par Denis BILLAMBOZ
Aujourd’hui, j’ai décidé de vous proposer deux textes qui évoquent le sort, ce fameux sort qui organise des coïncidences souvent bien utiles aux romanciers, notamment à certains auteurs de romans policiers, en panne d’imagination. Pascale Hugues a dévoilé tout ce que le sort a manigancé pour lui donner deux grands-mères nées et décédées la même année et dont la vie a connu d’autres similitudes. En feuilletant les éphémérides des événements extraordinaires, Didier Da Silva a, lui, constaté certaines coïncidences et en a tiré une réflexion toute personnelle sur le rôle que le sort peut jouer dans la vie. Alors le sort n’est-il qu’une forme du hasard ?
MARTHE ET MATHILDE
Pascale HUGUES (1959 – ….)
« Mes grands-mères s’appelaient Marthe et Mathilde. Leurs prénoms commençaient par les deux mêmes lettres. Elles étaient nées la même année, en 1902… elles moururent l’une après l’autre en 2001. A quelques semaines d’intervalle, tout au début du nouveau siècle et à la veille de leur centième anniversaire.«
Marthe et Mathilde traversèrent le XX° siècle côte à côte d’un bout à l’autre », à Colmar que Marthe ne quitta que pendant la deuxième guerre mondiale, elle était Alsacienne mariée à un ancien militaire français alors que Mathilde était la fille d’un Allemand installé en Alsace avec sa femme belge francophone. Quand elles étaient enfants, les deux femmes habitaient le même immeuble, elles firent connaissance à l’âge de six ans et le hasard qui fait si bien les choses, ne faillit pas à sa tradition en voulant que le fils de Marthe épouse la fille de Mathilde et qu’ils deviennent les parents de Pascale l’auteure de cette histoire de ses grands-mères.
Tout ce texte ne serait qu’une accumulation de coïncidences plus surprenantes les unes que les autres si cette histoire ne se déroulait pas en Alsace où ces deux femmes furent successivement allemandes jusqu’en 1918 puis françaises de cette date à 1940, à nouveau allemandes l’espace de la guerre et de nouveau françaises depuis 1945 jusqu’à leur décès. Leur histoire échappe ainsi à la seule tradition familiale pour devenir le symbole de tout un peuple balloté de part et d’autre d’une frontière mouvante au gré des guerres qui ensanglantèrent la planète. Marthe se souvient comment les Allemands étaient, pendant la Grande, devenus durs et sévères avec les populations françaises, et Mathilde, elle, n’a pas oublié comment les Français avaient chassé, entre 1918 et 1921, les familles allemandes influentes.

Ce livre écrit pas une journaliste n’est peut-être pas très littéraire, il s’attache plus à faire vivre ces deux femmes au destin parallèle malgré des origines et des personnalités très différentes faisant de tout ce qui les séparait des atouts pour construire une part de vie commune. Il fallut beaucoup de tolérance à Marthe, la bonne provinciale simple et pragmatique, pour accepter les caprices et la supériorité intellectuelle de Mathilde à l’arbre généalogique riche de plusieurs nationalités et peuplé de personnalités importantes. Il fallut aussi beaucoup de résignation et de courage à Mathilde pour supporter son statut de « boche » et accepter de vivre dans une ville trop petite pour ses rêves de grandeur.
Cette histoire qui n’est pas tout à fait parallèle car Mathilde y occupe plus de place que Marthe, sans doute que son rayonnement intellectuel a plus fasciné sa petite-fille que la simplicité bon enfant de
Marthe, est un excellent rappel et peut-être même plus car dans nos écoles on ne nous a jamais parlé des expulsions en Alsace, de la francisation forcée, de l’interdiction de parler français ou allemand selon le lieu et l’époque, que certains enfants devaient parler une langue à la maison et une autre à l’école… La France s’est beaucoup glorifiée d’avoir ramené l’Alsace dans le giron de la patrie gauloise mais n’a pas tout dit sur les méthodes employées et sur les douleurs subies par les populations. Et certainement que les Allemands n’en ont pas dit plus quand ils ont rattaché l’Alsace à la grande nation germanique. Cette histoire est aussi un exemple de tout ce que les peuples installés aux marches des nations ont dû subir, subissent encore pour certains, lors des conflits armés entre ces nations : dans les Sudètes, en Silésie, dans le Memel land, etc… et aujourd’hui encore à l’est de l’Ukraine, en Moldavie à l’est du Dniepr, dans l’imbroglio caucasien…
Ce texte nous rappelle qu’à cette époque, notre belle république auréolée de sa belle devise où trône fièrement l’Egalité, « classe ses enfants, il y a les légitimes, les tolérés, les adoptés, les rejetés et les Boches ». N’oublions jamais !
L’IRONIE DU SORT
Didier DA SILVA (1973 – ….)
Si ce livre n’était pas écrit par Didier Da Silva, je ne suis pas sûr que je l’aurais lu jusqu’au bout même si je suis habituellement plutôt persévérant et tenace. A la lecture des premières pages, j’ai eu un peu l’impression que l’auteur avait feuilleté une pile de vieilles éphémérides où il aurait relevé quelques coïncidences qui sont absolument incontournables quand on considère la population de la planète dans son ensemble. Mais les phrases bâties comme des châteaux classiques, tout en longueur, harmonieusement rythmées, où tout a une fonction architectonique, rien n’étant concédé à une quelconque décoration superflue, ces phrases que l’on ne peut mesurer qu’à l’aune de la page, m’ont séduit par leur rythme, leur musique, l’eurythmie qu’elle dégage. Cet Hardouin-Mansard de la phrase méritait bien une lecture attentive, il faut qu’elle le soit car son texte est un entrelacs d’événements très variés : créations artistiques remarquables (romans, poésies, symphonies, opéras, films, …), crimes les plus sordides, naissances, décès, rencontres,… de personnages célèbres ou appelés à le devenir, faits divers retentissants, grandes premières, innovations révolutionnaires, tout un entrelacs d’événements qui, pour un historien, constitue une part de la matière première de ses études. Son travail peut s’expliquer par celui qu’il prête à l’un de ses très nombreux héros :
« … depuis que l’homme pense il rapproche des faits sans lien apparent et trouve le joint avec, le plus souvent, une facilité déconcertante, une fois configurées les données d’un système les signes s’attirent comme des aimants, pour ainsi dire spontanément : il faut seulement veiller à ne pas l’élargir trop, le système, car il perdrait à proportion de sa pertinence : à considérer le tout évidemment que tout se tient, la belle affaire, mais alors le charme se rompt, les coïncidences n’en sont plus et le trouble fait place à l’incompréhension. »

Même si je n’ai pas très bien compris l’objet de ce livre, si ce n’est la volonté de montrer la grande agitation qui anime perpétuellement l’humanité et la nature et le nombre incalculables de coïncidences qu’on pourrait déceler en épluchant méticuleusement les éphémérides, je considère, en ce qui me concerne, que ce texte est avant tout un grand exercice de jonglerie lexicographique, une savante construction d’un fastueux édifice littéraire, un paysage dessiné et aménagé par un Le Nôtre des jardins littéraires avec une foison de mots oubliés, savants ou banals artistiquement dispersés en des bosquets en forme de phrases longues comme les allées d’un parc.
Ce texte est court mais très dense et le lecteur qui pensera en sortir en une heure ou deux de lecture risque fort de sérieusement se tromper car il est particulièrement dense, quelques paragraphes seulement pour l’ensemble du livre, et se réfère à un nombre impressionnant de sujets et de connaissances. Soit Didier Da Silva est le Pic de la Mirandole de notre époque, soit il a travaillé très sérieusement sa culture générale pour arriver à produire cette œuvre qui in fine m’a impressionnée tant par la qualité de sa rédaction que par l’encyclopédisme de l’auteur.