Jeu mortel

 

6080.jpgCe comédien au chômage se proposait de rejouer la mort des gens. Plutôt que d’attendre un hypothétique rôle dans une tragédie, son genre préféré, il se fit payer pour figurer l’action du trépas.

Rejouer l’homme ou la femme à l’agonie coûtait peu à la famille ; celle-ci prenait place sur des chaises de cuisine ou de jardin face au lit du gisant. Les représentations en extérieur  étaient données sur les endroits mêmes où la mort s’était produite.

Pour les accidents spectaculaires (de voitures, de chemin de fer, d’avion…), il sous-traitait la partie animée à une société employée pour les films d’action, cascades comprises. Les proches étaient installés sur des tribunes pour assister au tournage de la scène finale. Et la production leur distribuait après coup un film tout monté, avec gros plans sur les derniers instants, le râle final de l’ami, du parent – qu’ils pouvaient revoir à loisir.

L’affaire marcha si bien que notre acteur de rôles funestes fut connu de l’industrie du spectacle et bientôt convié à jouer les grands mourants du répertoire dramatique: Don Juan, Juliette, Agamemnon, Agrippine, César, Antigone, et j’en trépasse.

Sur scène, il ne fut pas si bon que lorsqu’il se produisait devant un parterre de profanes, rendus sensibles à son interprétation par le fait de leur rapport au défunt. Face à un public d’amateurs, son jeu présentait des failles. Il en prit ombrage, déprima tant et tant qu’un jour il se passa la corde au cou. Sans spectateur pour assister à son dernier acte. Son premier assistant proposa à ses proches de reproduire sa mort en assurant ainsi la reprise la société commerciale de théâtre funèbre. 

Trois recueils de Philippe LEUCKX

Leuckx-quelques-mains.jpgQUELQUES MAINS DE POÈMES (éd. de l’Arbre à Paroles)

Coeur et biens

Philippe Leuckx écrit près du cœur  (Les bergers du fleuve / Ont des lèvres / Près du cœur) puisqu’il faut parler bas. Il s’agira de prêter l’oreille au propos d’un vigile de l’âme, qui va rendre compte d’un retour sur soi-même sans mettre à l’écart le monde. Faire la part des choses et des êtres tout en visant à l’essentiel, souvent ombragé.

Il va d’abord s’agir de désembrumer, d’appeler le jour à la rescousse de la nuit et de ses prolongements ombreux. De faire la lumière, pour voir plus clair et plus loin (« On va pêcher les  lumières avec peu de mots »). Sonner le rappel de tous les sens pour retrouver sans doute « l’ampleur des choses à aimer ».

Travail risqué dans une époque qui a soif de sensationnel, de romanesque et de vitesse, de prêt-à-voir et à-entendre. Alors que le poète Leuckx use de mains de mots, habilement combinées, pour nommer au plus juste ce qu’on ne distingue plus à force de confusion.

La rue, très présente, figure certainement l’enfance, le retour à l’innosens. Elle est reliée à la mer, comme le fleuve, autre vocable leuckxien. C’est aussi le lieu, on le devine, des premières blessures mais de celles qu’on peut encore cicatriser, car récentes, qui ne deviendront plaies que par accumulation de « mauvais temps », d’insensibilité. 

Car, si, chez Claudel, l’œil écoute, chez Leuckx, on peut dire que le temps voit, qu’il a vocation à toucher. Mais il nous revient toutefois de l’ouvrir et de le fermer telle une fenêtre (« Je ferme / Les paupières du temps »).

Le visage doit, pour être vu pleinement, se singulariser de la masse. Il est en liaison avec la peine et les douleurs, qui le voilent. Il sera nommé, reconnu, il fera sens en revenant à la surface de la mémoire.

De la gloire du cœur, un moment gagnée sur l’adversité, il faudra garder trace ; c’est son bien, écrit le poète.

Poésie évidemment subtile où il ne s’agirait pas de confondre l’un avec le multiple, le visage qu’on nomme avec le visage anonyme, le dense (qui étouffe) avec l’entre-deux (qui libère, qui livre l’air), le chemin (qui relie) ou le paysage (qui rassemble par la vue) avec l’espace (qui sépare), la rue de la ville, l’éphémère du temps qui passe du toujours de l’enfance remémorée.

Le poète n’écrit pas des histoires, sauf exceptions. Il n’a cure des récits avec anecdotes à la clé, passions et mélodrames… Il relate avec un lexique singulier, son tissu d’images et sa propre parole le périple d’une vie, lisible sous l’angle poétique, interprétable par tous, dans un jeu libre d’un je à l’autre.

Dans la joute existentielle que constitue un recueil exigeant, l’épopée intérieure vient se lover dans le cours, dans le coeur du monde pour le bien de la poésie.


EXTRAIT

J’appelais poème votre nom

Et poème encore  l’énoncé d’un visage

En sa nuit avec le linge offert

A toute blancheur

J’appelais image ce peu de ciel

Laissé en l’essentiel

Et forme l’arcade au-dessus des yeux

Quand ils plongent en moi

Soumettent l’air au silence.

Depuis l’herbe a poussé

Et le cœur revient déserté

En terrain vague à peine

Floué forcément désappris

Comme le temps gagné de vent

S’embarrasse les épaules

Vers la mer.

 

http://maisondelapoesie.com/index.php?page=quelques-mains-de-poemes—philippe-leuckx

 

DIX FRAGMENTS DE TERRE COMMUNE (éd. La Porte, 2013)

Ce sang, cette terre

Terre natale, terre nourricière qui « nous modèle », et qu’on retrouve à la faveur des mots, du poème « lorsque la terre s’ouvre et que le ciel devient le nom commun de tant de visages ».

Le ciel, lieu du regard, là où se niche la lumière ; lieu de l’aile, de l’évasion, de ce qui emporte, fait perdre aussi. Voyages et dérives… Avant le retour à l’enfance qu’« une trop longue phrase de temps » nous a dérobée.

Tant que la voix conserve les échos lointains, par le geste de (re)garder, par l’incessant travail sur les mots, retentit le cri de la terre natale, s’inscrit la trace du premier lieu de vie qui a continué de chanter dans nos pas. 

 

D’OÙ LE POEME SURGIT (éd. La Porte, 2014)

À pleins mots

« Le poème est toujours un risque écrit », une confrontation avec la vérité. Même s’il peut prendre divers détours, c’est à la beauté qu’il vise.

Paul Otchakosky-Laurens, interrogé sur son activité d’éditeur, disait cette année qu’ « on écrit pour dire la vérité » et qu’il savait « très vite en ouvrant un livre si l’auteur écrit la vérité ».

D’où vient le poème, se demande et nous demande Philippe Leuckx.

Il apporte des éléments de réponse : lumière, chaleur, soif, mémoire…

Le poème peut se faire visage, le visage se faire poème…

Le regard seul ne suffit pas, des yeux  se cognent à des murs pour « lire toute la poussière du monde ». Le poème n’est jamais séparé de la sensation, de l’expérience ou du souvenir.

 « Les mains sondent. Il restera des mots »

Des mains, des mots, faits pour (sup)porter.

Le poème est aussi question de temps, de hasard objectif, dirigé, on le devine, par un souci très pur et très fragile de faire un avec le monde.

 

http://terreaciel.free.fr/maisons/laporte.htm

[Les titres des notes de lecture sont tirées de chaque recueil.]

Eric ALLARD

 

Leuckxok.jpgDepuis une vingtaine d’années, Philippe Leuckx essaime ses textes chez différents éditeurs pour construire un unique poème qui dit, par de multiples voies et par des voix multiples, le chemin de l’être.

En savoir plus sur Philippe LEUCKX:

http://fr.wikipedia.org/wiki/Philippe_Leuckx

 


A propos de quelques expositions de 2013

P.Leuckx.jpgpar Philippe LEUCKX







GOYA ET LA MODERNITÉ

Le dessein de la Pinacothèque de Paris est de dévider les multiples facettes d’un artiste, plus connu sans doute pour ses huiles que pour ses eaux fortes, d’un créateur dont l’exemplarité des dessins, des raccourcis esthétiques et la fantaisie devancent les expressionnistes et les surréalistes.

L’exposition, visible jusqu’en mars 2014 Place de la Madeleine, offre 220 façons de redécouvrir Goya. La série impressionnante d’eaux fortes, titrées CAPRICES, DESASTRES nous met en présence d’un auteur épris de vérité et à l’esprit satirique de haut vol. Il consigne là toutes les monstruosités de la guerre, de la hiérarchie, de l’église, du pouvoir repu, et nombre d’entre elles en prennent à l’aise avec tous les possédants!

L’acuité des traits (dans toute l’essence du terme) ressuscite une époque marquée par une hypocrisie crasse,  l’occupation française désastreuse (de 1808), les turpitudes de toutes sortes.

Les huiles – petits formats (consacrés à l’enfance) et grands (portraits de nantis et de royales figures – dont la marquise de Villafranca et autres Charles III à la chasse -, recèlent des trésors plastiques : la simplicité du dessin, très simplifié par rapport à la norme académique, les touches élémentaires qui donnent à l’exécution un air de liberté très souple (j’y vois l’influence du meilleur Watteau), le bonheur des regards et des poses.

 

http://www.pinacotheque.com/fr/accueil/expositions.html


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MORANDI ET L’EPURE

Heureuse initiative de proposer, au Bozar de Buxelles,  plus d’une centaine d’oeuvres du grand artiste de Bologne. Giorgio Morandi (1890-1964) est à la peinture épurée ce qu’est Yasujiro OZU au cinéma d’auteur.

Peu d’artistes vraiment pour oser oeuvrer sur le peu, et tirer de ce peu les atouts les plus vivifiants pour notre imaginaire. Fleurs, maisons, pots, autoportraits : les thématiques se raréfient au profit d’une exécution qui efface ses traces, qui exulte le dégradé, les couleurs (ah! ces ocres!), la simplicité des arêtes et des volumes.

Celui qui doit sans doute beaucoup aux devanciers (Chardin, Cézanne) et annonce les Vieira da Silva et autres de Stael, sait comme pas un délivrer de l’espace la magie pure des objets, sans esbroufe, sans une once de préciosité ni d’afféterie plastique, avec une économie de moyens qui confine au sublime.

Qui partage une vision intimiste du monde s’embarrasse peu des effets ordinaires, clinquants.

Morandi nous laisse entrer dans son atelier, et, comme Sudek et ses natures mortes photographiques et ses fenêtres enchantées pragoises, il nous rend sensible l’impalpable du réel.

http://www.bozar.be/activity.php?id=12714

 

GROSZ, DIX ET BRAECKMAN

Namur fait fête en ce moment, dans deux espaces (Maison de la Culture et Musée Rops), à trois artistes directement inspirés par la Grande Boucherie de 14/18 et ses conséquences.


MUSEE ROPS

Chez GROSZ, le dessin satirique à lui seul est une mine de découvertes sur un regard unique pour dépister la grossièreté, la violence, la bêtise des armes, le ventre dominant des possédants (ah! cette usine dans le bedon d’un gros propriétaire éventré!), les plaies sociales de toutes espèces.

Le noir et blanc traque en finesse le côté daumieresque des figures de chenapans sous plastrons, de gros bourgeois encroûtés…

 

MAISON DE LA CULTURE

DIX propose une série hallucinante de gravures descriptives des tranchées. Sobrement exposés, les motifs vous sautent au visage par les horreurs surexposées en noir et blanc! Cinquante et une visions de ce que des gars ont pu subir au milieu des visages abîmés, entre les fils de fer barbelés, avec le sang, l’obus comme témoins.

BRAECKMAN, né en 1958, photographie – en très grand – des témoignages des tranchées lui aussi. Déposées à même le sol, ces photos nous font entrer dans la brume poussiéreuse, blafarde et repoussante des abris de misère, à côté des vêtements usagés et la batterie de cuisine élémentaire. 

Trois visions d’apocalypse, à la suite de Goya, Daumier, qui éclairent les noeuds de la tragédie en les pourfendant de toutes parts de leurs assauts de véracité.

  

http://www.museerops.be/musee/expo58/

L’insoutenable gravité des pommes

 

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C’est le bazar dans mon verger !

Des grandes nèfles et de petites mûres font le poirier pour qu’on reluque leur prune.

Quand on secoue le cocotier, il y a bientôt des poils de noix partout.

Des gilles figues bourrés comme tout un olivier se consolent des oranges envolées en regardant en boucle Les fraises sauvages.

Des grenades explosent dans ma bouche en des explosions de saveurs, faisant de mon palais comme un repère de goyaves.

(Voilà ce qui arrive quand on litchi trop le bruit, me dit le maître du tonnerre dans un ramboutan.)

La bouche en fruits secs (et les yeux en amandes), je me grille une dernière cacahuète.

Immanquablement, à la datte du 11 septembre, la vermine attaque mes courgettes jumelles.

Des pompiers se font la courte échelle pour éteindre l’incendie de chocolat dans le cacaoyer. En descendant, ils se ramassent une pêche en glissant sur une peau de banane.

Tout l’automne, je me fais du marron pour mes châtaignes : chaud devant, me crie un soldat du fruit rouge comme une tomate flambée devant le chapeau melon de Newton.

Les cerises ne font pas de quartiers quand on les maque à des bigarreaux : elles s’envoient en l’air avec des griottes…

Si après tout ça vous ne croyez pas à la théorie de la compote…

KRISTIN ASBJORNSEN for Christmas

« D’une Norvégienne aux boucles rousses, on n’attend pas forcément qu’elle interprète avec force et subtilité les chants d’espoir et de détresse autrefois entonnés par les Africains emmenés en esclavage sur les terres américains. Mais Kristin Asbjørnsen, fille de pasteur ayant baigné dans le gospel dès l’enfance, nourrit une passion sincère pour les spirituals. Elle est même allée chercher les racines de cette musique en Afrique de l’Ouest et, tombée sous le charme de Kandia Kouyaté, s’est particulièrement attachée à restituer l’africanité des spirituals. »

Louis-Julien Nicolau

https://twitter.com/LJNicolaou





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http://kristinasbjornsen.com/

Avant la neige + Le Noël de Mamie, par Denis Billamboz

Avant la neige

 

Le grand magicien amant de dame nature étend les branches de ses arbres, suspend le souffle de sa respiration ; le ciel se fait câlin, vêtu  d’un gris chic comme un costume dont on se pare pour courtiser sa belle ; l’atmosphère s’est épaissie d’une brise de ouate qui caresse la plaine, le temps suspend  son cours, l’instant est magique même les flocons n’osent pas encore tomber pour ne pas rompre ce moment  féerique.

Les enfants taisent leur impatience

Ils ont bien compris

Qu’elle viendra toute en douceur

 

la neige de Noël !


 

 

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Le Noël de Mamie

 

Des yeux qui brillent

Des sourires qui pétillent

Des rires qui s’égosillent

Des doigts fébriles

 

Du papier qu’on déchire

Des jouets qu’on admire

Des livres qu’on va lire

Des gourmandises à vomir

 

Un sapin qui poudroie

Des boules qui miroitent

Des guirlandes qui chatoient

Des bûches qui flamboient

 

La fête est belle

Mamie est au ciel

C’est son Noël à elle

 

Sa magie de Noël

 

D.B.

LES BELLES PHRASES ont CINQ ANS

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LE BLOG A 5 ANS! 

Mais où en est-il dans son développement?

Questionnons une spécialiste de l’enfance des blogs, Françoise Dolblog

A cet âge, le blog quitte la petite enfance et se prépare à entrer à l’école et à se faire des amis.

A l’aube de sa nouvelle vie, le blog:

joue à faire semblant  pour mieux maîtriser les expériences qui le frustrent ou l’effraient;

– il a une bonne estime de soi, une image de lui-même et de ses réussites;    

– il se conforme plus souvent aux demandes de son webmaster;

– il se concentre et s’occupe seul pendant 20 à 30 minutes;

– il persévère plus souvent devant une tâche difficile.

Mais sur un plan strictement littéraire, où en est-il?

– le blog joue avec les mots en faisant des rimes absurdes;

– il aime réciter des rimes et fredonner des chansonnettes;

– il parle de situations imaginaires;

– il emploie des mots nouveaux et avec lesquels il n’est pas familier;

– il raconte de longues histoires sur ce qu’il a vécu;

– il maîtrise un vocabulaire de 1500 à 2000 mots 

[cela dit, et le visiteur en conviendra aisément, certains écrivains adultes et le webmaster, certains jours de profonde lassitude, manifestent tous les signes littéraires propres à l’âge du blog Note du Webmaster]

LE BLOG DOIT-IL SE PRÉPARER À ENTRER À L’ÉCOLE NUMÉRIQUE?

Plusieurs spécialistes de la pédagogie numérique ont été questionnés et tous ont déclaré qu’aucune étude sur le long terme n’avait encore pu être menée sur la corrélation entre la vieillesse harmonieuse d’un blog et sa scolarité numérique. Les premières études sérieuses sur la question ne devraient pas être rendues publiques avant au moins 2030. 

En attendant, comment l’aider à progresser?

Votre blog a une personnalité unique qui se développera à son propre rythme. Mais on pourra favoriser ce développement en:

– le visitant régulièrement, et plus d’une fois par jour. Les heures de visite ne sont pas réglementées, on peut visiter le blog à toute heure du jour et de la nuit;

– en faisant des commentaires, si possible, positifs et réconfortants; 

– en le promotionnant, notamment via les réseaux sociaux;

– en lui apportant des textes neufs car il a besoin d’être alimenté en permanence;

– en lui fredonnant des chansons mélancoliques et tendres, ses préférées, et dans toutes les langues de la terre;

– …

LES BELLES PHRASES en QUELQUES CHIFFRES…

370 000 visites, soit environ 200 visites en moyenne par jour

Plus de 2 500 posts répartis dans les diverses catégories

Des dizaines d’auteurs invités 

100 chroniques pour chacun des chroniqueurs, Denis BILLAMBOZ et Philippe LEUCKX (qui fête d’ailleurs son anniversaire aujourd’hui et auquel je souhaite un heureux anniversaire personnel), soit plus de 300 livres chroniqués par leurs soins 

Merci pour vos visites!

Éric Allard

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IN VINO VERITAS

images?q=tbn:ANd9GcQ8ZQRh5vCHHCb0oOMtYL07fF9qsYa379z4wfNeuWrnBJVWnBxm1wpar Denis BILLAMBOZ

L’alcool cette maîtresse perverse, ce dictateur autoritaire, a soumis en esclavage les deux héros des deux livres présentés ci-dessous : un cadre brillant d’une entreprise britannique qui vit dans une comédie permanente, de plus en plus pathétique, pour masquer l’addiction dont il est victime, et une vieille intellectuel russe qui ne supporte plus de voir l’état dans lequel son pays a été mis par un régime très bête et particulièrement méchant. Deux livres qui ne tombent pas, comme de très nombreux autres, dans la dénonciation pure et simple de l’alcoolisme comme une maladie infamante, deux textes qui montrent la dépendance dans toute sa cruauté et qui essaie de comprendre le pourquoi de cette addiction.

 

72822803.jpgLe son de ma voix

Ron Butlin (1949 – ….)

Avec ce texte écrit à la deuxième personne, ce qui établit une plus grande proximité entre le narrateur et le héros tout en laissant suffisamment de recul au premier pour jauger le second sans qu’il se mette à sa place, Ron Butlin évoque le problème de la dépendance alcoolique, non pas du point de vue de celui qui constate et accuse mais du point de vue de celui qui vit ce drame, celui qui doit composer chaque jour avec son poison, celui qui doit trouver la juste dose pour exister sans sombrer.

A 34 ans, le héros, un des principaux cadres-dirigeants, d’une biscuiterie est fortement alcoolisé, il s’en rend compte, il connait bien son problème mais il est pris dans l’engrenage de l’addiction et ne sait plus comment  sortir de l’impasse dans laquelle il s’est fourré. Il se souvient de ses angoisses d’enfant, ses angoisses devant le monde immense, réduit, loin, près, toutes ces distances qui le troublaient. Il se souvient quand il était jeune, qu’il faisait quatre fêtes par nuit chaque vendredi et chaque samedi, il a ainsi pris l’habitude de boire, de boire beaucoup, trop, de boire déraisonnablement. « D’autres allaient aux fêtes et se soûlaient, tu te soûlais et allais aux fêtes ». C’est lors de l’une de ces fêtes qu’il a appris le décès de son père qui ne l’aimait pas beaucoup et, qu’en retour, lui n’aimait pas plus. Il a alors tenté d’enfoncer sa douleur au fond du ventre d’une fille qu’il avait rencontrée au cours de la nuit comme pour noyer cette douleur, la faire disparaître. Mais la fille a refusé en le suppliant et il entend encore le son de sa voix.

Ron%20Butlin.jpgDésormais, il est un directeur respecté, même brillant selon certains, mais il ne peut pas être lui-même sans avoir bu sa dose. Pour lui l’alcool n’est pas un problème mais une solution, « la solution : qui dissout toutes les parties séparées en une seule. Un solvant universel. Un océan ». Mais il supporte de moins en moins la pitié qu’il lit dans le regard de sa femme, le regard muet de ses enfants, « les accusations », la condescendance de ses subalternes, la comédie qu’il joue en permanence pour paraître normal, à jeun, la plongée dans le monde qu’il a bâti pour y loger son délire éthylique, ses hallucinations, et ce monde qui se déforme sans cesse autour de lui. Il arrive de moins en moins à résoudre la terrible adéquation qui consiste à boire assez pour exister et travailler sans boire trop au risque de sombrer corps et âme devant les siens.

Ron Butlin a remarquablement su reconstituer, avec beaucoup de compréhension et de délicatesse, ne sombrant jamais dans les clichés grotesques de l’ivrognerie, le monde que le héros créé pour faire accepter son addiction par les autres mais aussi par lui-même. Il se livre à une analyse d’une très grande finesse, jusque dans les moindres détails, il n’est pas l’accusateur, il est l’alcoolique totalement dépendant qui voudrait sortir de la nasse mais n’en trouve pas l’issue et joue la comédie, se joue aussi la comédie, pour faire croire qu’il n’est pas différent des autres qu’il est seulement quelqu’un de très sensible, très sensible à la musique classique notamment.

Son style glisse le lecteur dans la peau du dépendant, le faisant progresser d’un espace de lucidité à une autre espace de lucidité avant de revenir en arrière pour évoquer ces autres espaces plus obscurs que le héros n’a découverts ou compris qu’après coup. Le récit avance ainsi par bond, recollant à chaque étape les morceaux de la vie du héros qui s’assemblent de moins en moins bien au fur et à mesure de la dégradation de son état, donnant ainsi au texte un rythme qui soutient l’attention du lecteur.

Après lecture de ce texte, nous pourrions suivre Irvine Welsh quand il écrit dans sa préface : « Si vous demandez à n’importe quel étudiant en littérature celtique de citer une œuvre de fiction, écrite en Ecosse lors de ces vingt dernières années, la liste est plutôt prévisible… Mais il y a un livre que peu de gens mentionneront, c’est un roman écrit par un poète écossais, Ron Butlin, et intitulé le Son de ma voix… A mon avis ce livre est un des romans majeurs de la Grande-Bretagne des années 1980… »

 

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Moscou-sur-vodka

Venedict Erofeiev (1938 – 1990)

Au plus fort de la Guerre Froide, un ivrogne, une sorte de Bukowski russe, fin lettré, prend le train à la gare de Koursk, à Moscou, pour se rendre à Petouchki, à une bonne centaine de kilomètres de là. Accablé d’alcool il soliloque, rêve, fantasme, fait des cauchemars qui deviennent de plus en plus confus au fur et à mesure qu’il approche de sa destination. C’est cette espèce de monologue d’ivrogne abruti par tout ce qu’il a bu qu’Erofeiev, alcoolique lui-même, raconte. Un récit scandé par le nom des gares traversées.

Venedict_Yerofeyev.jpgDans ce train qui ressemble un peu au « Train zéro » de Iouri Bouida, un train qui fonce dans la nuit sans trop bien savoir où il va mais qui y va tout de même à grande vitesse, on pourrait voir une image symbolique de l’absurdité soviétique qui impose à son peuple un long voyage pour finalement aller nulle part. Au cours de ce périple, les passagers, surtout le héros, boivent, parlent et dénoncent, chacun son tour, l’organisation du travail (« Liberté ! Egalité ! Fraternité ! Oisiveté ! O, délices de n’avoir de comptes à ne rendre à personne ! »), la désorganisation de la société en URSS, l’improductivité programmée, l’alcoolisation généralisée planifiée par le pouvoir pour maintenir le peuple en état d’hébétude, avec pour seul souci de se procurer la prochaine boisson à ingurgiter. Et l’alcool semble bien être la seule denrée facile à acquérir.

Cependant, au-delà de la satire habituelle que véhiculent tous les samizdats (ce texte fut d’abord diffusé sous cette forme), on peut aussi voir dans ce récit la grande tristesse de l’alcoolique face à la solitude, un attachement spirituel à la Sainte Russie, une nostalgie des temps anciens, de la Russie de Tourgueniev. « Ils ont fait de ma terre le plus dégueulasse des enfers, où l’on doit cacher ses larmes et afficher son rire ! »

Sous le délire de cet ivrogne invétéré, on pourrait aussi imaginer un lecteur féru de Tourgueniev, Tchékhov, Goethe, Schiller, Maïakovski et d’autres encore que l’auteur cite abondamment, qui se serait couvert du masque du pochtron pour dresser le portrait de l’URSS que les Kehayan on décrit à leur façon dans la « Rue du prolétaire rouge ». Un portrait vu par le petit bout de la bouteille mais tellement plausible, tellement possible, qu’il pourrait s’imposer comme un témoignage incontournable du désespoir de tout un peuple,  « … notre tristesse à nous, ils ne la comprennent pas ».

Un recueil de NOUVELLES ÉROTIQUES pour NOËL

par Éric Allard – Massimo Bortolini – Styvie Bourgeois – Isabelle Buisson – André Clette – Hélène Dassavray – Éric Dejaeger – Cathy Garcia – Sylvie Godefroid – Gauthier Hiernaux – Ziska Larouge – Jean-Philippe Querton –  Thierry Roquet – Guillaume Siaudeau – André Stas – Michel Thauvoye

Tout savoir sur l’ASSORTIMENT DE CRUDITÉS, le recueil paru chez CACTUS INÉBRANLABLE éditions et les 16 auteurs (présentation + photo + extrait de leur nouvelle) qui y ont contribué:

http://cactusinebranlableeditions.e-monsite.com/pages/cat… 

ou ici, vers la page Facebook consacrée au livre:

https://www.facebook.com/pages/Assortiment-de-crudit%C3%A9s/675706475802843

Ma nouvelle est intitulée Un vieux maître SM. C’est l’histoire d’un maître SM qui reçoit sa dernière soumise et révèle par ailleurs la possible origine de sa pratique. Un texte qui doit beaucoup à ma lecture de Tanizaki, Bataille ou Lamarche et à un film de Ferreri (pour un clin d’oeil): « La dernière femme« 

Il sera disponible dès lundi dans toutes les bonnes librairies au prix modique de 17 €

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