SCHOOL FICTIONS (III)

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Ce professeur de gifs animés donne inlassablement la même séquence de cours.

 

 

Dans le bus pédagogique, je monte, je valide ! C’est-à-dire je cautionne la séquence d’enseignement qui m’est dispensée. L’avantage de ce type d’enseignement, c’est qu’on descend où on veut, après avoir actionné la sonnerie ou parfois l’alarme. Si je kiffe, je pousse jusqu’au dépôt. Si je superkiffe, je refais le trajet deux, trois fois sur la journée. Et tous les autres jours de la semaine… Je reçois bien évidemment un titre de transport pédagogique au terme d’une course réussie. 

 

 

Ce professeur avait fait installer des plaques inclinées ornées de clous et autres dispositifs anti-étudiants dans sa classe. L’économe, averti, lui accorda le budget nécessaire pour parfaire son projet. 

 

 

Ce professeur qu’on voyait errer dans les couloirs de son établissement avait choisi la recherche plutôt que l’enseignement : il était en quête de sa vocation d’enseignant perdue depuis longtemps…

 

 

Les inspecteurs des robots-professeurs n’ont pas un programme à la hauteur.

 

 

Cette prof promettait à l’étudiant qui avait bien travaillé de raconter en fin de cours un bout de sa vie. Beaucoup préféraient encore travailler mal… 

 

 

Pendant son cours de géo, le prof ne supporte aucune histoire.

 

 

Chaque année, au village, on organisait le concours du meilleur enseignant.

Quelle ne fut pas sa surprise quand, consultant la page Facebook de SudPresse, ce directeur constata que le gagnant faisait partie de ses enseignants. Tout à sa joie, il appela sa secrétaire qui, dévisageant la photo du gagnant, fut bien obligée de tempérer le bonheur de son supérieur : « Ce n’est pas un de nos enseignants, Edmond [elle l’appelait par son prénom car c’était par ailleurs son mari]  mais le jardinier de l’école »

 

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En guise de TFE, cet étudiant remit tout un roman : il rata son année mais entama une belle carrière d’écrivain. Que ses examinateurs relirent en poche au moment de leur – tardive – retraite (avant, ils ne faisaient que lire des TFE).

 

 

Cet enseignant était comme absent dans une école inexistante et, quand il prenait les présences, pour apporter un peu de réel, il était bien obligé de constater qu’il n’y avait personne à ses cours pas plus que dans les couloirs vides de l’établissement fantoche.

 

 

Avant, quand on voyait un prof en baskets et en short, avec l’air chagrin de quelqu’un qui a perdu son sport ou sa coupe, on savait que c’était le prof de gym. Maintenant on ne sait plus bien.

 

 

Dans le grand théâtre du savoir, des passionnés  rencontraient des assoiffés de connaissances, chacun passait indifféremment de la scène à la salle. Aucun intermédiaire n’officiait entre eux, aucune circulaire, aucun programme, aucun horaire, aucun système d’évaluation, aucun directeur, aucun inspecteur, aucun ensemble articulé de compétences… Les cours étaient gratuits et la satisfaction d’apprendre comme celle de dispenser un modeste savoir constituait l’unique mais incomparable récompense.

 

 

À l’École de l’air, le tableau n’est pas volant, non, ni les craies taillées dans les nuages, mais le professeur vise les étoiles et les étudiants ont des ailes.

 

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Le prof de la géographie de Binche et le prof de l’histoire de l’orange dans le folklore local s’associent chaque année en février pour donner un module consacré au Carnaval.

 

 

À l’École de la triche, il est interdit de ne pas tricher.

 

 

La Journée Porte Fermées de cet établissement scolaire eut tellement de succès que le préfet décida de la prolonger indéfiniment.

 

 

Le professeur d’aphorismes fait des phrases trop longues.

 

 

Ce professeur de langues ne donne jamais cours en immersion plus de trois minutes sans protections auditives : au-delà de ce temps, le tapageur babillage entre les poissons peut causer des dommages irrévocables.

 

 

L’école à eau

Dans cette école, toutes les salles de cours ont été transformées en piscine. Les professeurs de maths, par exemple, donnent cours théorique sur les gradins mais n’ont  pas peur de se mouiller lors des séances d’aquamaths. Les couloirs ont été aménagés en canaux et les transferts d’une classe à l’autre se font à la nage.

Le secrétariat se tient sur une plate-forme dans le hall en forme de fontaine.

C’est une école-pilote diligentée par un staff de pédagogues en maillot alliés avec des ingénieurs en hydraulique étudiants les mécanismes d’un athénée à eau. Le préfet pratique la pêche sous-marine et il passe la majorité de son temps de bain sous l’eau habillé en homme grenouille à arpenter les couloirs de son établissement nautique.

 

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     Professeur de langues mortes, ça parle avec les morts ?

     Oui, les anciens morts.

 

  

        Le prof de chauffeurs de bus vient en train et le prof de conducteurs de trains vient en bus, c’est normal ?

        Il ne faut pas généraliser! le prof de maçonnerie, il ne vient pas en maison et le prof de plomberie, il ne vient pas en salle de bain!

        C’est vrai mais je n’ai jamais vu un prof de mécanique venir autrement qu’en voiture et un prof de menuiserie arriver sans au moins un meuble à faire réparer…

 

 

Le professeur de religion scientifique et le professeur de morale mathématiques s’associeront à la rentrée prochaine pour donner le cours tant attendu de technicité des idées en champ d’opinions magnétiques.

 

 

Dans cette école, la salle des profs se trouve dans la cave à vin de l’établissement.

 

 

Dans cette autre école, tous les  professeurs ont dû suivre un stage de langue des signes : la directrice est sourde-muette.

 

 

Le prof raseur s’étonne du bas niveau de sa classe.

 

 

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Ce professeur qui, à l’instar du John Keating du Cercle des poètes disparus haranguait les étudiants lors de son cours de poésie de Michel Houellebecq se ramassa méchamment en montant sur un banc datant de l’époque du film. Il donne désormais cours en chaise roulante et doit reconnaître qu’il a auprès des jeunes générations d’étudiants plus de succès qu’en singeant Robin Williams. Maintenant on le prend volontiers pour le milliardaire handicapé d’Intouchables et on l’écoute à nouveau religieusement quand il entonne son Ô capitaine mon capitaine de Whitman ou lance du fond de son siège de lyriques Carpe diem. Comme quoi les mélos servent tout autant l’enseignement mainstream que les enseignants comédiens dans l’âme

 

 

À l’Université du Quatrième âge, les étudiants sont interdits de tripoter leur déambulateur pendant les cours.

 

 

Monsieur le Directeur,

Pour compléter la collection de craies du professeur de l’histoire des espaces et de la géographie du temps, toute la famille s’est mobilisée. A chaque voyage dans l’espace-temps, nous lui rapportons du nouveau matos. Cela prend sur nos heures de sommeil et nos jours de congé. Mais depuis qu’il a démarré une collection de pécés du monde entier spatio-temporel, nous ne savons pas si nos moyens financiers déjà rabotés par les multiples collections mises en place par les enseignants passés et futurs nous permettront d’encore l’aider comme auparavant.

Veuillez nous excuser par avance pour nos économies d’autant plus que cet enseignant modèle n’a pas manqué de signaler par une note dans le journal de classe que vous partagiez le même engouement pour ses collections bidons.

Bien à vous.

 

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MES MOTS MOCHES suivi de LES MOTS REBELLES / Denis BILLAMBOZ

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Mes mots moches

 

Mes mots moches

Je les dépose

Au fond de ma poche

Ils reposent

Avant que je les décoche

A ceux qui osent

Comme des cloches

Dire des choses

Qui reprochent

Qui imposent

 

Dans ma sacoche

Ils s’ankylosent

Et s’effilochent

Alors je les expose

Aux fantoches

Qu’ils indisposent

Petites choses

Dures comme roche

Belles comme rose

Fortes comme mailloche

 

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Les mots rebelles

 

Euh… euh…

Les mots s’accrochent

Euh… euh…

Ils refusent le désordre

Euh… euh…

Ils font la grève du zèle

  

Le propos est confus

Le discours est touffu

Le message est incompréhensible

Les auditeurs sont insensibles

 

Ils simulent l’attention

Ecoute avec affectation

Mais ils sont partis ailleurs

Dans un monde meilleur

  

Personne n’a suivi

Tous partagent son avis

Chacun lui donne son accord

Il est midi, il est temps de clore

 

Les mots sont têtus

Pour être entendus

Ils exigent le respect

Et refusent l’à peu près

  

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+ de dessins de Thomas Broome avec des mots 

FIN DE VIE

88957_300.jpgpar Denis BILLAMBOZ

Un sujet incontournable en littérature comme dans de nombreux autres domaines, j’ai choisi, pour cette publication, de le confier à deux écrivains qui l’ont traité sous deux angles bien différents : Antonio Barrera-Tyzkabrillant auteur vénézuélien insuffisamment connu en Europe et Sophie Cadalen auteure française qui a abordé le sujet de façon très charnelle comme si la mort la dévorait elle-même. Barrera-Tyzka explore l’espace mal défini qui existe entre le médecin et son patient, au moment où le praticien doit affronter la dure réalité et la dévoiler à celui qui doit la subir. Sophie Cadalen situe son récit encore plus près de la mort, quand celle-ci a pris possession de l’être aimé et prive celui qui survivra de tout ce qu’il partageait avec celui qui s’en va. Deux textes qui nous mettent en face de notre devenir.

 

31KPesIGTML._SY344_BO1,204,203,200_.jpgLA MALADIE

Alberto BARRERA-TYZKA (1960 – ….)

« Nous avons tous le droit de savoir que notre vie a un terme fixé, une date limite ; de savoir quand et comment nous mourrons ». Le docteur Andrès en a toujours été convaincu et, pourtant, lorsqu’il reçoit le résultat des analyses de son père, il a du mal à les accepter et n’arrive pas à lui dire qu’il à un cancer déjà bien installé et que sa vie est fortement hypothéquée. Andrès qui a perdu sa mère dans une catastrophe aérienne quand il n’était encore qu’un enfant, a fait longtemps des cauchemars sur la disparition de cette mère adulée. Et, pour lui faire oublier les affres de la mort, son père l’avait emmené pour un petit séjour sur une île, il projette alors de refaire ce voyage avec son père pour lui dire la vérité. Mais que cette vérité est dure à dire.

Pendant ce temps, son assistante est harcelée par un hypocondriaque que le docteur ne veut plus voir, elle décide finalement de tenter de le rassurer, alors s’installe une relation épistolaire entre ce pseudo patient et cette assistante qui n’a aucune formation médicale. Cette correspondance électronique crée une sorte de parallèle entre la maladie qu’on ne peut pas révéler et la maladie qu’on ne peut pas faire admettre. Le dialogue autour de la maladie est bien difficile à construire et reste souvent un discours vide, un exercice d’hypocrisie.AVT_Alberto-Barrera-Tyszka_795.jpeg

Ce livre d’une grande simplicité, n’élude rien de la maladie et de la mort, il énonce les choses avec vérité mais aussi avec sensibilité et pudeur, comme Le bateau-phare de Blackwater de Colm Toïbin, dans un style d’une grande fluidité. Il pose notamment cette question fondamentale du droit de savoir ou du droit de ne pas savoir, est-ce une règle ? Est-ce que ça peut faire partie d’un diagnostic propre à chaque malade ? Il semble facile d’énoncer des principes quand il s’agit de patients habituels mais il est beaucoup plus difficile de les appliquer quand il s’agit des siens.

Barrera Tyszka, explore cet espace flou qui existe entre le malade et le médecin, cet espace où l’on est déjà, peut-être, dans la maladie mais pas encore dans la médecine ou plus dans la médecine mais déjà dans l’accompagnement à la fin de vie. Et, le docteur Andrès cherche sa place de médecin et de fils qui n’a pas dit tout ce qu’il voulait dire à son père, qui ne sait pas dire ce qu’il faudrait, peut-être, lui dire maintenant et qui regrettera certainement ce qu’il n’aura pas dit à ce père qu’il croyait connaître mais dont il ignore tant de choses. « La maladie détruit aussi les mots ».

L’auteur n’élude ni la question de l’euthanasie, ni le problème du choix des malades qu’il faut soigner, ou non, selon leur espérance de survie et rappelle, surtout, au lecteur que « Ce qui différencie l’homme des autres espèces, c’est que l’homme est le seul animal qui sait qu’il va mourir. » Et, le docteur Andrès sait bien qu’après son père, il sera le premier sur la liste familiale à affronter la dernière épreuve de la vie. Même si on est médecin, il n’est pas facile d’aborder cette épreuve sans angoisse et avec sérénité

« Pourquoi avons-nous tant de mal à accepter que la vie soit un hasard ? »

 

tu-meurs-522773.jpgTU MEURS

Sophie CADALEN (1966 – ….)

Eros contre Thanatos, l’amour contre la haine, l’espoir contre la résignation, Sophie Cadalen réédite le livre qu’elle a publié en 2003 pour raconter l’épreuve que son héroïne, elle-même peut-être – « j’admettais être un charognard qui se servirait du moindre événement significatif, tragique ou poétique, pour en nourrir son imaginaire et en tirer quelque chose qui parfois s’appellerait un roman » – doit affronter quand son mari découvre qu’il est atteint d’une tumeur au cerveau. « Celle qui y dit « je » était l’interprète de mon urgence, de mon impératif à consigner les derniers instants d’une vie qui disparaît, les progrès d’une maladie qui a gagné la partie ».

Avec une écriture à la mesure de cette dramaturgie, dense, intense, riche qui court sur la page comme pour consigner dans l’urgence tout ce que cette femme ressent, tout ce qu’elle est en train de perdre, toutes les frustrations qui l’attendent et toutes celles qu’elle supporte déjà, Sophie Cadalen nous offre une grande page d’émotion, de douleur à partager, de compassion à offrir. C’est un très beau texte qui explore cet espace que la pudeur et l’inhibition empêchent toujours d’évoquer : toutes les frustrations qui attendent les femmes qui se retrouvent seules, privées de celui qu’elles ont aimé, de celui qui leur a donné le plaisir auquel elles ont droit et qu’elles n’éprouveront peut-être plus.photo-3-143211-XL-120652_L.jpg

L’auteure évoque cette lutte implacable entre l’épouse légitime et l’autre, « L », la maîtresse, la tumeur, elle qui prend inexorablement possession de celui qu’elle aime, qu’elle ne veut pas perdre, qu’elle n’accepte pas de voir partir au bras de cette maîtresse implacable et déloyale. Elle est dans le refus, elle ne veut pas croire à une issue fatale, elle n’accepte pas la dégradation, elle reproche à son mari de la laisser, de l’abandonner. Elle se sent la victime de ce combat fatal avant de finir par accepter son sort, sa solitude, son abandon et de se muer en vestale gardienne de la dernière demeure de son mari en pleine décrépitude.

Cette histoire m’a évidemment ramené à la mémoire ce livre du romancier espagnol Miguel Delibes, Cinq heures avec Mario, que j’ai lu il y a bien longtemps, il raconte la nuit qu’une femme passe aux côtés de la dépouille de son mari pour lui énumérer tous les reproches qu’elle a accumulés contre lui au cours de leur existence commune. L’héroïne de Tu meurs accable elle aussi son mari, elle lui reproche de l’abandonner, de ne plus lui donner le plaisir qu’il lui donnait avant, de se décomposer, de la laisser seule mais ce texte est aussi un grand roman d’amour parce que cette femme, à travers ce qu’elle reproche et regrette, met en évidence tout ce que son mari lui donne, lui a donné et pourrait encore lui donner s’il se débarrassait de l’autre, celle qui le phagocyte et l’emporte. « Mon amour tourne et rôde autour de ta mort, il fait mine de déguerpir, d’abandonner la partie, de se divertir d’un autre homme. C’est une feinte inutile. Je t’aime ».

Difficile de croire que l’auteure n’a pas connu une aventure de ce genre car son texte est trop charnel, sa douleur trop palpable, sa frustration trop sexuelle et son désir trop brûlant. La mort a été sa compagne un jour ou l’autre, elle semble en connaître la réalité, « je les déteste, ces irruptions d’un monde à côté du nôtre, cette prétendue réalité qui fuit devant l’unique vérité : celle de la mort ».

D’UN SILENCE À L’AUTRE: ANTONIONI vu par HAENEL

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LE SILENCE EST UNE FORME DE PENSÉE

Dans l’église San Pietro in Vincoli, à Rome, où la statue du Moïse de Michel-Ange continue de lancer sur le monde ce regard de colère qui impressionnait tant Freud, lequel essayait à chacune de ses visites de « tenir bon face au regard courroucé et méprisant du héros » (et se repliait finalement dans la pénombre pour échapper à son jugement), il existe un écriteau, traduit en plusieurs langues. En voici la version française : « Il est interdit de stationner devant la statue de Moïse pour donner des explications au groupe. »
Freud aurait sans doute apprécié l’ironie involontaire de cet écriteau. Au fond, il vaut mieux ne pas se trouver en face du Moïse, il ne faut surtout pas rester devant lui, et encore moins ouvrir la bouche. Cet écriteau, dans sa naïveté policière dit une vérité sur la statue : croiser le regard du Moïse vous coupe la parole.
J’écoutais Moïse et Aaron, le grand opéra de Schoenberg sur l’aphasie, quand j’ai repensé à l’écriteau de San Pietro in Vincoli. Pour triompher de toutes les épreuves auxquelles la pensée est exposée, Moïse affirme qu’il faut un Dieu à Israël, mais Israël n’en veut pas, d’où sa colère. Je me demandais à quoi s’adresserait aujourd’hui la colère de Moïse, sinon à la destruction même de la pensée, à ce ravage qui destine les corps à l’inexistence politique.
Si Freud redoutait tellement le regard du Moïse, c’était parce que Michel-Ange a sculpté dans le marbre l’instant où il découvre la vulgarité de son peuple : son regard semble bondir, il se jette, écrit Freud, sur la « populace » (dans la traduction de Marie Bonaparte, il s’agit de « racaille »).
Et puis j’ai pensé au Regard de Michel-Ange, un film d’une quinzaine de minutes de Michelangelo Antonioni, où celui-ci vient regarder la statue du Moïse. Antonioni monte les marches de l’église pour dévisager la statue — pour « tenir bon » face à Moïse, comme disait Freud. Une série de champs-contrechamps silencieux concentre l’échange de regards : qui regarde qui ? — et depuis quel secret ? On sait qu’Antonioni, suite à un accident cérébral, avait perdu la parole. On sait que Moïse ne parlait pas : sa bouche était « lourde », dit la Bible. C’est un héros du silence : « Ma langue est raide, je sais penser mais non parler », dit le Moïse de Schoenberg. Ce que donne à voir ce film, c’est un transfert de silence.
Alors, d’un silence à l’autre, qu’est-ce qui se passe ? De quelle nature est le passage entre le Moïse de Michel-Ange et son homonyme antonionien ? Est-ce le Moïse de Michel-Ange qui offre quelque chose à Antonioni, ou celui-ci qui fait de son mutisme une offrande ? La transparence inquiète de cet échange convoque dans sa mélancolie des figures immémoriales : sans doute Antonioni vient-il à la fois saluer la beauté et annoncer sa sortie, comme si, une fois son parcours artistique bouclé, il s’agissait encore de s’exposer au verdict de l’art, à la terrible endurance de son regard : rencontrer son propre silence dans le marbre, c’est se mesurer à l’énigme de la transfiguration.
« Tenir bon » face au Moïse de Michel-Ange consiste ainsi à avoir parcouru l’expérience même de l’art jusqu’à extinction de ses possibilités, et — comme Lacan le dit du héros —, à ne pas céder sur son désir. Le face-à-face avec les œuvres est l’histoire même du temps : c’est le lieu de la transfiguration, c’est-à-dire du monde à venir — c’est la grande politique. Quand Freud pense à Moïse, il y pense contre la Loi. Quand Schoenberg pense à Moïse, il y pense contre Hitler. Quand Antonioni pense à Moïse, il y pense contre quoi ? Sans doute contre l’Italie — contre la dévastation politique et culturelle de l’Italie.
L’aphasie d’Antonioni est historiale : c’est une manière d’endurer la destruction de l’Italie — de lui répliquer. Il n’y a plus rien à dire face au ravage organisé dans ce pays ; Antonioni en a vécu les conséquences de la manière la plus extrême : l’Italie lui a ôté la parole. Comme Moïse face à l’idolâtrie de son peuple, Antonioni, à la fin de sa vie — et d’une manière peut-être plus profonde encore que Pasolini, plus énigmatique — défie les Italiens. Son  silence est une forme de pensée : c’est un avoir-dit glorieux.
On sait que le temps du regard est contrôlé par la société ; c’est par l’enregistrement que le contrôle s’exerce. La grande ironie d’Antonioni — la puissance de sa fragilité —, consiste à mettre son corps en travers de la surveillance ; car s’il existe quelque chose qui échappe à celle-ci, c’est le silence. Les sphinx sont le contraire des spectres. Les sphinx pensent, ils ne sont pas repérables.  
Cette rencontre entre Antonioni et Moïse est un acte secret. En lui se concentre quelque chose de décisif, que Schoenberg avait entrevu : la parole, politiquement, ne tient plus ; ce qui doit se dire passera par le silence. Dans la rencontre entre Antonioni et Moïse, il en va ainsi de la transmission même de la pensée. La transmission de pensée s’accomplit en silence à travers le temps ; c’est la véritable histoire.

Yannick HAENEL, texte repris en partie dans un chapitre de Je cherche l’Italie

Les chroniques italiennes de Haenel sur le site de Philippe Sollers



Le film sur Vimeo

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Michelangelo Antonioni en 5 minutes chrono

 

Rétrospective et exposition Antonioni à la Cinémathèque française, par Olivier Père

CHER ANTONIONI, la lettre adressée au réalisateur par Roland Barthes et parue dans les Cahiers du cinéma de l’été 1980

381652_300x300.jpegExtrait:  « Un autre motif de fragilité, c’est paradoxalement, pour l’artiste, la fermeté et l’ insistance de son regard. Le pouvoir, quel qu’il soit, parce qu’il est violence, ne regarde jamais : s’il regardait une minute de plus (une minute de trop), il perdrait son essence de pouvoir. L’artiste, lui, s’arrête et regarde longuement, et je puis imaginer que vous vous êtes fait cinéaste parce que la caméra est un œil, contraint, par disposition technique, de regarder. Ce que vous ajoutez à cette disposition, commune à tous les cinéastes, c’est de regarder les choses radicalement, jusqu’à leur épuisement. D’une part vous regardez longuement ce qu’il ne vous était pas demandé de regarder par la convention politique (les paysans chinois) ou par la convention narrative (les temps morts d’une aventure). D’autre part votre héros privilégié est celui qui regarde (photographe ou reporter). Ceci est dangereux, car regarder plus longtemps qu’il n’est demandé (j’insiste sur ce supplément d’intensité) dérange tous les ordres établis, quels qu’ils soient, dans la mesure où, normalement, le temps même du regard est contrôlé par la société : d’où, lorsque l’œuvre échappe à ce contrôle, la nature scandaleuse de certaines photographies et de certains films : non pas les plus indécents ou les plus combatifs, mais simplement les plus « posés ». » R.B.

LECTURES PRINTANIÈRES

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5121FTR2M5L._SY344_BO1,204,203,200_.jpgClaude LOUIS-COMBET, BLESSE, RONCE NOIRE

(José Corti, Les Massicotés, 2004, 128p., 8€.)

Un classique d’un des plus grands écrivains francophones vivants (avec Quignard, Michon, Ernaux, Lefèvre, Sallenave, Mauvignier, Enard, Adam…). Claude Louis-Combet, aujourd’hui un peu plus de quatre-vingts ans.

Un livre de feu, urgent et incisif, incendiaire. Un récit fictionnel sur base d’une histoire bien réelle : la relation fusionnelle, incestueuse des frère et sœur TRAKL. Le grand public ne connaît que le poète Georg, décédé en 1914. Sa sœur Gretl achèvera son destin trois ans plus tard.Claude_Louis_Combet.jpg

Dans une prose somptueuse (peu d’écritures aussi prégnantes, aussi atmosphériques dans le sens d’une description décantée de toute une série de lieux, d’aires de connaissance intime), Claude Louis-Combet cerne et serre cette relation interdite, cachée, clandestine, qui tournera à la catastrophe.

Le titre, Blesse, ronce noire, est à l’aune de la violence incessante qui anime ces pages : violence de la relation, de sa description précise, de ses effusions. La quête amoureuse, sensuelle et sexuelle dans un bois qu’on traverse est un des sommets de la littérature érotique, par la charge émotionnelle, qui monte à l’instar de l’escalade des deux amants, à travers bois, feuillages et ronces. La ronce noire évoque, par ailleurs, le triangle de soie noire du sexe de Gretl.

 

ginsburg_reference.gifNatalia GINZBURG, LA ROUTE QUI MÈNE À LA VILLE,

(Denoël, coll. Empreintes, 2014, 128p., 11, 90€)

Ce roman, paru la première fois en 1942, dont la brièveté pourrait paraître facile, concentre les atouts d’une littérature profonde, dense, proche de ce qui deviendra école néo-réaliste (avec des auteurs comme Pavese, Fenoglio, Cassola, Soldati), mêlant avec une rare maestria l’histoire locale, l’évolution des mœurs et la description hallucinante de réalisme d’un petit village, et d’une ville proche, lieu des mirages et des réalités.

Le grand art de Natalia Ginzburg, résistante, envoyée avec son mari Leone en relégation comme Pavese, Levi, est de nous raconter l’histoire par le biais de son anti-héroïne Delia, amoureuse d’un petit-cousin, objet des convoitises d’un fils de bourgeois, éprise de liberté, ce qui donne à ce roman sans âge un parfum d’années bien postérieures, où la femme, la jeune fille accèdent à un certain rôle social – ce que ne connurent guère leurs devancières.

Comme chez Pavese, le terreau social, rural brille par une description quasi ethnographique des usages, du qu’en-dira-t-on, des fausses et vraies rumeurs, de la mainmise d’une morale de préservation des filles…Natalia-Ginzburg.gif

Nini, Giulio : deux noms d’homme pour cette Delia, deux parcours, celui de l’amour, de la clandestinité, celui aussi du devoir, de l’obligation sociale et des convenances.

L’acuité de la vision familiale (Delia a une flopée de frères et sœurs, dont la libre Azalea, que l’on traiterait aujourd’hui de dévergondée duplice) ne débouche cependant pas sur une noirceur totale. La vie s’en va ainsi, difficile, illusoire, compromise, mais quelque porte s’ouvre dans les grisailles coutumières.

Ce roman d’une jeune romancière, de vingt-cinq ans, est une totale réussite psychologique et sociale.

Petites HISTOIRES D’ÉCOLE (II)

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A force de ne pas se faire voir, est-ce que l’inspecteur disparaîtra des mémoires scolaires ?

 

 

A l’Ecole du suicide, quand tu t’effondres à l’examen, il vaut mieux que ce soit du haut du bahut.

 

 

Mon fils veut devenir professeur :

      De quoi ? je lui demande 

      De rien, comme toi.

 

 

On raconte que le directeur des programmes de cette télé du savoir est un ancien inspecteur.

 

 

On ne voit plus cet enseignant en trous noirs, on craint qu’il ait changé d’orientation ténébreuse en cours de disparition.

 

 

La vie privée du professeur, sa femme, sa belle-mère, ses enfants, sa maîtresse, ses ennuis domestiques, ses prochaines vacances n’intéressent, il faut le savoir, l’étudiant que dans la mesure où cela lui permet de passer une petite heure tranquille. 

 

 

Cette prof fondait en larmes à chaque fin de cours à l’idée de la disparition de son public éphémère, d’autant plus quand les applaudissements avaient été nourris. Elle se consolait, cela dit, dans les cinq minutes avec l’arrivée des spectateurs de la séance suivante.

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Enseignement transversal

Quand il neige dans la classe, ce prof de maths requiert le calcul du nombre moyen de flocons tombant par minute. Le prof de français demande une description rapide d’un flocon de son choix. Le prof de langues vivantes traduit flocon, neige et classe pourrie dans la langue qui justifie son salaire. Le prof de couverture envisage son licenciement. Le prof d’électricité couvre les fils de raccordement…

 

 

Ce professeur enseigne sur un nuage à des étoiles récalcitrantes. Parfois il descend avec la pluie pour dispenser un cours particulier à une pâquerette ou l’autre.

 

 

Ce prof qui donne cours à des robots depuis trente ans les trouvait beaucoup plus intelligents et plus studieux au début de sa carrière.

 

 

 

         C’est quoi, professeur, papa ?

          Je cherche la définition depuis trente-cinq ans.

–     Mais tu vas trouver, papa, c’est pour ça que tu es professeur…

 

 

– Professeur d’anglais, c’est un professeur qui a traversé la Manche ?
– Oui, et qui peut expliquer clairement aux habitants de la côte pourquoi il est aussi trempé même s’il n’a pas plu.

 

 

   Le prof de géographie, il n’a pas besoin de GPS ?

– Non, pas à l’intérieur de l’école.

 

  

    Le prof de politesse, il dit bonjour à ses élèves en arrivant ?

– Uniquement s’il a obtenu son diplôme avec une grande distinction.

 

 

         Quand on est professeur, c’est pour toute la vie ?

–    Maintenant, oui.

 

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Dans cette école de parents d’élèves, les réunions d’enfants ont lieu les mercredi après-midi.

 

 

Un enseignant qui traîne dans les couloirs a peut-être perdu tout espoir de rencontrer l’élève idéal…

 

 

Cet enseignant désignait au début de l’année un étudiant par classe pour chauffer la salle de cours avant sa prestation : applaudissements, gestuelle adaptée à la séquence d’apprentissage. Cris & rires accompagnaient ainsi tous les moments forts de la classe et amélioraient conséquemment l’image que cet enseignant se faisait de lui-même.  

 

 

Cet enseignant criait son cours. Quelle idée aussi qu’avait eue ce conseiller en éducation de faire classe dans un dancing pour motiver les étudiants de terminale ! 

 

 

Ce professeur de cinéma plantait toujours ses champ/contrechamp.

 

 

Ce professeur jouait fort bien de la craie sur le tableau noir et les enfants étaient nombreux à venir se régaler de ses concerts de toutes les couleurs.

 

 

Ce délégué syndical en burn-out  interdisait à ses étudiants  toute manifestation de bonne humeur.

 

 

Ma mère vient toujours me reprendre à l’école. Après que j’ai donné mon cours, elle est là à m’attendre, et nous repartons main dans la main jusqu’à la maison. Même si mon cartable est plus lourd que lorsque j’avais cinq ans, elle tient toujours à le porter. 

 

 

On a découvert dans l’ordinateur de ce prof de l’Université du Troisième âge des photos à caractère gérontopornographiques.


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Ce directeur a naturellement désigné son professeur le plus vache pour donner le module consacré au lait (son débit, son beurre).

 

 

Ce professeur de briquets-tempête a accepté de remplacer à brûle-pourpoint le professeur en lampes-torches parti précocement en fumée le week-end dernier.

 

 

 

A l’Ecole de l’air, c’est deux heures de colle au sol par avion crashé. 

 

 

Dans les nuages des tableaux noirs il m’arrive encore de voir mon père me faire la leçon.

 

 

A l’Université du troisième âge, on ne peut pas redoubler plus de trois fois avant de mourir.

 

 

Ce professeur donnait un cours parfait devant une classe parfaite dans un lieu parfait au sein d’une société parfaite. (J’ai été obligé d’écrire ça, pour rétablir l’équilibre mais j’ai peut-être exagéré.)

 

 

Monsieur le directeur,

Mon fils ne reconnaît pas son prof de maths de sa prof de français. L’un écrit des nombres en toutes lettres et l’autre, des lettres en nombre. Le prof de math écrit les chiffres de la crise en grec et la prof de français fait des phrases oblongues. Le prof de maths poétise la géométrie de la femme. La prof de français qui tient sa ligne verbalise le langage binaire de l’homme. Veuillez, je vous prie, mettre bon ordre à ce micmac avant que tout le monde ne souffre, comme moi, de synesthésie chronique.

 Bien à vous.

 

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Toutes les photos, sauf la première, sont  des photographies de tableaux de labos de physique quantique. Elles ont été prises par le photographe Alejandro Guijarro. 

UN LIVRE PAR JOUR

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   Il y a cinq ans, au moment de son arrêt soudain, cet écrivain publiait deux livres par semaine. Son lectorat s’était accoutumé à ce tempo. Certains lecteurs avaient arrêté de travailler pour se consacrer à la lecture de ses livres ; d’autres, leurs études, trouvant superflu toute autre activité que celle de lecteur de cette œuvre ; d’autres encore, parvenant difficilement à suivre le rythme tout en poursuivant une existence sociale normale firent appel aux services d’un psy à distance, car se déplacer sur les lieux de son cabinet prenait par trop sur leur temps de lecture.

  L’étonnement, pour ne pas dire l’onde de choc, fut considérable quand du jour au lendemain sa décision tomba. On déplora une vague de suicides. Seul, finalement, un lecteur désoeuvré, ayant tenu quelque temps à coups de relectures, s’était fait brûler sur un bûcher composé des livres de son écrivain fétiche.

   Durant un mois, un effet comparable à celui que de son temps avait suscité Salinger ou Pynchon fut constaté. Puis, après six semaines, plus vite qu’on ne l’aurait espéré, on oublia cet écrivain dispensable. Jusqu’à ce qu’il y a trois mois, dans une relative indifférence, il se remette discrètement à publier un livre par mois, puis deux, puis trois… On redécouvrait ainsi la somme de ses anciens livres qui faisait impression, effet de masse, de manche, d’avalanche, poussant les nouveaux sur le devant de la scène littéraire, toujours avide de phénomènes de foire. Plus que de véritables écrivains, difficiles à lire, qui faisaient avancer la littérature. Aujourd’hui, il est revenu au rythme de parutions d’avant son arrêt.

   Lors de l’interview qu’il donnée à la faveur de son improbable retour, il a déclaré n’avoir pas, il y a cinq ans, pris toute la mesure de la cadence infernale de publications qu’il s’était fixée mais que, maintenant, après avoir eu le temps de recharger ses batteries, de renouveler son stock, comme la mer recule loin pour mieux revenir, il pourrait désormais, et dans un délai fort court, parvenir au tempo tacatacatact espéré de parution d’un livre par jour. Les éditeurs se frottent les mains et la courbe de la production éditoriale est repartie à la hausse.

RÉFORME INFORME suivi de CHÔMAGE / Denis BILLAMBOZ

Réforme informe

  

Grande ébullition

Les régions sont en fusion

Vaines discussions

Oiseuses démonstrations

Folles élucubrations

Grande confusion

Totale incompréhension

  

Dissolution

Constitution

Fusion

Absorption

Vaste question

Dont nous débattions

 

Bouillie de réflexions

Infusion de région

Improbable potion

 

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Chômage

  

Nez rouge

Joues rouges

Yeux rouges

Litre de rouge

Au fond d’un bouge

  

Pas d’courage

Plus la rage

Débrayage

Largage

Chômage

 

Sans envie

Ramolli

Avachi

Détruit

À vie !

 

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AMOURS CONTRARIÉES

88957_300.jpgpar Denis BILLAMBOZ

Thème tellement récurent en littérature que je n’ai pas pu le contourner éternellement, il a bien fallu que je le propose au moins une fois et, pour cette occasion, j’ai choisi des auteures peu médiatisées, des femmes venues des confins méridionaux ardus de l’Europe du sud, d’Albanie et de la Basilicate, des femmes qui ont connu ces civilisations austères, rigides, fermées qui ne réservaient aucune place aux femmes. Bessa Mytiu invite des femmes à raconter leurs histoires d’amours impossibles comme Silvana Minchella témoigne avec des femmes qu’elle a tirées de son histoire personnelle sans qu’elles aient réellement exister. Toutes ont été malmenées et n’ont pas pu vivre les amours dont elles rêvaient.

Bessa-Myftiu.jpgAMOURS AU TEMPS DU COMMUNISME

Bessa MYFTIOU (1961 – ….)

Un hymne, une ode, une incantation à l’amour absolu celui qui emporte tout, embrase les cœurs et les corps sans se préoccuper de quelconques préjugés. Coincée par une grève à l’aéroport de Rome Fiumicino, trois Albanaises qui se rendent au mariage d’une amie commune, décident de se confier leurs histoires d’amour pour tuer le temps.

Anila raconte son histoire de femme divorcée qui tombe amoureuse d’un beau Kosovar qui ne l’épousera jamais parce qu’au Kosovo un homme n’épouse pas une femme qui a déjà connu un autre homme, une femme non vierge. Elle séduit alors le frère que cet homme s’est donné selon la tradition balkanique et entame avec lui une longue histoire à rebondissements qui la poursuivra jusqu’en Allemagne. « Au Kosovo, c’est la famille qui prime. Au Kosovo, on respecte les poètes s’ils respectent les coutumes. Au Kosovo, l’individu n’est pas encore né. »

Dina raconte ses relations avec ses amoureux qu’elle plaque pour ne pas souffrir, avant qu’eux la laissent tomber comme ses amants abandonnaient régulièrement sa mère. Elle ne peut cependant pas échapper à la séduction d’un beau jeune homme beaucoup plus jeune qu’elle qui ne veut pas l’épouser pour ne pas anéantir sa famille. « On finit toujours par trouver ce qui nous ressemble, si on suit la voix du cœur. »

Monda raconte comment, à cinq ans, elle était déjà convaincue qu’elle épouserait son beau cousin mais qu’à l’adolescence on lui a fait comprendre que c’était impossible. Le beau cousin ne peut pas non plus épouser l’amie de sa cousine qui est affligée de l’opprobre de la bourgeoisie qui colle encore à sa famille. « Tu ne veux pas détruire ma carrière pour les yeux d’une fille pareille ! »1681e28a-3507-11e0-b2b7-e38cf01276be.jpg

Des histoires d’amours tortueuses, rocambolesques, qui osent parler de sexe et de libération sexuelle, d’amour libre et du droit des femmes à disposer de leur cœur, de leur corps et de leur sexe. Des amours passionnels, absolus, magnifiques, violents, dévastateurs, comme on n’en écrit plus, des amours qui ne sont pas faits pour durer, seulement pour embraser. Des amours qui finissent toujours par rattraper ceux qui avaient succombé et qui croyait avoir oublié. « La mort même s’est retirée du champ de bataille, s’inclinant devant un amour qui avait résisté à tout : au régime politique, à la famille, à la maladie et au … temps. »

Malgré le titre de l’ouvrage, Ce n’est pas le communisme le principal accusé, même s’il n’est pas pour rien dans toutes les difficultés que rencontrent ces amoureux, il est un élément de contexte comme un autre pouvoir, une religion, ou n’importe quelle croyance aurait pu l’être. Ce qui est mis en cause, à mon avis, c’est beaucoup plus la tradition balkanique ancestrale qui pèse, à cette époque, encore très lourdement sur les êtres et les familles, instaurant un code de convenances et de pratiques inflexibles et incontournables. Il est paradoxal de constater que ce pays, l’Albanie, premier pays officiellement athée au monde, est un pays où la morale est l’une des plus rigoureuses et des plus contraignantes. Le pouvoir a épousé les règles de la tradition, de la famille, du parti, pour définir les fameuses « convenances » qui régentent tout dans la société albanaise.

Dans ce texte écrit directement en français – l’auteure réside désormais en Suisse – le narrateur n’hésite pas, dans un style vif, alerte, enflammé même, à allumer les feux de l’amour au risque de sombrer dans la grandiloquence plus que dans le lyrisme et le romantisme. Peu importe, ces amours tumultueux, dévastateurs, qui ne sont pas fait pour durer mais qui peuvent détruire, nous emportent dans un monde un peu fou. « Mais je trouve que les fous, ce sont les autres, ceux qui n’aiment rien ni personne ! »

 

ob_9374d4_les-louves.pngLES LOUVES

Silvana MINCHELLA

Les Louves, des femmes qui ont souffert dans leur chair, dans leur corps, dans leur sexe, dans leur cœur et dans leur âme, se rebiffent sous la plume de leur chef de meute, la narratrice, qui n’est peut-être autre que la réunion des ses diverses femmes en un seule : une jeune Italienne du sud, mariée, trop tôt, de force par son père, à un homme âgé, un peu dérangé, moins pauvre que lui, qui honore sa jeune épouse comme un animal monte sa femelle, une femme habitée par ses contradictions cherchant ses émois de jeunesse dans le corps d’une jeune amoureuse récemment décédée, une femme qui croit en la réincarnation, une femme qui pense que notre monde se prolonge probablement ailleurs.

A travers quatre récits très différents, qui peuvent, en s’assemblant comme les pièces d’un puzzle, raconter l’histoire des femmes, celles que Silvana aurait connues ? Probablement l’histoire de la femme qu’elle est aujourd’hui ? Peut-être aussi, l’histoire des femmes maltraitées, humiliées, considérées comme du bétail en Italie du sud, pas très loin du pays décrit par Carlo Levi. Un texte pour dire le malheur de ces femmes, leur triste condition, leur soumission de bêtes de somme et d’animaux reproducteurs dans une société patriarcale, superstitieuse, inculte, soumise à la religion et à l’aristocratie terrienne. Le Christ semble bien s’être arrêté à Eboli.minchellatete.jpg

Mais la révolte sonne et les Louves montrent leurs crocs et leurs griffes, elles veulent sortir du cycle rituel : soumission, interdit, désir insatisfait, révélation hors des lois sociales, religieuses et familiales, punition, vengeance. Elles veulent avoir droit au plaisir et à la liberté de l’esprit, du cœur et du corps, elles sont prêtes à remonter le temps pour retrouver la jeunesse, l’effervescence des sens, en refusant le temps qui passe, l’échéance inéluctable. Elles croient en la réincarnation, la possibilité d’un autre monde, d’un monde ailleurs rendant la mort beaucoup moins définitive et laissant l’espoir de vivre encore … ailleurs … autrement.

Un texte dur qui évoque l’Italie du sud, celle de Carlo Levi, avec ses sols rocailleux et son soleil accablant, un texte qui raconte un peuple austère, sévère, surtout avec les femmes, qui fait passer sa dignité et son image avant toute autre chose, un texte où la mort est omniprésente, inquiète, fait peur, mais les Louves la contournent en croyant à autre chose, à un autre monde où le droit au plaisir, le refus de toutes les conventions religieuses, sociales, ethniques, familiales… la liberté du cœur, du corps et de l’âme seraient les seules conventions.

Entre le confort de la fidélité et l’extase du plaisir, entre la satisfaction du cœur et l’effervescence du corps, Silvana hésite, «cachant sa vulnérabilité sous un maquillage étudié », elle balance, mais elle ne veut pas croire au hasard, la vie est programmée, organisée, tout est prévu. Peut-être ? On dirait cependant que ce petit livre est empli d’une douleur longtemps tue, d’une frustration jamais oubliée. Silvana, l’eau de tes yeux, celle de l’aigue-marine, n’éteindra jamais le feu qui brûle dans tes mots.