par Denis BILLAMBOZ
J’ai eu l’occasion de lire ces deux textes et j’ai eu l’idée de les rapprocher même s’ils sont très, très, différents, non pas pour faire un quelconque parallèle sur le plan littéraire mais seulement pour vous inviter à partager mon intérêt pour la littérature espagnole préfranquiste. Après la mort du Caudillo, une jeune littérature espagnole produite par toute une génération de jeunes écrivains tous plus talentueux les uns que les autres nous a un peu fait oublier qu’avant que la chape de plomb écrasant les lettres ibériques, il existait une très belle littérature espagnole que nous avons presque tous oubliée. C’est pour lui rendre hommage et pour rappeler son lustre que je publie aujourd’hui ces deux textes de deux très grands auteurs.
DONA PERFECTA
BENITO PEREZ GALDOS (1843 – 1920)
Encore un texte qui aurait pu servir de livret à un opéra dont Don José (eh oui) pourrait être le ténor qui aime la soprane, Rosarito, et qui essaie de l’enlever malgré tous les efforts déployés par le baryton, pour une fois en jupon, la mère de la belle, Dona Perfecta.
Au XIX° siècle, Don José Rey, jeune ingénieur, se rend chez sa tante Dona Perfecta, dans une bourgade imaginaire perdue au fond de la Castille, pour faire la connaissance de sa belle cousine Rosarito avec laquelle son père et sa tante voudraient le marier. Mais bien vite, sous la pression du chanoine confesseur de la tante, le jeune ingénieur dévoile ses idées modernes et commet des maladresses dans les lieux de culte. La tante, très religieuse, va alors manigancer toutes les combines possibles pour écarter sa fille du jeune diplômé trop peu respectueux de la religion et des coutumes locales, à la grande joie du chanoine qui voit ainsi se libérer la voie d’un mariage entre la riche héritière et son propre neveu. « Il finit par se sentir si étranger, pour ainsi dire, dans cette ténébreuse cité de chicane, d’antiquailles, de jalousies et de médisance, … »
Toutefois, le jeune homme ne désarme pas et mijote un plan machiavélique pour arriver à ses fins et enlever la belle qui est toute aussi amoureuse que lui. Mais ce plan déclenche des réactions en série qui provoquent la tragédie que tous les lecteurs attendent depuis le début. « Les gens ont ici les idées les plus arriérées sur la société, la religion, l’Etat, la propriété. »
Une histoire linéaire, simple comme une tragédie grecque, écrite dans une langue claire et précise avec un style très classique qui rend la lecture très aisée. Une histoire au romantisme un peu dégoulinant. Une histoire qui met en évidence l’obscurantisme religieux qui régnait à l’époque en Espagne, sous la double domination de relents de l’Inquisition (« Nous lui arracherons sa passion ou plutôt, son caprice, comme on arrache une jeune herbe qui n’a pas encore eu le temps de prendre racine… ») et de la persistance de certains us et coutumes hérités de l’étiquette imposée par les Bourbon. L’auteur a aussi voulu mettre en évidence le manque d’ouverture de la classe dirigeante espagnole qui n’a rien fait pour qu’il soit le titulaire du premier Prix Nobel de littérature, décerné en 1901, qui lui était apparemment destiné, et la collusion entre une administration partisane accrochée aux privilèges ancestraux et l’Eglise catholique attachée à l’image que la célèbre Isabelle lui avait fabriquée. Sans omettre la faiblesse humaine capable des pires manigances pour satisfaire ses ambitions et envies de pouvoir.
Ce roman est également un avertissement sur la manipulation des foules qu’il est facile de mettre en émoi pour atteindre des objectifs personnels mais qu’il est ensuite moins aisé de maîtriser. Un avertissement prémonitoire, le livre a été écrit en 1876, que les Espagnoles ne semblent pas avoir entendu : « … l’Espagne, n’en doutez pas, va connaître des scènes pareilles à celles de la Révolution française, où des milliers de prêtres d’une grande piété ont péri en un seul jour… »
GUSTAVE L’INCONGRU
RAMON GOMEZ DE LA SERNA (1888 – 1963)
Pour présenter les quarante-trois brèves aventures cocasses, bizarres, absurdes qui constituent la vie de Gustave, Roger Lewinter, dans la quatrième de couverture, parle de roman cubique … où interviendrait la quatrième dimension, je lui fais totalement confiance car j’ignore complètement ce que peut-être un roman cubique. Je peux seulement confirmer que les bizarreries et autres absurdités et incongruités ne manquent dans ces brefs récits bien plus drôles que tragiques.
Gustave est né prématurément dans une loge de l’opéra, premier signe d’une enfance et d’une jeunesse atypiques, carrément incongrues. Gamin précoce et débrouillard il est déjà le héros de mille situations cocasses et bizarres. Devenu adulte, il est très courtisé par les jolies femmes qui peuplent tous les récits et possède pour principal talent celui de se défiler devant des mariages ou alliances qu’ils ne jugent pas forcément bienvenus ou du moins trop précoces.
Pour ce jeune rentier coureur de jupons qu’on dirait échappé de l’œuvre de Proust, la vie est beaucoup plus aisée que celle des héros proustiens, il se rapprocherait plutôt d’un autre optimiste béat qui se sort de toutes les situations scabreuses avec lesquelles il se retrouve aux prises ; il évoque sans conteste, Saïd Abou Nahs, l’optimiste d’Emile Habibi dans « Les circonstances étranges de la disparition de Saïd Habou Nahs, l’Optimiste ». Avec la différence toutefois que le personnage d’Habibi est plus pathétique, plus à prendre au second degré pour pénétrer les malheurs des musulmans chassés d’Israël. Gustave, lui, est un optimiste heureux et fort aisé de toutes les aventures incongrues qui lui arrivent. Il pensait : « Tout est ici bas aussi incongru que ma propre existence, mais les autres ne veulent point s’en persuader ni permettre qu’il en soit ainsi. Et pourtant y a-t-il rien de plus léger que l’incongruité, rien qui repousse davantage cette idée de responsabilité qu’ils se sont inventée ? »
L’incongruité est la manifestation de son destin qui l’entraîne toujours dans des situations bien peu ordinaires qu’il subit toujours avec résignation, la vie n’est qu’incongruité, il ne lui arrive que des choses incongrues, bizarres, mais jamais dramatiques, que le hasard lui distribue avec une grande générosité. La vie n’est guidée que par ce hasard facétieux qu’il faut accepter avec bonne humeur. « Il était le dissolvant de toutes les lois de la vie qui se brisaient, se brouillaient, s’isolaient et se dénouaient sitôt que Gustave s’interposait ».
C’est Valéry Larbaud qui a introduit Gomez de la Serna en France, qui l’a dit, je lui laisse donc la responsabilité de cette affirmation que je cite à mon tour même si elle parait incongrue à certains : « Les trois plus grands écrivains de ce siècle sont Proust, Joyce et Ramon Gomez de la Serna ».