Telle semaine, au rayon crémerie, il rencontrait Claire. Au comptoir des poissons, Téoxane. Aux cosmétiques, Octavie. Aux plats préparés, Alberte. Aux fruits et légumes, Karianne. À la boulangerie, Farida. Aux boissons, Léandrie. Aux produits d’entretien, Palmire. À l’animalerie, Victoriane. Au rayon bricolage, Clélia. Aux articles de jardin, Gaëlle. Aux caisses, Talhia. Sur le parking, Edmonde… Quand il rentrait, sa femme consultait son ticket de caisse. « Je n’ai rien oublié, au moins », s’inquiétait-il. « Non, au contraire, mon chéri. On dirait que d’une semaine sur l’autre tu découvres de nouveaux rayons.»
L’homme qui voulait écrire rencontra la femme qui voulait vivre. Bientôt, tout en se retenant de vivre et d’écrire, ils s’accordèrent sur l’objet et les conditions de l’expérience. L’homme qui voulait écrire dit que ça ne s’écrivait pas avec les mots de tous les jours et la femme qui voulait vivre dit que ça ne se vivait pas avec tous les jours de la vie. Après, quand ce fut fini, l’homme qui voulait écrire écrivit l’histoire d’amour que la femme qui voulait vivre avait vécue avec lui.
Une baleine s’échoua sur la plage. Un SDF l’investit et aménagea son intérieur à sa guise. On ne tarda pas à l’appeler Jonas. Mais bientôt la plage connut l’échouage d’un cheval de bois. Le sans abri qui s’apprêtait à l’occuper et connaissait son Homère sur le bout des doigts réfléchit à deux fois et finit par s’abstenir. Il ne se voyait pas faire le tour de la Méditerranée pendant dix ans. L’Ulysse manqué préféra de loin négocier une colocation avec Jonas qui, on le savait, ne manquerait pas de finir sur le sable.
« Le Grand Dirigeant », Enver Hojda, est tombé, les langues se délient et pour rendre hommage à toutes les victimes de cette dictature ignoble et imbécile, j’ai décidé de publier ces deux textes de deux auteurs albanais qui ont eu maille à partir avec le pouvoir : Helena Gushi-Kadaré, l’épouse du Nobel albanais, et Ylljet Aliçka. Certes ce ne sont pas des grandes oeuvres littéraires, ces deux textes relèvent plutôt du témoignage que de l’exercice de plume, mais ils ouvrent des portes qui sont restées hermétiquement closes pendant de trop longues années, pour raconter la vie que les Albanais ont connue sous la botte du funeste Enver Hojda.
Une femme de Tirana
Helena Gushi-Kadaré (1943 – ….)
Une histoire simple, linéaire, qui ne semble écrite que pour dénoncer la perversité d’un pouvoir totalitaire et pourtant elle pourrait se dérouler sous n’importe quel autre régime, dans n’importe quel autre pays.
A Tirana, au temps d’Enver Hodja, Suzanne est amoureuse et heureuse de l’être, elle a cependant honte de le montrer à ses collègues qui mènent une vie plutôt médiocre dans pays cadenassé par un dictateur impitoyable. Elle travaille dans le service d’édition qui publie tous les textes officiels et notamment les écrits du « Grand Dirigeant ». La maison est en émoi : un manuscrit jugé séditieux a été repéré, des sanctions sont prises. Ces événements perturbent la jeune femme, altèrent son bonheur et pèsent sur son couple car son mari ne comprend pas son désarroi devant la perversité du pouvoir. Lui se consacre uniquement aux petites querelles qui l’opposent à son supérieur dans l’entreprise où il travaille et aux combines qui peuvent lui permettre de tirer quelques avantages.
Un hiatus se créé entre les deux époux et ne fait que s’accroître car lui ne comprend pas les préoccupations des intellectuels privilégiés et elle n’accepte pas que son mari se comporte servilement dans son entreprise pour flatter le directeur et éliminer son supérieur direct. Elle décide donc de le quitter car «depuis longtemps elle avait rêvé de rencontrer l’homme qui gardait sa liberté d’esprit, l’écrivain capable d’exprimer son opinion, même contre le pouvoir politique. »
Un texte qui évoque la conscience politique, la capacité à s’opposer à un pouvoir autoritaire, la perversité d’un système qui s’insinue jusque dans les rapports entre les époux générant l’incompréhension entre eux surtout quand ils vivent dans des univers différents. Une dénonciation d’un pouvoir qui pèse sur la vie personnelle de chacun, de la manipulation des citoyens et des différentes formes de compromission.
« Il arrive que la liberté d’une génération soit dédiée à la liberté intérieure d’un individu. » En méditant ces propos de Stefan Zweig, la jeune femme trouvera peut-être son chemin entre son mari et l’écrivain en considérant que finalement « sa vraie vie était à l’intérieur d’elle-même ».
Les slogans de pierre
Aliçka Ylljet (1952 – ….)
« L’état des lieux de l’Albanie communiste et postcommuniste, que dressent les treize nouvelles que nous livre Ylljet Aliçka, constitue un constat accablant par sa retenue, un tableau terrifiant par son apparente insensibilité, un panorama insoutenable en raison de la véracité des observations personnelles… » Si c’est l’ambassadeur de France à Tirana qui le dit dans sa préface, on ne peut que le croire.
L’auteur tire ces nouvelles de son expérience personnelle : comme il avait un mauvais arbre généalogique (« une mauvaise biographie » dit-il), il a été nommé, après ses études, sur un poste d’enseignant aux confins nord-est du pays, dans un village très isolé, difficilement accessible, où il dut résider plus de dix ans dans une certaine forme d’exil pour expier les fautes familiales. Il raconte comment il a vécu la propagande débile (les slogans de pierre), les procès truqués, les punitions stupides et outrancières pour des fautes inventées pour la circonstance et la corruption généralisée jusqu’à la morgue.
Il peint l’image d’un pays totalement isolé, paranoïaque, qui vit avec les chimères et les fantasmes de son dictateur, où la société s’est coupée en deux : ceux qui gouvernent servilement à la botte du « Grand Dirigeant » et ceux qui craignent, chaque jour, d’être condamnés pour une faute dont ils ne connaissent même pas l’existence, se réfugiant derrière le mur du silence. Ylljet Aliçka a voulu témoigner pour qu’une page de l’histoire de son pays soit tournée et que celui-ci devienne « un pays digne d’être enfin compris pour devenir ce qu’il doit être : un pays des plus attachants et qui méritent d’être vraiment aimé » selon le préfacier.
Je regrette cependant que ce livre dont près de la moitié des textes on tété traduits par l’auteur lui-même, et qui bénéficie de la caution de l’Ambassadeur de France, auteur de la préface de l’édition française, soit entaché de trop de fautes d’orthographe, d’impression, de syntaxe, etc… qui ternissent l’effort de l’auteur et l’engagement du préfacier.
« Au XIXe siècle, la bicyclette constitue une révolution et bouscule les conservatismes. Moyen de locomotion, et parfois d’émancipation, elle devient aussi un sport. Le Tour de France, créé en 1903, attire les plus grandes plumes : le vélo se répand dans les classes populaires, qui voient leur quotidien transcendé dans les aventures de « Coppi le charcutier » ou du « mitron Bobet ». Aujourd’hui, le vélo n’est plus réservé aux dimanches, aux campagnes ou aux athlètes : il est de plus en plus présent dans les villes. On le pare de nouvelles vertus : il rime avec sobriété, autonomie, responsabilité, convivialité. Balade en compagnie de Émile Zola, Maurice Leblanc, Jules Romains, Louis Nucéra, Pierre Sansot, Philippe Delerm, Érik Orsenna, Odon Vallet, Alphonse Allais, Jerome K. Jerome, Alfred Jarry, René Fallet, Albert Londres, Antoine Blondin, Paul Fournel, Éric Fottorino et bien d’autres… » (Présentation de l’éditeur)
Le starter Pilate, tirant son chronomètre à eau ou clepsydre, ce qui lui mouilla les mains, à moins qu’il n’eût simplement craché dedans – donna le départ.
Jésus démarra à toute allure.
En ce temps-là, l’usage était, selon le bon rédacteur sportif saint Mathieu, de flageller au départ les sprinters cyclistes, comme font nos cochers à leurs hippomoteurs. Le fouet est à la fois un stimulant et un massage hygiénique. Donc, Jésus, très en forme, démarra, mais l’accident de pneu arriva tout de suite. Un semis d’épines cribla tout le pourtour de sa roue avant.
On voit, de nos jours, la ressemblance exacte de cette véritable couronne d’épines aux devantures de fabricants de cycles, comme réclame à des pneus increvables. Celui de Jésus, un sigle-tube de piste ordinaire, ne l’était pas.
Les deux larrons, qui s’entendaient comme en foire, prirent de l’avance.
Il est faux qu’il y ait eu des clous. Les trois figurés dans des images sont le démonte-pneu dit « une minute ».
Mais il convient que nous relations préalablement les pelles. Et d’abord décrivons en quelques mots la machine.
Le cadre est d’invention relativement récente. C’est en 1890 que l’on vit les premières bicyclettes à cadre. Auparavant, le corps de la machine se composait de deux tubes brasés perpendiculairement l’un sur l’autre. C’est ce qu’on appelait la bicyclette à corps droit ou à croix. Donc Jésus, après l’accident de pneumatiques, monta la côte à pied, prenant sur son épaule son cadre ou si l’on veut sa croix.
Des gravures du temps reproduisent cette scène, d’après des photographies. Mais il semble que le sport du cycle, à la suite de l’accident bien connu qui termina si fâcheusement la course de la Passion et que rend d’actualité, presque à son anniversaire, l’accident similaire du comte Zborowski à la côte de la Turbie, il semble que ce sport fut interdit un certain temps, par arrêté préfectoral. Ce qui explique que les journaux illustrés, reproduisant la scène célèbre, figurèrent des bicyclettes plutôt fantaisistes. Ils confondirent la croix du corps de la machine avec cette autre croix, le guidon droit. Ils représentèrent Jésus les deux mains écartées sur son guidon, et notons à ce propos que Jésus cyclait couché sur le dos, ce qui avait pour but de diminuer la résistance de l’air.
Notons aussi que le cadre ou la croix de la machine, comme certaines jantes actuelles, était en bois.
D’aucuns ont insinué, à tort, que la machine de Jésus était une draisienne, instrument bien invraisemblable dans une course de côte, à la montée. D’après les vieux hagiographes cyclophiles sainte Brigitte, Grégoire de Tours et Irénée, la croix était munie d’un dispositif qu’ils appellent « suppedaneum ». Il n’est point nécessaire d’être grand clerc pour traduire : « pédale ».
Juste Lipse, Justin, Bosius et Erycius Puteanus décrivent un autre accessoire que l’on retrouve encore, rapporte, en 1634, Cornelius Curtius, dans des croix du Japon : une saillie de la croix ou du cadre, en bois ou en cuir, sur quoi le cycliste se met à cheval : manifestement sa selle.
Ces descriptions, d’ailleurs, ne sont pas plus infidèles que la définition que donnent aujourd’hui les Chinois de la bicyclette : « Petit mulet que l’on conduit par les oreilles et que l’on fait avancer en le bourrant de coups de pied. »
Nous abrégerons le récit de la course elle-même, racontée tout au long dans des ouvrages spéciaux, et exposée par la sculpture et la peinture dans des monuments « ad hoc » :
Dans la côte assez dure du Golgotha, il y a quatorze virages. C’est au troisième que Jésus ramassa la première pelle. Sa mère, aux tribunes, s’alarma.
Le bon entraîneur Simon de Cyrène, de qui la fonction eût été, sans l’accident des épines, de le « tirer » et lui couper le vent, porta sa machine.
Jésus, quoique ne portant rien, transpira. Il n’est pas certain qu’une spectatrice lui essuya le visage, mais il est exact que la reporteresse Véronique, de son kodak, prit un instantané.
La seconde pelle eut lieu au septième virage, sur du pavé gras. Jésus dérapa pour la troisième fois, sur un rail, au onzième.
Les demi-mondaines d’Israël agitaient leurs mouchoirs au huitième.
Le déplorable accident que l’on sait se place au douzième virage. Jésus était à ce moment deadheat avec les deux larrons. On sait aussi qu’il continua la course en aviateur… mais ceci sort de notre sujet.
Je conduis à tombeau ouvert des miroirs sur la glace. Qui me renvoient des reflets de moi-même mort au volant de cercueils. Au courant de la nature périssable et réfléchissante des choses, je roule dans mes apparences antérieures, je me fais des romans auto-glissants, je cours à ma perte au-devant du pare-brise, anticipant un futur fait de congères et de stalagtites coupantes comme le gel. En bout de course, je mets des chaînes à mes roues, à mes rues qui trouent mes veines et mes vignes. Mais, trop tard, je suis parvenu au sommet de moi-même. La descente sera rude et lente, je ne retrouverai plus jamais le centre de l’image ronde, pleine, fabriquée à coups de pellicules de neige.
Le fer à repenser
Quand vous avez tout pensé, votre cerveau est en bouillie, votre esprit par en vrille, et votre corps… n’en parlons pas. Il faut tout remettre en ordre, repartir de zéro. Le fer à repenser agit vite là où on l’applique. Quand il est bien rouge, il faut l’enlever, souffler sur la plaie et plier Dieu (qui est toujours froissé, sens dessus dessous, Jésus sait où) en quatre parties également saintes. Entre-temps votre tête aura repris forme humaine et même peut-être auréole, et vous pourrez de nouveau la faire servir à n’importe qui sans danger d’une nouvelle prise de tête, c’est bien le moins qu’on puisse attendre de ce qui fulmine (de rien) sous le crâne et de l’effet du fer à repenser. Le fer à repenser n’est pas chair, soit, mais à défaut d’une peau à caresse automatique, il fera lafer, féminité des articles en fente libre oblige.