par Denis BILLAMBOZ
Le démon, cet ignoble être imaginaire que personne ne sait décrire mais qui ronge sans pitié tellement de nos contemporains, s’est très souvent réfugié dans des œuvres littéraires les plus diverses. Et, pour vous en apporter la preuve, je vous propose dans cette chronique deux livres où il s’est subrepticement glissé pour en devenir quasiment le sujet central. J’ai ainsi choisi un livre magnifique, une pure fiction, d’Éric Pessan que je considère comme un des grands auteurs actuels de la littérature française, et un ouvrage très différent, plus proche de la biographie que de la fiction, un livre sur Winston Churchill qui laisse une large place à la lutte que le héros britannique a livré à ses démons intérieurs aussi bien qu’au démon du nazisme.
LE DÉMON AVANCE TOUJOURS EN LIGNE DROITE
Éric PESSAN (1970 – ….)
Poursuivi par les démons qui ont emmené son grand-père et son père, l’un soi-disant à Buchenwald, l’autre plus certainement à Lisbonne qu’il arpente comme le héros de Pascal Mercier dans «Train de nuit pour Lisbonne », le narrateur essaie de chasser ces démons en retrouvant les traces de ses géniteurs, en reconstruisant leur histoire, sa généalogie, pour à son tour avoir un passé à transmettre à un enfant que sa compagne lui réclame très fort. « Avoir un enfant pour ne plus être tenté de remonter à contre-courant, vers des sources souterraines et hostiles ». Mais il ne veut pas d’un enfant comme celui qu’il a été, l’image du traître, le reproche permanent, l’insulte personnalisée, le péché incarné. «Ma mère me crie que je l’empêche de vivre et qu’il n’avait rien trouvé de mieux que de lui laisser un enfant pour l’emmerder jusqu’à la fin de ses jours, un enfant qui l’entrave, l’enchaîne, la comprime, l’écrase, respire, la tue à petit feu, un enfant qu’elle aurait dû jeter par la fenêtre ».
Les démons sont terrés au creux de la magie et de la religion arrangée par sa grand-mère et sa mère, deux femmes qui ont réinventé ces deux hommes dont il ne connait que ce qu’elles ont bien voulu lui en dire. Il était celui qui allait devenir l’homme, celui qui trahit, celui qui s’enfuit laissant la femme seule avec sa misère. «Je ne savais pas jusqu’à quand mon statut d’enfant me protégerait de la haine, je ne savais pas si mon statut de fils me serait suffisant pour enrayer la malédiction qui ferait de moi un homme ».
Il lui faut donc séparer le vrai du faux, le réel de l’irréel, le vécu du fantasmé, … une quête de la vérité entre la certitude et le doute, entre le possible et le plausible.
Il recherche ses racines pour se comprendre lui-même, pour savoir d’où viennent ses démons, comment il en a hérité et comment il pourrait les chasser. Il tente de reconstituer l’histoire qu’il n’a pas connue, qu’il n’arrive pas à découvrir, se perdant dans son texte comme dans les rues de Lisbonne. Il doit échapper à l’image du père qu’on lui a imposée et qu’on lui promet d’adopter.
« Tout le portrait de son père. La phrase me calmait aussitôt. Je ne voulais pas être comme son père, surtout pas. Je redoutais de le devenir malgré ma volonté, de ne pas pouvoir échapper à une fatalité profondément enfouie ; d’être la marionnette d’un caractère qui, inéluctablement, prendrait un jour le dessus. Je menais un combat contre moi-même ».
Ses recherches recoupent immuablement les pas d’un clochard qui hante, comme un fil rouge, cette histoire et relie les divers lieux où l’intrigue se déroule : Bordeaux, Weimar, Lisbonne, le clochard est le démon, le clochard est le père, le clochard est ce qu’il devient, le clochard est le destin auquel il ne peut échapper. Car ce livre est celui du destin, celui qui nous est imposé par nos pères, façonné par nos mères, celui qu’on ne peut fuir, celui qui dicte notre devenir, celui sur lequel butte notre libre-arbitre. On ne peut pas décider, on ne peut que subir. « On m’a prédit que j’hériterais de tous les travers de mon père, dès ma plus petite enfance, dès que j’avais une mauvaise appréciation sur un bulletin de notes, dès que je relevais la tête ». «Je faisais toujours tout pour ne pas devenir comme cet homme-là, pour me composer un portrait différent ». « Vivre était un combat contre une part de ma personnalité ».
Le héros, écrivain débutant, peut-être l’auteur par certains côtés, se fond progressivement dans son personnage comme un double prémonitoire, un « Doppelgänger » annonciateur de mort. Tout semble possible dans ce roman où le héros, le narrateur, l’auteur et certains autres personnages évoluant dans divers mondes, semblent se fondre dans un univers plus large que le nôtre et peut-être plus réel, plus crédible. Une façon d’ouvrir notre mode de pensée, de voir plus large de ne pas rester coincé dans l’univers que nous croyons connaître.
« J‘invente des scènes creuses et vides de sens. Je m’enkyste dans d’improbables souvenirs ».
Avec « Muette » j’avais découvert le talent littéraire et la maîtrise de l’écriture d’Eric Pessan, dans ce nouveau texte, j’ai eu la confirmation de ce talent et de cette maîtrise mais j’ai aussi trouvé une nouvelle facette de son art : il adopte un processus littéraire novateur, il plante des « mots-jalons » qui caractérisent un moment de l’histoire du héros, de son passé ou de son présent, pour, à partir de ces mots ou expressions, explorer un espace temporel ou spatial, virtuel ou factuel, reconstruire le chemin qui l’a conduit là où il est arrivé, tracer une nouvelle route qu’il dessine dans le récit qu’il écrit.
« Je trimbale partout les bribes de mon texte en devenir, le vaste monde n’est plus que l’antichambre de mes phrases ».
Un livre qui enchantera les amoureux des belles lettres et qui restera certainement dans la littérature.
« TU SERAS UN RATÉ, MON FILS! »
CHURCHILL ET SON PÈRE
Frédéric FERNEY (1951 – ….)
Ce livre n’est pas, comme on pourrait le croire a priori, une biographie de Winston Churchill, c’est un récit qui cherche à démontrer comment un descendant raté d’une grande famille aristocratique britannique est devenu le sauveur d’Albion, comment le fils incapable de Lord Randolph Churchill, descendant des Ducs de Marlborough, est devenu une légende, le « Vieux Lion », le pire ennemi d’Adolf Hitler. L’auteur est très clair sur ses intentions et prend soin d’informer le lecteur : « Si j’avais tout lu, je n’aurais rien su et rien écrit ; je n’aurais pas osé empiéter sur sa légende et marcher dans son rêve. Je n’excuse pas sa violence ni tous les coups tordus qu’on lui prête. Je ne le défends pas, il est indéfendable ; je l’écoute, je m’efforce d’entrer dans son âme. Je ne suis pas son avocat, je suis son scribe. »
Ce texte montre comment Hitler a fabriqué le héros légendaire qui, sans cette guerre providentielle, serait probablement resté un raté bourré de complexes et de frustration, « un raté mondain comme le lui prédisait son père », en réveillant en lui le monstre qui somnolait depuis sa prime jeunesse. Enfant mal aimé par une mère peu attentive et très volage – qui pourtant essaie toujours de le faire pistonner par ses relations galantes – et un père sévère et toujours absent, il ne travaille pas à l’école où il excelle dans ce qui l’intéresse et méprise tout ce qui ne l’intéresse pas. Il voyage, écrit, fait la guerre en espérant se couvrir de gloire, il veut devenir célèbre pour faire de la politique mais surtout pour prouver à son père qu’il n’est pas le raté qu’il prétend avoir engendré. La guerre lui a beaucoup appris, il a compris les grands enjeux du siècle qui commence, il est un visionnaire, il écrit : « Les guerres des rois jadis étaient cruelles et magnifiques ; les guerres des peuples seront plus cruelles encore, et sordides ». Goujat, hâbleur, iconoclaste, c’est un arriviste, un opportuniste, il cherche la moindre parcelle de gloire pour construire sa vie publique. « Ses numéros de briseurs d’assiette, ses provocations et ses enfantillages traduisent un besoin éperdu d’exister qu’il satisfait sans modération ».
Les héritiers de Braudel verront dans ce texte la preuve qu’un héros comme Churchill n’est pas né de rien, qu’il n’a pas surgi au bon moment du fond d’un abîme quelconque, qu’il est le fruit de tout ce que la civilisation anglaise a accumulé depuis des siècles pour vivre, se développer et rayonner sur une île pas toujours très accueillante. Mais force est de constater que, même si on adhère à ce point de vue, il faut bien reconnaître que le « Vieux Lion » a apporté un supplément d’âme, de détermination, de combativité à la fonction qu’il lui a été confiée et qu’il s’est imposé comme une mission divine. Ce récit montre aussi que la petite histoire, celle des individus, peut parfois tutoyer, bousculer, la grande, celle des peuples.
Il fallait tout le talent de conteur de l’auteur pour faire vivre ce personnage hors normes, hors dimensions, « Un dévoreur inassouvi, jamais rassasié. Un fumeur, un buveur, un joueur. Un lutteur maniaco-dépressif. Un politicien intuitif, impétueux et roué mais rétif aux courbes et aux chiffres. Un alcoolique mondain. Un travailleur infatigable. » Et le transformer en un héros légendaire sans jamais sombrer dans une quelconque complaisance, sans écouter les sirènes ou les détracteurs, seulement en le regardant vivre l’énorme complexe qu’il a toujours éprouvé à l’endroit de son père et transcender ses angoisses, « son chien noir » à travers l’action : sous les balles qui ne l’ont jamais inquiété, dans les débats politiques qu’il affectionnait. Winston Churchill a trouvé en Hitler le démon extérieur qu’il fallait détruire pour démolir ses démons intimes, devenir un digne fils de Lord Randolph Spencer-Churchill et enfin tuer le père en le surpassant.
« Randolph croyait en son destin – Winston aussi -, il n’avait pas le sens de l’histoire – Winston si ! »