par Denis BILLAMBOZ
« La France est l’esprit de mon âme. L’Algérie est l’âme de mon esprit. » Combien sont-ils comme Jean Amrouche, grand poète kabyle francophone, frère de Taos que j’ai déjà présentée dans cette rubrique, à avoir rêvé d’une dualité complémentaire entre la France et ses anciennes colonies du Maghreb ? Des milliers au moins, des millions peut-être ? Mais le rêve n’est jamais devenu réalité, la fracture semble irréductible. Au cours des derniers mois, j’ai eu l’occasion de lire un livre de Jules Roy, ami de Jean Amrouche et de Camus, évoquant cette fracture et un livre de Mustapha Tlili, un Tunisien émigré, regrettant lui aussi la fatalité de cette rupture inéluctable, définitive et dommageable pour tous. Avant la fin de sa vie, vers le milieu des années quatre-vingt-dix, Jules Roy a fait un dernier pèlerinage en Algérie pour se recueillir sur la tombe de ses parents et amis, et Mustapha Tlili situe son récit en 1992, ces textes peuvent donc être lus dans la continuité pour constater comment les deux auteurs voyaient la situation à cette époque.
Adieu ma mère, adieu mon cœur
Jules Roy (1907 – 2000)
C’était un 2 novembre, quand les gens vont fleurir les tombes des leurs, en 1994 ou en 1995 ou une autre année au début de cette décennie, il ne se souvient plus exactement, que Jules Roy, au soir de sa vie, en a eu marre de ne pas pouvoir, lui aussi, fleurir la tombe de sa mère et de tous ceux qu’il a laissés dans des cimetières algériens, il décida donc, sous le coup de la colère, de retourner dans son pays natal malgré tous les dangers que cela représentait à cette époque là.
Et c’est ainsi qu’il retrouve Alger, Alger la blanche, Alger la putain, transformée par trente années d’indépendance et une guerre civile qui ne voulait pas dire son nom mais bien visible dans les rues envahies de policiers en armes et obstruées de barrages. Le FIS, le GIA, les islamistes, les barbus, les ninjas rivalisaient de violences et de cruauté, massacrant à tours de kalachnikovs des innocents sans raison, pour des raisons futiles et même simplement pour le symbole qu’ils pouvaient représenter à leurs yeux. Les journalistes et tous les représentants de la moindre once de culture occidentale étaient des victimes de choix. Alger et sa région étaient devenus le terrain de jeux mortifères des ninjas et des barbus qui rivalisaient de cruauté et de sadisme.
La première et certainement la dernière fois que Jules Roy a pu se recueillir, sous la protection de la police, sur la tombe de sa mère et des siens après l’indépendance. Un dernier pèlerinage avant la fin de sa vie pour retrouver sa mère, son vrai père, celui qui lui a donné son nom, son frère consanguin, son frère utérin, l’oncle Jules, la grand-mère, la famille, les amis et Meftah celui qu’on n’entendait jamais mais qui était toujours là quand on avait besoin de quelqu’un. Et surtout des souvenirs, un afflux de souvenirs, issus de l’enfance, de l’adolescence, des événements, de l’indépendance, de la fracture, des erreurs, des honneurs, du deuil jamais fait.
Un océan de nostalgie, un voyage dans le temps où l’Algérie était française, dans la famille de Jules Roy, dans l’histoire des relations franco-algérienne, dans un pays prospère où les colons méprisaient, le plus souvent, les autochtones où un fossé séparait déjà les deux communautés. Camus avait choisi sa mère au détriment de la justice, Jules Roy a choisi la justice, sa mère méprisait les bicots, « les troncs de figuiers », il s’excuse sur sa tombe de lui avoir donné tort mais il ne pouvait pas la suivre dans ces errements, il avait vu la guerre en Indochine et avait alors décidé d’abandonner l’armée sans cependant accabler ses compagnons d’armes. Les Arabes ont participé aux deux grandes guerres mais ont toujours été traités avec condescendance et mépris, la réconciliation et la fraternité n’ont jamais été possibles. Les deux communautés vivaient, et vivent encore, un amour impossible, une passion dévorante, une cohabitation et une séparation tout aussi impossibles. « Elle avait tort, ma mère, d’accabler les Arabes avec les mots qu’on employait dans toute ma famille et chez presque tous les colons d’alors. »
Avec son écriture brève, rapide, précise, juste Jules Roy nous lègue, en héritage, dans ce livre-testament, un bilan synthétique d’un demi-siècle d’histoire franco-algérienne où le peuple algérien ne trouva jamais la paix car, comme disait sa mère : « Ils jouissent de voir le sang couler ». Le testamentaire pense, lui, que la responsabilité de la dégradation du pays incombe prioritairement à la colonisation, aux colons et au pouvoir corrompu qui a pris la suite. Il veut croire en un autre avenir même s’il a vu ces jeux morbides qui dévastent le pays et trouvent leur prolongement dans les violences de nos banlieues. La présence prégnante dans ses souvenirs de Camus, Amrouche et quelques autres intellectuels qu’il a fréquentés, quand il était jeune en Algérie, l’incite à plus d’optimisme. Camus lui a fait découvrir l’homme arabe, il lui a appris qu’« ils ont comme nous… », il disait « Camus m’a appris la justice, Amrouche m’a appris à écrire. »
Mais voilà, au début des années quatre-vingt-dix, quand Jules Roy accomplissait son pèlerinage, les extrémistes musulmans s’étaient dressés contre le pouvoir corrompu et, ensemble, ils s’étaient livrés à la destruction de ce qui restait du pays après la guerre d’indépendance et les exactions qui en ont découlé. Ce pays qui était un véritable joyau et qui devait devenir un état riche, a été vidé de tout ce que l’Occident lui avait apporté, même l’instruction, les Islamistes ont ajouté les ruines aux ruines, l’obscurantisme à l’ignorance, la cruauté à la violence. « Pour les imams du FIS, les femmes existent pour fabriquer des futurs chômeurs que Dieu emploiera à tuer ceux qui ne se conforment pas aux préceptes de la religion. » Et, un jour « Dieu montrera qu’Il est puissant et le seul Dieu, et les machines volantes, réduites en monceaux de ferrailles brûlantes avec passagers et pilotes carbonisés, chanteront la gloire du Tout-Puissant. »
Un instant tenté par l’OAS afin d’éviter la fracture définitive, Jules Roy a fait le pari de l’humanisme espérant que Français et Algériens pourront un jour proclamer comme Jean Amrouche, le poète : « La France est l’esprit de mon âme. L’Algérie est l’âme de mon esprit. »
Un après-midi dans le désert
Mustapha Tlili (1937 – ….)
Un après-midi, en 1992, comme chaque fin de mois, dans un bled aux confins du Sahara, Sam le facteur reçoit le sac de courrier qui apporte des morceaux de vie dans ce trou que le désert ronge lentement mais sûrement, des bouts de vie mais aussi des subsides venus de l’étranger pour faire vivre une population ruinée. Il trie et ouvre les lettres qu’il devra distribuer, et souvent lire, à tous les vieux appauvris vivant encore dans ce coin perdu, abandonné par les Européens (l’instituteur, le facteur, les gendarmes, les légionnaires) et déserté par les jeunes qui vont chercher fortune ailleurs.
Aujourd’hui, Sam le facteur reçoit une lettre de Petit-Frère, le rebelle qu’on croyait mort, un courrier qui pourrait mettre un point définitif à une histoire qui s’est déroulée en 1957 et qui fait remonter beaucoup de souvenirs à sa mémoire, des souvenirs qu’on lui a racontés, datant d’avant sa naissance, en 1947, après le départ des combattants du désert ; des souvenirs de son enfance avec Petit-Frère, en 1955, avant que celui-ci poursuive ses études dans la capitale puis à l’étranger ; des souvenirs de la vie dans ce village isolé où se nouent des amours, des passions, où se règlent des comptes, où s’écrit un autre avenir pour ses naufragés des confins du désert. Des souvenirs aussi de l’histoire d’Hafnawi, seul survivant d’une grande famille de bédouins décimée par la famine de 1947, qui s’est imposé par la force aux légionnaires et par la séduction à l’hôtelière et à toute la colonie européenne ; il est l’acteur principal des événements qui pourraient trouver leur dénouement définitif dans la missive reçue par Sam qui la cache dans son bureau sans l’ouvrir.
Un roman en forme de parabole de l’histoire de la Tunisie depuis la fin de la dernière guerre mondiale dans un huis clos installé aux confins du désert nord-africain par un auteur ayant lui-même connu l’exil. Un huis clos qui rassemble tout ce qui composait la Tunisie pendant cette période : les Européens arrogants et méprisants mais vecteurs d’instruction et de modernisation, garants de la paix ; le village de La Source et le douar ; les dictateurs et leurs sicaires, loin là-bas à la capitale ; les frères extrémistes comme Petit-Frère ; les exilés comme l’Américain, frère de Petit-frère, qui a fait le choix de l’instruction à l’étranger (comme l’auteur) ; ceux qui se fossilisent au pays comme Sam le facteur et les femmes veuves ou abandonnées ; le juif ; les affairistes chinois et le seul qui est peut-être à sa place, celui qui affirme la pérennité de l’Afrique désolée, souffrante mais toujours vivante, celle des peuples premiers en osmose avec la nature, le bédouin qui a survécu à la catastrophe, au mépris et aux intrigues des blancs et aux luttes pour le pouvoir. Une parabole de l’affrontement entre les colons et les autochtones, entre les indigènes favorables au pouvoir et les extrémistes révoltés et violents, de l’Afrique livrée aux envahisseurs et de l’Afrique permanente des peuples premiers. Enfin, une parabole de l’Afrique du nord qui s’effrite, rongée par le désert, comme ce village qui se vide par les extrémités, les vieux qui meurent et les jeunes qui partent.
Un morceau de l’histoire d’un pays au nord du Sahara, les lieux ne sont jamais nommés, en Tunisie probablement, terre natale de l’auteur, raconté par un narrateur, lui aussi exilé, qui laisse la parole à Sam le facteur pour évoquer les événements contemporains du récit et à Hafnawi le bédouin pour parler des faits plus anciens.
Une évocation de tous les malheurs qui accablent régulièrement ce pays ; une pointe de nostalgie pour la paix et le calme qui régnaient dans ces villages perdus quand les Européens y apportaient la culture, l’instruction et un certains confort ; une manière de déplorer les errements des dictateurs et l’obscurantisme des extrémistes qui ont conduit les indigènes à choisir trop souvent entre l’exil, comme l’Américain, et le terrorisme, comme Petit-Frère ; une façon de déplorer la dépendance financière du pays par rapport à l’étranger et finalement un regret très fort de constater que l’affrontement religieux est devenu inéluctable entre musulmans et chrétiens. « Depuis plus d’un demi-siècle, sous nos yeux effarés, un monde meurt inexorablement et un autre naît et n’en finit pas de naître… Et domine… les esprits et les consciences, une violence qui semble sans fin. Comme hier, elle oppose, hélas !, musulmans et chrétiens. Et hier comme aujourd’hui, ce sont des individus innocents qui font les frais de ces vicissitudes de la fortune. »
Finalement un regard pessimiste sur l’Afrique du Nord, malgré la présence intemporelle des peuples premiers, un regard empreint de désillusion, de résignation, de fatalité et d’acceptation de la catastrophe qui revient sans cesse envahissant même le texte.