par Denis BILLAMBOZ
Aujourd’hui, je propose deux textes très différents mais deux textes qui évoquent, chacun à sa façon, la création d’un nouveau monde dans les grandes plaines de l’Amérique centrale là où se sont rencontrés les Amérindiens et toute une flopée de «traîne-la-prairie », d’émigrants, fuyant chacun une misère ou cherchant un eldorado quelconque pour prospérer et faire fortune ou simplement pour survivre. Deux livres qui auraient pu servir de point de départ au scénario d’un des multiples westerns qui ont passionné toute une génération de cinéphiles éblouis par les exploits de cowboys mais peu réceptif au sort réservé aux Indiens. Il est donc bon de lire des livres comme ceux-ci sur ce sujet pour rééquilibrer la balance par trop défavorable aux Indiens considérés seulement comme « les mauvais » dans ce genre de films.
FAILLIR ÊTRE FLINGUÉ
Céline MINARD (1969 – ….)
Dans ce récit Céline Minard lance ses mots dans une chevauchée fantastique, une chevauchée héroïque, à la manière de John Ford lançant ses cowboys et ses indiens à la conquête de l’Ouest sur les traces d’Henry Hatahaway. Elle réinvente les westerns que j’ai connus quand j’étais adolescent, qui m’emportaient vers des horizons que je ne connaissais pas, vers un monde nouveau. Chaque page de ce livre fait surgir un cowboy aux airs de John Wayne ou de Robert Mitchum ou des Indiens sosies d’Anthony Quinn. Sous sa plume, la vaste plaine désertique s’anime, les cowboys se rencontrent, pactisent, échangent, se truandent, se dépouillent mutuellement, s’écharpent, s’entretuent,… , – il est souvent plus facile de suivre les bottes ou les chevaux que leur propriétaire car ils changent trop souvent – les indiens épient, observent, découvrent, s’entre-tuent eux aussi, se font rouler, se vengent …, la plaine est en effervescence, tout se petit monde a besoin d’un lieu pour se ravitailler, pour se reposer, pour se défouler, pour se ressourcer … le campement devient un caravansérail à la mode américaine, un agglomérat de cabanes, de bicoques, un ramassis de tous les vices de la planète, une ébauche de rue, les prémices dune ville.
A travers sa geste épique l’auteure décrit comment la rencontre, avec les peuplades autochtones, de tous ces « traîne-la-plaine » fuyant tous quelque chose qu’ils n’avoueront jamais, ou cherchant satisfaire des appétits qu’ils n’ont pu combler ailleurs, constitue l’acte de naissance réel d’une nouvelle société, la civilisation du Far West, pas seulement le Far West des westerns mais aussi le Far West qui est encore inscrit dans les gènes des nombreux habitants de ces régions du centre de l’Amérique pour qui la carabine ou le pistolet est encore une prothèse indispensable. Elle nous montre comment les Indiens ont reçu cette culture envahissante : « Ils avaient acquis et adopté le cheval en moins de deux générations, ainsi que les armes à feu et tout ce qui était susceptible de leur simplifier la vie » sans savoir qu’ils recevaient en même temps des microbes que leur organisme ne connaissait pas. Le pragmatisme des Blancs, leur appétit, leur avidité ne s’étaient pas dilués dans les grands espaces, bien au contraire : « Il se mit à rêver au commerce, à la diversité des denrées et des objets qui passent de main en main, à la valeur qu’ils acquièrent en changeant de civilisation, aux désirs prétendument variés et innombrables qu’il faut satisfaire ». Le cadre était campé l’Ouest virginal pouvait entrer dans la civilisation de la Grande Amérique des marchands.

Avec ce récit, Céline Minard réinvente le western épique, celui qui existait avant que les Italiens renversent la bouteille de sauce tomate dans les bobines et me détournent définitivement du genre.
Elle chevauche désormais aux côtés de Dorothy M Johnson ou de Jack Schaeffer dont les romans ont fourni la matière à de nombreux scénarios de grands westerns à succès. Si un jour, elle émigre en Amérique, elle sera vite classée dans la liste des écrivains des grands espaces, ceux qu’on appelle les écrivains du Montana qui pourrait être le cadre de ce récit. Le texte de Céline n’est pas seulement une folle épopée, frisant la parodie, dans les plaines du Far West comme le chantait Yves Montand, c’est aussi un texte d’une grande richesse littéraire, excellemment documenté, dont le rythme ne fléchit jamais courant les pages comme les chevaux courent la plaine même s’ils changent souvent de cavalier.
Et si le roman avait encore un avenir ?
LA MALÉDICTION DES COLOMBES
Louise ERDRICH (1954 – ….)
Louise Erdrich fait partie des écrivains dits du Montana, ceux qui ont écrit sur les grands espaces américains à la suite des fondateurs de l’école de Missoula, elle a des origines indiennes Objiwé et son œuvre est fortement imprégnée d’indianité comme on peut le constater dans ce texte qui raconte la rencontre des pionniers et des Amérindiens dans le Dakota du Nord à la fin du XIX° siècle et la difficile cohabitation entre ces deux peuples malgré un métissage qui a réuni de nombreuses familles générant ceux qu’on a appelés « les bois-brûlés », métis indiens-français car les Norvégiens et les Allemands ne se mélangeaient pas.
Le récit se déroule dans deux temps différents : à la fin du XIX° siècle quand les colombes envahissaient encore le pays, dévastant les récoltes et s’en prenant même aux individus dans une frénésie hitchcockienne, et à partir de la fin des années soixante quand la petite fille, Evelina, de Mooshum, l’ancêtre rescapé d’un lynchage d’indiens accusés à tort de l’assassinat d’une famille de pionniers, rapporte les différentes variantes des histoires plus ou moins réelles que son grand père lui raconte sur ces temps mémorables. D’autres narrateurs prennent le relais de la jeune fille relatant d’autres histoires, ou la même histoire sous un angle différent, pour, en assemblant tous ces récits, reconstituer l’aventure de cette poignée de familles qui a donné naissance à la petite ville de Pluto quelque part entre Fargo et Bismarck dans le Dakota du Nord, si elle existe ou a existé. Dans ce roman polyphonique, Louise Erdrich fait vivre quelques familles d’Indiens, de métis, et de pionniers, français principalement, qui ont participé à la fondation de cette petite ville, et qui, aujourd’hui, la voient disparaître peu à peu, mourir en marge de la civilisation.
L’auteur décrit toutes les étapes de la création de cette ville qui pourrait être n’importe quelle autre ville de cette région : l’épopée héroïque, trop peut-être, la spoliation des indiens, la spéculation, l’exploitation des territoires, le mélange, le métissage, la création des réserves ghettos et finalement le déclin. La fondation d’un peuple rude, rugueux, violent, issu d’une sélection naturelle encore récente et accoutumé à la concurrence quotidienne pour survivre et s’enrichir.
C’est aussi l’histoire de quelques individus profondément marqués par leurs origines mêlées et par le grand événement qui a marqué la région en 1896, le lynchage de quatre Indiens injustement accusés du massacre d’une famille de pionniers. Cet événement tragique concerne toutes les familles impliquées dans le récit, chacun a un lien de sang avec les coupables ou les victimes et même souvent avec les deux camps tant les arbres généalogiques emmêlement leurs rameaux.
« Maintenant que certains d’entre nous ont mélangé dans la source de leur existence culpabilité et victime, on ne peut démêler la corde », celle qui a servi pour le lynchage et enserre encore tout le groupe dans ses nœuds.
C’est aussi la confrontation entre deux peuples, les Amérindiens chassés de leurs terres et les pionniers blancs à la recherche de nouveaux espaces pour implanter des fermes, acquérir des terrains et spéculer sur la création de villes prospères. Les Amérindiens vivent très mal la perte de leurs terres. « J’ai vu que la perte de leurs terres était logée en eux pour toujours ». C’est une des parties de la question indienne que l’auteur met en exergue car, ayant elle-même des origines indiennes, elle évoque, dans ce texte, l’indianité : la culture, les croyances, les mœurs indiens et surtout la conception indienne de l’humanité très sensible au monde du rêve et de l’au-delà par opposition au pragmatisme des pionniers ne s’intéressant qu’à l’aspect réel et concret de ce qui peut satisfaire leur intérêt immédiat.

Pour être un bon roman, ce livre comporte peut-être trop d’actions, de digressions, de personnages, d’aventures, d’anecdotes, etc…, il ne laisse pas suffisamment de place, d’espace, pour les idées et la réflexion. Ce texte manque d’une véritable cohérence soutenant le thème général commun à tous les différents récits qui le composent en ne s’agrégeant, hélas, pas très bien. Par exemple, l’auteur aurait pu suivre plus fidèlement les tribulations du violon accompagnant une bonne partie de la fondation de ce peuple bâtard qui n’a jamais pu totalement résoudre le problème de ses origines mêlées et conflictuelles, et qui cherche dans un retour vers ses origines autochtones une solution à une certaine dégénérescence mercantile éloignant les individus de leur humanité fondamentale. Le lecteur aurait eu ainsi « un fil rouge » pour le guider dans ce texte un peu tortueux. Ce livre se présente donc plus comme une accumulation de récits un peu hétérogènes que comme une polyphonie constitutive de l’épopée d’un peuple, de la création d’une société originale née de la rencontre de deux ethnies très différentes, peut-être trop différentes pour en un faire un peuple uni, conquérant et prospère.