par Philippe LEUCKX
Certains critiques français ont l’art de se pousser du bourrichon quand ils ont des chances de palme à Cannes. L’on a vu le déferlement critique – et forcément avec le recul exagéré – quand il s’est agi de couronner « Entre les murs », il y a quelques années, du Begaudeau critiquable (j’ai consacré en son temps un articulet le mettant en parallèle avec les outils autrement pédagogiques d’une Sallenave). Rebelote, cette année, avec « La vie d’Adèle », dont les comptes rendus dithyrambiques frisent le délire.
Qu’en est-il?
Trois heures de film. Des scènes (érotico-)pornographiques filmées en plans-Ozu (caméra immobile) durant de longues minutes (trois séquences de ce type) où le spectateur suit, avec gêne, comme s’il était dans la pièce des ébats, les entrejeux, les entre-jambes vibratiles, les rauques et cris de jouissance qui vont avec, les positions acrobatiques où deux jeunes filles très belles s’essayent à des pliures de corps, entre foetus , chiffre 69 et expositions de chairs blanches et dont la pilosité a été retouchée comme au bon vieux temps des Gervex faussement pervers, des Ingres de bazar, des Laurens et autres peintres pompiers du pubis dégagé pour faire « salon ». Kechiche a-t-il seulement pensé que des scènes de masturbation féminine datent de longtemps au cinéma : a-t-il vu « Identificazione di una donna » du maître Antonioni? C’est vrai : c’était en 1982. A Cannes. Aussi! Sans remonter aux audaces d’un Bertolucci (motte de beurre du « Dernier tango à Paris », il y a quarante-deux ans!), les critiques seraient-ils à ce point ignorants des films qui ont marqué les esprits? Non, mille fois non, Kechiche n’est pas un inventeur, un novateur. Il s’inspire et copie.
En matière de salon, le portrait des artistes du film est d’une convention pas possible : l’adaptation « bleue » d’une bande dessinée par Kechiche, d’une créatrice forcément aux cheveux marginaux, produisant des nus, forcément, des entre-jambes, forcément…avec des scènes « à faire » de rencontres où ces précieux se gaussent de la convention et tombent dans les pires chausse-trappe des stéréotypes : que de piercings, que d’avis affligeants dans ce monde de l’art représenté par notre cinéaste, jamais en reste pour portraiturer à la hâte des groupes montrés mille fois sous les mêmes dehors (scène cliché de l’expo, de la rencontre dans le jardin de banlieue, le petit atelier poussif, le verre de mousseux ou de champe, les « j’adore ce bleu », …)

Le conformisme est total aussi dans la description scolaire : les plans de couloirs et de visages de ragoteuses de service semblent provenir du travail – autrement inspiré – d’une Palme de Cannes (eh!oui), celle de Van Sant pour « Elephant ». Même les travellings avant ou arrière ont été « plagiés »… Revoyez les scènes autrement mises en scène par l’Américain de Portland, autrement moins complaisant en matière érotique (il suffit de penser aux ébats de quelques secondes dans la douche des deux criminels, en comparaison le spectateur de 2014 doit « se taper » douze minutes de gesticulations physiologiques…)
Conventionnelle aussi cette manière de présenter des hommes falots ou ridicules ou faiblards ou maladroits ou sans corps..Mais voyons : la thèse est là : matons les beaux corps de jeunes femmes!
La complaisance, enfin, dans la manière de montrer la bave, la morve, la dégoûtante façon de manger les spaghettis, bouche ouverte sur des aliments concassés, avalés avec trépidance etc. Une manie qui procure agacement et, forcément, nombre de répétitions!
Même le prof de français d’Adèle et le portrait de ses élèves qui récitent des extraits de Marivaux (passage obligé: La vie de Marianne! encore) manquent de naturel!
Reste le portrait sensible d’Adèle, qui se cherche, éprouve les deux sexes, aime, le dit, le crie, le vit, campée par une actrice extraordinaire de légèreté, de vibration et de charisme. Adèle Exarchopoulos est une comédienne dont on reparlera. Le jeu mutin de Léa Seydoux dans le rôle d’Emma, qui plisse les yeux, les ferme, joue du bleu de ses cheveux et de son corps dansant donne un bon équilibre à ce duo de lesbiennes, montrées du doigt, et qui expérimentent la vie, tout simplement. D’autres comédiens sortent du film négligés : à l’instar de Salim Kechiouche,qui tire son épingle du jeu, mais est sous-exploité : un rôle de comparse (Mais bon Kechiche n’est pas Morel! Ni Téchiné!)
Fallait-il trois heures de film pour évoquer cet amour qui décline, pour camper une école….?
Problématique : l’écoulement du temps. Quand, à la fin du film, Adèle est devenue institutrice, et que, apparemment trois années se sont déroulées (puisqu’on a un indice : l’âge de l’enfant de la nouvelle compagne d’Emma, Lise), on n’a pas senti ce passage du temps.
Dommage.
Dans son désir de coller à des réalités, le cinéaste a péché par complaisance : ah! ces ingrédients faciles des téléréalités les plus convoquées : allez un peu de marge, allez un peu d’esbroufe côté pattes en l’air, allez quelques méchantes langues (au lycée), allez quelques parents conventionnels à mort…et la soupe est assurée de dégoter les plus vifs commentaires d’une intelligentsia critique « à la pointe » de la modernité!