par Denis BILLAMBOZ
Pour ma centième contribution à ce blog, j’ai voulu me faire un petit plaisir qui j’espère vous touchera aussi, pour cette circonstance, je présenterai donc trois œuvres majeures des sœurs Brontë, une pour chacune des membres de cette sororité que j’apprécie particulièrement, vous l’avez peut-être déjà remarqué. Je vous proposerai donc ma lecture de « Jane Eyre » de Charlotte, celle d’ « Agnes Grey » d’Anne et, comme j’ai lu « Les Hauts de Hurelevent » avant de me lancer dans les commentaires de lecture, je vous proposerai l’avis que le grand auteur hongrois, Miklos Szentkuthy, a formulé parmi les souvenirs qu’il évoque dans « La confession frivole ». J’espère ainsi vous faire partager mon admiration pour cette famille tellement talentueuse et si peu favorisée par le sort.

Jane Eyre
Charlotte Brontë (1816 – 1855)
J’avais le projet de lire les trois sœurs Brontë parce que cette sororité m’inspire une réelle curiosité, comment trois filles vivant dans un coin perdu de l’Angleterre du début du XIX° siècle ont-elles pu, presque simultanément, écrire chacune au moins une œuvre majeure de la littérature anglaise ? J’avais lu « Les Hauts de Hurlevent » il y a déjà plusieurs années, « Agnes Grey » l’an dernier, je devais donc relire « Jane Eyre » pour réunir les trois sœurs dans un souvenir suffisant pour les rapprocher et peut-être mieux les comprendre.
Tout bon lecteur connait l’histoire de Jane, petite fille pauvre recueillie par la famille de son riche oncle, suite au décès de ses parents, et persécutée par cette famille qui ne l’aime pas après la mort de l’oncle bienfaiteur. Placée dans un pensionnat, elle connait de nouvelles misères : privation, humiliation, punition, mais finit par se résigner et accepte ce sort pendant huit ans. Elle décide de changer de vie et trouve une place d’institutrice privée chez un riche maître qui a recueilli, lui aussi, une petite orpheline dont elle doit assurer l’instruction. Rochester, le maître, éprouve rapidement un penchant pour la jeune fille qui le repousse uniquement par respect de la morale car elle est aussi attirée par cet homme beaucoup plus âgé qu’elle qui la considère avec humanité et respect. Commence alors une grande histoire d’amour contrarié qui est le cœur du roman.
Mais ce texte est avant tout une grande œuvre romanesque qui démontre la grande maîtrise qu’on peut aussi apprécier chez ses sœurs, de Charlotte Brontë pour conduire une grande histoire située dans un contexte superbement décrit et habitée par des personnages dont on perçoit la vie jusqu’au fond de l’âme. Joseph Sheridan Le Fanu et William Wilkie Collins n’auraient, n’ont, certainement pas renié l’atmosphère, digne des grands romans noirs, que Charlotte compose pour installer son histoire. Les filles Brontë n’ont guère connu que la misère, elles savent s’en inspirer pour créer l’ambiance de leurs romans.
« Jane Eyre » est évidemment une grande histoire d’amour, d’amour passionné, d’amour contrarié, que rien ne peut arrêter sauf la morale. Jamais chez les Brontë, Charlotte et Anne au moins, on ne transige avec la morale. On ne provoque pas la loi des hommes et on plaisante encore moins avec la parole de Dieu. Ayant respecté ses conditions, l’amour est total, sans concession, à la vie à la mort, quelque soit le prix qu’il faille payer. Jane n’aura qu’un amour que rien ne saurait l’empêcher de rechercher.
Une histoire d’amour qui prend aussi la forme d’une leçon de morale, Jane aime avec passion et sans concession mais elle ne transgresse jamais la loi de Dieu ni celle des hommes. L’injustice la révolte même si elle se résigne et finit par l’accepter. Le bonheur sera donné à ceux qui le mériteront, ceux qui auront payé le prix nécessaire pour avoir droit à ce bonheur même si ce prix est parfois fort élevé. Jane est bien loin de Constance Chatterley, la transgression devra attendre encore un siècle pour que les amoureux s’en emparent dans la littérature.
Si Jane respecte toujours les règles de la morale malgré le prix qu’elle doit payer pour respecter ce choix, elle est aussi très éprise de liberté, elle ne veut dépendre que d’elle-même tant pour sa subsistance que pour ses choix. Son hypersensibilité, son orgueil, son féminisme avant l’heure, sont arguments qu’elle déploie sans cesse pour atteindre ses objectifs sans jamais avoir recours à l’appui ou à l’aide de quiconque. Un aspect que je n’attendais peut-être pas dans cette lecture mais Charlotte Brontë semble bien avoir été une féministe de la première heure. Ce texte est donc aussi un plaidoyer pour la liberté et l’indépendance des femmes.
Une histoire romanesque, un roman d’amour, une leçon de morale, un plaidoyer pour la condition des femmes mais aussi, en rassemblant tous ces thèmes, une belle peinture de l’Angleterre du début du XIX° siècle, de l’Angleterre terrienne dirigée par des nobliaux fossilisés sur leur domaine, habitant dans des châteaux mais plus souvent dans des manoirs pas toujours reluisants. Une belle image de cette nation religieuse et prude, aristocratique et morale, murée dans ses croyances et ses traditions, éparpillée dans ses landes et ses forêts, prisonnière de son histoire.
In fine, une grande page de littérature qui brasse tous les thèmes qui peuvent constituer une société dans son époque, faire vivre une grande histoire et inviter le lecteur à réfléchir sur les valeurs qui construisent notre monde et préparent au voyage dans l’autre auquel l’auteur croit fermement. Un texte qui étale au grand jour tout le talent d’écrivain de Charlotte, toute sa maîtrise du récit et toute sa capacité à entraîner le lecteur dans un monde que seuls ceux qui aiment les livres connaissent. Un texte marqué par la malédiction des Brontë comme « Agnes Grey » et « Les Hauts de Hurlevent ».
Agnes Grey
Anne Brontë (1820 -1849)
J’ai une réelle empathie pour cette fille qui a dû souvent rêver d’une vie plus riche en émotions ; « … il faut prendre du plaisir tant qu’on est jeune… Et si les autres vous en empêchent, eh bien, on ne peut que les haïr », fait-elle dire à l’un de ses personnages. Condamnée à vivre recluse dans le presbytère de son père, comme ses héroïnes dans des châteaux perdus sur la lande déserte, elle laisse transpirer dans son texte la solitude et les frustrations qu’elle a supportées avec ses sœurs tout au long de sa courte existence.
Et dans ce texte, Agnès Grey connait une forme de solitude encore plus accablante quand elle décide de devenir gouvernante pour alléger les charges de sa famille après les mauvaises affaires réalisées par son père. Elle doit instruire et éduquer trois petits monstres qui s’évertuent à lui rendre la vie impossible avec la complicité passive d’une mère hautaine et d’un père méprisant. L’expérience tourne rapidement court, une nouvelle tentative est faite avec des enfants plus grands qui ne sont guère plus disciplinés et pas plus attentifs. Elle réussit cependant à conserver son poste suffisamment longtemps pour pénétrer le monde de la petite noblesse terrienne anglaise dont elle dresse un portrait peu flatteur.
Le tableau de la petite noblesse agraire de l’Angleterre de la première moitié du XIX° siècle qu’elle peint montre l’éducation, l’instruction et le comportement de ces petits nobles qui ont conscience, jusqu’au plus profond de leur être, d’appartenir à une classe supérieure et dominante. Ils éprouvent un réel mépris à l’égard des gens du peuple qui travaillent pourtant pour leur compte. « Elles (les filles qu’elle était chargée d’éduquer) pensaient que, puisque ces paysans étaient pauvres et n’avaient reçu aucune éducation, ils étaient nécessairement stupides et bestiaux… »
Son texte reste cependant un peu trop manichéen : les bons pauvres sont toujours méprisés et maltraités par des mauvais riches, et moralisateurs : la passion ne dévore pas les amoureux et les femmes sont souvent les victimes de maris, soupirants, galants et autres coureurs de jupons qui ne connaissent pas les vertus de la fidélité. La passion ne souffle jamais dans ce roman comme dans « Les hauts de Hurle-vent » ou dans « Jane Eyre », on y trouve plutôt une certaine forme d’acceptation voire de résignation. Les filles calculent mais jamais ne s’embrasent et parfois même désespèrent : « … s’il m’était interdit de me consacrer à son bonheur, interdit à jamais de goûter aux joies de l’amour, de connaître la bénédiction d’un amour partagé, alors la vie ne saurait être qu’un fardeau… »
Anne écrit remarquablement, sa prose, pleine de délicatesse, est d’une grande de élégance et d’une grande justesse, ses portraits sont finement dessinés et très expressifs même si ses personnages n’ont pas la puissance de ceux qui peuplent les romans des deux autres sœurs. Elle n’a pas inventé le roman féminin anglais, elle se situe cependant en amont d’une lignée de nombreuses romancières qui ont cette façon typiquement britannique de raconter des histoires d’amour qui ne peuvent se dérouler que de ce côté-là du chanel.
Les Hauts de Hurlevent
Emily Brontë (1818 – 1848)
Ce livre a été suffisamment loué mais je voudrais simplement ajouter l’opinion de Miklos Szentkuthy publiée dans « La confession frivole » éditée en 1988 à Budapest : « … Les Hauts de Hurlevent, roman d’horreur, très captivant, plein d’histoires de familles très complexes et que j’ai lu(s) à deux reprises, à quarante ans de distance. » Ce passage est extrait d’un paragraphe consacré aux soeurs Brontë qui précise aussi : « … j’aimais beaucoup les trois soeurs Brontë ». Moi, j’ai lu ce livre en ayant l’impression qu’il se passait dans les grands espaces américains tant il préfigure déjà les premiers westerns ceux qui sont bâtis comme des tragédies grecques (Schaefer, Dorthy M Johnson, etc ….) et j’ai adoré !