par Denis BILLAMBOZ
En lisant le roman de Christine Montalbetti évoquant les étreintes sans passion d’un jeune Français dans un hôtel de Kyoto, comment ne pas penser à cet autre texte de Kawabata lui-même décrivant les étreintes pathétiques de vieux messieurs avec des jeunes femmes profondément endormies pour qu’elles ne découvrent pas leur impuissance et leur déchéance. Amours sans passion, étreintes froides, le thème semble rapprocher les deux auteurs et pourtant celui de la jeune Française est à mille lieues de celui du grand maître japonais, la froideur méthodique de Christine Montalbetti vient butter sur l’érotisme raffiné de Kawabata. Le Kyoto du héros de « Love hôtel » n’a pas grand-chose à voir avec celui que Kawabata chérissait tant, mais il était intéressant tout de même de rapprocher ces deux textes qui mettent en scène tous deux l’incontournable besoin sexuel que les hommes cherchent à satisfaire jusqu’au bout de leur existence pour croire qu’ils sont toujours en vie.
Les belles endormies
Yasunari Kawabata (1899 – 1972)
Le vieil Eguchi vient pour la première fois dans cette maison où les clients peuvent passer une nuit avec une jeune fille endormie artificiellement qui, ainsi, ne risque pas de se réveiller et de les surprendre dans la déchéance de leur impuissance. Ils peuvent ainsi masquer leurs défaillances tout en satisfaisant leurs maigres désirs sans craindre de souffrir dans leur orgueil de mâle déclinant. Eguchi, lui, n’est pas encore impuissant mais il sent déjà les premiers symptômes de la déchéance envahir son corps vieillissant.
Pour sa première visite, il n’ose pas toucher la belle qu’il observe sous tous les angles et dans les moindres détails susceptibles d’éveiller son émotion et de lui rappeler ses jeunes années et ses anciennes amours. Et puis, Il y aura d’autres filles et toujours cette recherche esthétique dans les détails du corps humain de ces nymphettes pour titiller la sensibilité du vieil homme. Une façon de retarder la mort en essayant de croire encore en ses capacités à séduire et à donner du plaisir ? Une façon d’attendre la mort paisiblement ? Une façon d’appeler la mort en oubliant les outrages de l’âge ? Peut-être aussi un espoir de s’approprier les vertus de la jeunesse étendue à ses côtés ?

Un petit roman tout d’élégance, de distinction et de pudeur à la façon de Kawabata, mettant en scène des Lolita offertes et fraîches pour vieillards contemplatifs essayant d’échapper à la déchéance annonciatrice de leur fin prochaine. Mais aussi un roman prémonitoire qui annonce sans ambigüité aucune le suicide de l’auteur qui ne voulait pas supporter la vieillesse, les outrages de l’âge et la déchéance. Et qui aurait pu, comme le vieil Eguchi, rêver de mourir près d’une fille qui dort d’un sommeil de mort, par suicide ou par suicide après meurtre, une façon de se familiariser avec la mort, de l’apprivoiser et d’attendre le passage dans l’autre monde avec plus de quiétude. La perversion élevée au niveau d’un art, d’une émotion esthétique ou d’un rite cultuel.

Love hôtel
Christine Montalbetti (1965 – ….)
A Kyoto, un Français a rendez-vous, dans un hôtel d’amour, avec Natsumi, une Japonaise mariée, pour un instant d’ébats loin de toutes les indiscrétions possibles. La jeune femme lui rapporte des histoires que son père lui racontait quand elle était plus jeune. Mais, l’amant a peu de considération pour celle qui partage son étreinte, il pense à beaucoup d’autres choses. Cette aventure érotique semble plutôt être un prétexte à un exercice d’écriture, de descriptions, notamment, précises, méticuleuses, soulignant le moindre détail, dans une langue épurée, étudiée qui sent cependant un peu l’atelier d’écriture. Un bel exercice de style même si l’auteur use abondamment des parenthèses qui lui servent, surtout, à interpeller le lecteur et d’autres effets de ponctuation comme s’il en avait un stock à épuiser impérativement. Le jeune homme décrit sa promenade dans la ville, les lieux qu’il traverse, les endroits où il séjourne, les personnages qu’il rencontre habituellement et les souvenirs d’autres aventures qui lui reviennent en mémoire.
Ce texte se présente comme une suite de récits courts, de petites nouvelles, mis bout à bout pour constituer un roman froid dégageant très peu d’émotion, loin de la sensualité dont Kawabata usait dans ses descriptions de Kyoto et encore plus loin de l’érotisme avec lequel le maître décrivait les scènes d’amour. L’auteur accorde toute son attention aux mots, aux adverbes notamment dont il nourrit copieusement son texte.
Le couple s’incruste dans un monde figé, clos, loin de tout, loin de l’agitation extérieure, loin de la civilisation : « Nous sommes englués dans un milieu stable, permanent, dont le décor demeure semblable à lui-même, immuable et constant. » Un monde qui semble n’avoir qu’un présent, aucun avenir et peut-être même pas de passé, une forme de désespoir qui explique peut-être la froideur du texte et son manque d’émotion. Un monde qui réunit, à travers les histoires racontées par la jeune femme, trois générations de femmes en un même temps, en un même lieu. « Elles sont là toutes les trois, la grand-mère, Natsumi adulte, Natsumi enfant, trois générations qui cohabitent fondues dans un même corps, logées dans l’apparence d’une seule, créature triple, et insaisissable,… ». Une volonté de posséder le passé, le présent et peut-être même l’avenir dans un monde qui n’en aurait pas, un monde qui évoque celui que Volodine précipite dans son chaos.