QUELQUES MAINS DE POÈMES (éd. de l’Arbre à Paroles)
Coeur et biens
Philippe Leuckx écrit près du cœur (Les bergers du fleuve / Ont des lèvres / Près du cœur) puisqu’il faut parler bas. Il s’agira de prêter l’oreille au propos d’un vigile de l’âme, qui va rendre compte d’un retour sur soi-même sans mettre à l’écart le monde. Faire la part des choses et des êtres tout en visant à l’essentiel, souvent ombragé.
Il va d’abord s’agir de désembrumer, d’appeler le jour à la rescousse de la nuit et de ses prolongements ombreux. De faire la lumière, pour voir plus clair et plus loin (« On va pêcher les lumières avec peu de mots »). Sonner le rappel de tous les sens pour retrouver sans doute « l’ampleur des choses à aimer ».
Travail risqué dans une époque qui a soif de sensationnel, de romanesque et de vitesse, de prêt-à-voir et à-entendre. Alors que le poète Leuckx use de mains de mots, habilement combinées, pour nommer au plus juste ce qu’on ne distingue plus à force de confusion.
La rue, très présente, figure certainement l’enfance, le retour à l’innosens. Elle est reliée à la mer, comme le fleuve, autre vocable leuckxien. C’est aussi le lieu, on le devine, des premières blessures mais de celles qu’on peut encore cicatriser, car récentes, qui ne deviendront plaies que par accumulation de « mauvais temps », d’insensibilité.
Car, si, chez Claudel, l’œil écoute, chez Leuckx, on peut dire que le temps voit, qu’il a vocation à toucher. Mais il nous revient toutefois de l’ouvrir et de le fermer telle une fenêtre (« Je ferme / Les paupières du temps »).
Le visage doit, pour être vu pleinement, se singulariser de la masse. Il est en liaison avec la peine et les douleurs, qui le voilent. Il sera nommé, reconnu, il fera sens en revenant à la surface de la mémoire.
De la gloire du cœur, un moment gagnée sur l’adversité, il faudra garder trace ; c’est son bien, écrit le poète.
Poésie évidemment subtile où il ne s’agirait pas de confondre l’un avec le multiple, le visage qu’on nomme avec le visage anonyme, le dense (qui étouffe) avec l’entre-deux (qui libère, qui livre l’air), le chemin (qui relie) ou le paysage (qui rassemble par la vue) avec l’espace (qui sépare), la rue de la ville, l’éphémère du temps qui passe du toujours de l’enfance remémorée.
Le poète n’écrit pas des histoires, sauf exceptions. Il n’a cure des récits avec anecdotes à la clé, passions et mélodrames… Il relate avec un lexique singulier, son tissu d’images et sa propre parole le périple d’une vie, lisible sous l’angle poétique, interprétable par tous, dans un jeu libre d’un je à l’autre.
Dans la joute existentielle que constitue un recueil exigeant, l’épopée intérieure vient se lover dans le cours, dans le coeur du monde pour le bien de la poésie.
EXTRAIT
J’appelais poème votre nom
Et poème encore l’énoncé d’un visage
En sa nuit avec le linge offert
A toute blancheur
J’appelais image ce peu de ciel
Laissé en l’essentiel
Et forme l’arcade au-dessus des yeux
Quand ils plongent en moi
Soumettent l’air au silence.
Depuis l’herbe a poussé
Et le cœur revient déserté
En terrain vague à peine
Floué forcément désappris
Comme le temps gagné de vent
S’embarrasse les épaules
Vers la mer.
http://maisondelapoesie.com/index.php?page=quelques-mains-de-poemes—philippe-leuckx
DIX FRAGMENTS DE TERRE COMMUNE (éd. La Porte, 2013)
Ce sang, cette terre
Terre natale, terre nourricière qui « nous modèle », et qu’on retrouve à la faveur des mots, du poème « lorsque la terre s’ouvre et que le ciel devient le nom commun de tant de visages ».
Le ciel, lieu du regard, là où se niche la lumière ; lieu de l’aile, de l’évasion, de ce qui emporte, fait perdre aussi. Voyages et dérives… Avant le retour à l’enfance qu’« une trop longue phrase de temps » nous a dérobée.
Tant que la voix conserve les échos lointains, par le geste de (re)garder, par l’incessant travail sur les mots, retentit le cri de la terre natale, s’inscrit la trace du premier lieu de vie qui a continué de chanter dans nos pas.
D’OÙ LE POEME SURGIT (éd. La Porte, 2014)
À pleins mots
« Le poème est toujours un risque écrit », une confrontation avec la vérité. Même s’il peut prendre divers détours, c’est à la beauté qu’il vise.
Paul Otchakosky-Laurens, interrogé sur son activité d’éditeur, disait cette année qu’ « on écrit pour dire la vérité » et qu’il savait « très vite en ouvrant un livre si l’auteur écrit la vérité ».
D’où vient le poème, se demande et nous demande Philippe Leuckx.
Il apporte des éléments de réponse : lumière, chaleur, soif, mémoire…
Le poème peut se faire visage, le visage se faire poème…
Le regard seul ne suffit pas, des yeux se cognent à des murs pour « lire toute la poussière du monde ». Le poème n’est jamais séparé de la sensation, de l’expérience ou du souvenir.
« Les mains sondent. Il restera des mots »
Des mains, des mots, faits pour (sup)porter.
Le poème est aussi question de temps, de hasard objectif, dirigé, on le devine, par un souci très pur et très fragile de faire un avec le monde.
http://terreaciel.free.fr/maisons/laporte.htm
[Les titres des notes de lecture sont tirées de chaque recueil.]
Eric ALLARD
Depuis une vingtaine d’années, Philippe Leuckx essaime ses textes chez différents éditeurs pour construire un unique poème qui dit, par de multiples voies et par des voix multiples, le chemin de l’être.
En savoir plus sur Philippe LEUCKX:
http://fr.wikipedia.org/wiki/Philippe_Leuckx