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De Pavese, lu avec passion et détermination, relu, repris comme on le fait des mots, des images, réécouté sans cesse puisqu’une voix inaltérable parle là, très fort, et tout à la fois entre cris et chuchotements d’âme, de Pavese, tant d’images venues illustrer, éclairer, approfondir un paysage, une histoire, un récit, tant de personnages !
A reprendre ainsi une œuvre à rebrousse-fil, en partant comme beaucoup l’ont fait, des œuvres de la fin – Le Bel Eté, La Lune et les feux – pour remonter aux sources, on mesure combien la cohérence des voix et des thèmes relie avec ténacité et subtilité tout l’écheveau pavésien.
Bien sûr, le paysage, la femme, la chronologie vitale de l’enfance à la mort, la source des autres, sont déjà là dès l’entame d’une carrière, dans TRAVAILLER FATIGUE.
Evidemment, une première œuvre consigne en germes et forces tout le parcours d’une vie consacrée aux lettres.
Mais quoi ? Tout serait donc dès la première ligne écrite affaire de cohésion, de fidélité à des sujets, à des lieux aimés ?
Mais quel Pavese déloger des poncifs, des images toutes prêtes si vite collées ? L’auteur a souffert, au-delà du possible, des lectures réductrices, et le voilà soixante-deux ans après sa mort, beaucoup moins choyé qu’aux lendemains d’une carrière fulgurante, suicide et prix Strega et parution posthume du noir Métier de vivre. Pavese ne déroge guère à cette désaffection et il fut peu fêté pour son centième anniversaire de naissance en 2008, lui qui fit fête si souvent aux personnages.
Peut-être fallait-il, même très modestement, après Italo Calvino, Dominique Fernandez, Philippe Renard, Christian Viguié, Ludovic Janvier, réparer une manière de négligence critique voire de méconnaissance de textes pour longtemps coulés dans le marbre des clichés : une poésie relativement restreinte, un suicide qui prend, autant que des paysages encore une fois trop mobilisateurs, beaucoup de place, écrase la légère gravité des poèmes du livre premier de 1936 ?

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Ce détour par le premier livre de poésie nous semble essentiel, non seulement par son statut de première œuvre, celui des urgences à dire, mais aussi parce qu’elle constitue une expérience unique dans ce genre au cours des années trente.
Quoi de plus étrange, d’excentrique que ce Lavorare stanca, loin de toute sensiblerie dannunzienne, éloignée des travaux surréalistes en cours en France, en Belgique, à mille lieues du lyrisme de feu d’un Lorca, en rien comparable aux recherches hermétiques d’Ungaretti, ni encore à la concision d’un Mandelstam…Comme si cette poésie de 1936, mal accueillie alors, passée sous silence, n’avait rien à voir avec les grands pontes du temps poétique. Sans oublier Artaud, Supervielle, Michaux, Aragon, pour citer quelques noms francophones d’alors.
Lavorare stanca est sans doute une exception miraculeuse. Aussi, j’ai voulu, par cette petite communication, vous enjoindre à traverser ce livre en empruntant le regard de Pavese. Ce qui est aussi un autre « métier », celui de lire le monde, son monde.
Mais que sait-on, en 1936, de ce Pavese-là ?

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Un petit bled piémontais voit naître, le 9 septembre 1908, Cesare Pavese. Les Langhe, une terre de collines, de vignobles, à quelques encâblures de la Ville de Turin, que l’on voit des belvédères que sont Superga, Canelli…
Enfance endeuillée par la mort du père. Mère forte. Retour à Turin très vite.
Liceo d’Azeglio. Un professeur de lettres mentor, Augusto Monti, auquel le premier livre sera dédié.
Les amitiés indéfectibles qui se nouent, avec le terreau littéraire et la ville pour bases, autour de ce prof de lettres extraordinaire qui met le jeune adulte à l’étrier de l’université.
Suivront études et thèse de lettres consacrée à la poésie de Walt Whitman.
Et voilà la poésie et l’Amérique qui entrent en force dans la vie du jeune Pavese, et dans le même temps, les retours dans le village natal, San Stefano Belbo, et les environs avec les amis de toujours, Leone Ginzburg, Tullio Pinelli, entre autres, annoncent clairement les topiques de l’univers des premiers romans et nouvelles. Ciau Masino, Paesi tuoi, La bella estate… Entre Pô, baignades et lentes pérégrinations sur les chemins colliniers, fêtes.
Laissons parler Pavese.

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« Je ne dois pas oublier combien j’étais perdu avant Les Mers du sud et que je me suis mis à connaître mon univers au fur et à mesure que je le créais » C’est ainsi, à la date du 15 octobre 1936, que, confinato du régime fasciste depuis le 5 août à Brancaleone, Pavese en pur autocritique évalue son travail d’écriture de Lavorare stanca.
Ce poème inaugure assez logiquement le livre de poèmes. Et pour notre lecture, il offre le meilleur des cheminements puisque Pavese le décline d’emblée entre collines, silence et ancêtres. Le poème peut s’ouvrir en toute sérénité et c’est le soir.
POÈME 1: LES MERS DU SUD (fragment)
Un soir nous marchons le long d’une colline,
en silence. Dans l’ombre du crépuscule qui s’achève,
mon cousin est un géant habillé tout de blanc,
qui marche d’un pas calme, le visage bronzé,
taciturne. Le silence c’est là notre force.
Un de nos ancêtres a dû être bien seul
— un grand homme entouré d’imbéciles ou un malheureux fou —
pour enseigner aux siens un silence si grand.
Ce soir mon cousin a parlé. Il m’a demandé
de monter avec lui : du sommet on distingue,
au loin, quand la nuit est sereine, le reflet
du phare de Turin. « Toi qui habites à Turin… »
m’a-t-il dit, « tu as raison. Il faut vivre sa vie
loin de chez soi : profiter, jouir de tout
et puis, quand on revient comme moi à quarante ans,
plus rien n’est pareil. On n’oublie pas les Langhe. »
Il m’a dit tout cela et il ne sait pas l’italien,
mais il parle lentement le dialecte qui, comme les pierres
de cette même colline, est tellement rugueux
que vingt ans de langages et d’océans divers
ne l’ont pas entamé. Et il gravit la côte
avec ce regard recueilli qu’enfant j’ai souvent vu
dans les yeux des paysans un peu las.
Turin, les Langhe, l’amitié, la force des silences et des collines : tout Pavese tient déjà dans ce poème liminaire qui grave la double dimension que le poète se donne : regarder loin et recueillir en soi ce que la terre d’ancêtres a livré.
Plus tard, le 15 février 1936, il note, toujours dans ce qui, au fond, est l’amorce de son journal de vivre : « On dirait que mon livre est l’extension de San Stefano Belbo et sa conquête de Turin »
Entre le village natal et la ville des études, des éditions et des amis, l’œuvre va circuler comme le sang entre veines et artères.
Comme dans un aller-retour essentiel, où l’espace pavésien se crée sous nos yeux, le temps d’une promenade, le soir.

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Suffit-il de regarder, ou de prendre bonne mesure de ce que le poème pavésien déroule, puisque le soir libère, aère le regard, offre de nouvelles réalités, et retour au pavé de la ville, dans cet aller, dans ce retour, notre poète nous élève et cette hauteur morale du poème, on la doit à ce style unique de récit-poème, où le lecteur peut puiser sa dose de regards vus, entrevus, perdus dans la nuit de la ville comme autant de réverbères :
POÈME 2: DEUX CIGARETTES
Chaque nuit, on se sent libérés. On regarde les reflets de l’asphalte
Sur les boulevards qui s’ouvrent au vent, lumineux.
Chaque rare passant a un visage et une histoire,
Mais à cette heure on ne sent plus fatigués :
Les réverbères par milliers sont à ceux qui s’arrêtent
pour frotter une allumette.
L’allumette s’éteint contre le visage de la femme
qui demande du feu. Elle s’éteint dans le vent
et la femme déçue m’en demande une deuxième
qui s’éteint : maintenant, elle rit doucement.
Ici on peut parler à voix haute et crier,
car personne n’entend. Nous levons nos regards
vers toutes ces fenêtres – des yeux fermés qui dorment –
et nous attendons. La femme se plaint en grelottant
parce qu’elle a perdu son écharpe bariolée
qui la nuit la chauffait. Mais si on s’appuie
contre le coin de rue, le vent n’est plus qu’un souffle.
Sur l’asphalte consumé, il y a déjà un mégot.
Cette écharpe venait de Rio mais la femme me dit
qu’elle est bien contente de l’avoir perdue, car elle m’a rencontré
Si l’écharpe venait de Rio, elle est passée la nuit
sur l’océan inondé de lumière par le grand paquebot.
Des nuits de vent, sans doute. C’est un marin à elle
Qui la lui a donnée.
Le marin n’est plus là. La femme me chuchote
qu’elle va me montrer son portrait, tout bouclé et bronzé,
si je monte avec elle. Il partait sur des cargos crasseux
et nettoyait les machines : mais moi, je suis plus beau.
Sur l’asphalte, il y a deux mégots. Nous regardons le ciel :
la fenêtre là-haut – elle la montre du doigt – c’est là nôtre.
Mais là-haut, il n’y a pas de poêle. Les cargos qui se perdent
la nuit ont peu de fanaux ou n’ont que les étoiles.
En jouant à nous réchauffer, nous traversons l’asphalte
bras dessus bras dessous.
Le regard d’un Pavese qui aime tant circonscrire le réel pour l’apprivoiser. Nombre de poèmes précisent cette échancrure. Pour quel effet ? Toujours une fenêtre découpe ce monde. Sans cesse l’œil vient y battre pour renouer avec l’intime présence du réel; cet œil est une conscience. Lire le monde suppose cette phénoménologie patiente, attentive, promeneuse. Tantôt Pavese inscrit un regard tranchant qui scinde, tantôt il ouvre l’espace. Cette écriture de la distance relie cette prise de conscience : il a pris du recul et les mots signifient tout à la fois la beauté et l’impossible beauté, cet affront de la beauté d’un paysage que seuls les vocables peuvent encore conquérir, puisqu’il n’est plus de ce monde, ce petit villageois Turinois devenu, il est de l’autre côté, il a cheminé.
Conscience, oui, de celui qui, encore à Rome, le 29 juillet 1935, avant d’être expédié en Calabre pour confinement, dit : ho fatto una prima cosa contro la mia coscienza, à propos de son inscription au parti fasciste pour obtenir un poste d’enseignement.
Attardons-nous un peu sur ce profil assez extraordinaire d’un jeune homme de vingt-huit ans, à l’heure de la sortie de ce premier livre.

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Quel bagage offre-t-il ? Une thèse sur Walt Whitman, un nombre important de traductions de l’américain, des articles dans la revue « La Cultura », un premier roman resté dans les tiroirs, Ciau Masino, qui ne sera publié qu’en 1968.
Quelle lucidité, grands dieux, pour capter, dans cette aire où jeunesse, vieillesse, conscience de la terre s’unissent, se fondent, s’éclairent ou s’ombrent !
La « voix du soleil » âpre et douce fait trembler l’air. Cette voix de Pavese prélève au réel ses pépites de conscience :
POÈME 3 : LA VIEILLE IVROGNE
Elle aime aussi, la vieille, s’étendre au soleil
les deux bras grands ouverts. Les lourds feux
écrasent mon visage menu comme ils écrasent la terre.
De tout ce qui brûlait, seul reste le soleil.
L’homme et le vin ont trahi et rongé cette chair étendue,
sombre sous son habit, mais la terre craquelée
bourdonne comme une flamme. Les paroles sont vaines,
et les regrets sont vains. Le jour vibrant revient
où ce corps lui aussi était jeune, plus brûlant que le soleil.
Au souvenir, les grandes collines vivantes et jeunes
comme ce corps surgissent, et le regard de l’homme,
l’âpre saveur du vin, deviennent à nouveau
douloureux désir : le feu jaillissait dans son sang
comme le vert dans l’herbe. Par sentiers et par vignes
le souvenir se fait chair. La vieille, immobile,
les yeux clos, elle jouit du ciel avec son corps d’alors.
Dans la terre craquelée bat un cœur plus solide,
comme le torse robuste d’un père ou d’un homme.
La joue ridée se serre contre elle. Le père lui aussi
et l’homme lui aussi, sont morts trahis. La chair
s’est rongée dans leurs corps aussi. Et la chaleur du ventre
l’âpre saveur du vin, jamais plus ne les réveilleront.
Par l’étendue des vignes la voix du soleil
âpre et douce susurre dans l’incendie diaphane,
comme si l’air tremblait. Tout autour l’herbe tremble.
L’herbe est jeune comme les feux du soleil.
Les morts sont jeunes dans l’ardent souvenir.
Et si la marche porteuse trouve à s’exprimer si souvent, au fil des traversées des collines, son exact contraire, l’arrêt, sur image, pourrait-on dire, fixe ainsi ce désir insatiable d’immobiliser, dans la chair des personnages, dans la claire conscience du temps qui a coulé, de la terre qui ne reste que craquèlements et blessures, âpreté pavésienne.
Combien Pavese souligne, sans surligner, sans y ajouter une force démonstratrice bien étrangère à sa poésie, le passage du temps, la grande affaire.
Immobilité, pourtant, inutilité, souvent. Tant de vers, assis comme des paysages devant « une mer inutile », des « collines ». On s’assoit, on regarde, on passe le temps ainsi, on est « repus ». Comme au cinéma, activité dont Cesare fut friand dès les années 28, 29, la fenêtre est un signifiant qui redouble non seulement l’œil mais cette vision du monde « serrée » – le terme revient souvent dans les poèmes -, cadrée. Le temps passe mais s’étend à l’espace. Aussi Pavese anime-t-il cet espace confiné d’une éventualité, d’un impossible prolongement : « la rue deviendrait une joie ».
Ailleurs, « l’ardent souvenir », signifiant aussi de tout ce qu’il faut dire, retenir, dans la gravité comme dans l’exaltation réfrénée par le style, apte à saisir, comme par une fenêtre, ce qu’il reste d’un monde enfui.

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Il y aurait beaucoup à dire de cette « étroite fenêtre » pavésienne. Outil d’appréhension, méthode stylistique, organe cinématographique à la Ozu, déclic paysager qui scande le réel des collines pour mieux l’apprivoiser le temps de quelques vers dans la saccade des impressions ?
Elle offre, sans jeu de mots, un appui à notre vision du monde-poème. Dans l’exact relais de la marche porteuse, comme le philosophe-ethnographe Sansot nous la donne à lire entre prouesses et poussières, le cadre intime de la fenêtre suggère entre autres qu’il est tant de manières de se rapporter au monde, entre périple d’observation, dans l’avancée et le retrait, et suspension suraiguë où le cœur cadre autant que l’œil. Le cœur a retenu, longtemps après, cette vision carrée du monde, au-delà de l’arrondi des collines, sans doute dans le ton assez stoïcien de ce qu’il faut se donner comme morale du recul. Balthus n’a rien fait d’autre avec sa « Jeune fille à la fenêtre » : suspendre le réel pour mieux l’analyser.
Sans doute, le poète de « Lavorare stanca » par ses deux mots, entre tension et relâchement, a-t-il voulu nous signifier aussi l’intime de l’être humain, toujours porté et sans cesse retenu : ne l’a-t-il assez éprouvé, par exemple, par ses relations avec les femmes, ardentes, difficiles, tendues, ou en rétention !
Pavese, qui se glissait à merveille dans le corps et l’âme des jeunes femmes, suffit-il de se rapporter aux beaux portraits des deux romans Le Bel Eté et Entre femmes seules, parle en leur nom, les frôle, les observe, les juge, les retient, les décrit avec une aisance qui ne manque pas de tremblement :
POÈME 4 : À QUOI PENSE DEOLA
Deola passe sa matinée au café et personne ne la remarque. En ville, à cette heure-ci, tout le monde s’affaire au soleil froid de l’aube. Deola, elle non plus, n’a besoin de personne et elle fume tranquille en humant le matin.
En maison, il lui fallait dormir à cette heure-ci pour reprendre des forces : avec leurs sales godasses, ouvriers et soldats, des clients qui vous brisent les reins, salissaient la natte sur le lit. Mais seules, c’est différent : on peut faire un travail plus soignant et c’est pas fatigant ;
Le type d’hier soir, en la réveillant tôt, lui a donné un baiser et l’a emmenée à la gare lui souhaiter bon voyage : « Si je pouvais, chérie, je resterais bien avec toi à Turin. »
Bien qu’un peu étourdie, elle est fraîche aujourd’hui, Deola, et elle aime être libre, boire son lait et manger des brioches. Ce matin, elle est presque une dame, si elle regarde les passants, c’est seulement pour ne pas s’ennuyer. A cette heure, en maison, on dort et ça sent le renfermé.
– La patronne sort en ville -, c’est idiot de rester là-dedans.
Pour faire les dancings, chaque soir, il faut un peu d’allure et en maison à trente ans, ce qui en reste est fichu.
Deola est assise, son profil tourné du côté d’une glace et elle se regarde dans la fraîcheur du verre ; un visage un peu pâle : ce n’est pas la fumée qui est dans l’air. Elle fronce les sourcils.
Il faut vraiment en vouloir comme Mari pour rester en maison (« car ma chère, les hommes viennent ici pour s’offrir des caprices que ni femme ni maîtresse ne peuvent satisfaire ») et Mari travaillait inlassable, avec un grand brio, et se portait fort bien. Les passants qui défilent ne distraient pas Deola qui travaille le soir seulement, par de lentes conquêtes dans sa boîte de nuit. Quand elle fait des clins d’œil à un client ou qu’elle cherche son pied, elle aime les orchestres qui lui donnent l’impression d’être une grande actrice, dans la scène d’amour avec un jeune homme riche. Un client chaque soir lui suffit pour avoir de quoi vivre (« peut-être que le type d’hier m’aurait emmenée pour de bon vivre avec lui ») Et pouvoir rester seule le matin, et s’asseoir au café. Sans besoin de personne.

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Turin des femmes faciles. La salissure imposée. Le repos à prendre. Le naturalisme pavésien a de ces légèretés et de ces justesses. L’extrême solitude du juste repos.
Taxé très souvent de misogynie, Pavese explore, en équilibriste du jugement moral, les diverses facettes de la femme, miroir tentateur, bijou difficile à capter comme l’on s’use à polir les pierres, « femme morte » ou inaccessible, comme ce « vieil homme » « revenu de tout » évoque sa défunte et leurs ébats :
POÈME 5 : L’INSTINCT
Le vieil homme, qui est revenu de tout,
du seuil de sa maison, sous le tiède soleil,
regarde le chien et la chienne défouler leur instinct.
Sur sa bouche édentée les mouches se poursuivent.
Sa femme est morte il y a très longtemps. Elle aussi,
comme toutes les chiennes, ne voulait rien savoir,
– pas encore édenté – la nuit venait,
ils se mettaient au lit. C’était bien beau l’instinct.
Ce qui est bien chez le chien, c’est qu’il est vraiment libre.
Du matin jusqu’au soir, il vadrouille dans la rue ;
et il mange, ou il dort, ou il monte les chiennes :
il n’attend même pas qu’il fasse nuit. Sa raison
c’est son flair, et les odeurs qu’il sent sont chez lui.
Le vieil homme se souvient qu’il a fait ça une fois
dans un champ de blé, en plein jour, comme un chien.
La chienne, il ne s’en souvient plus, mais il se rappelle
le grand soleil d’été, la sueur et l’envie de ne plus s’arrêter.
C’était comme dans un lit. S’il avait encore l’âge,
il voudrait ne faire ça que dans un champ de blé.
Une femme descend dans la rue et s’arrête pour voir ;
passe un prêtre qui se tourne. Sur la place publique,
on peut faire ce qu’on veut. Et la femme elle-même
qui, à cause de l’homme, n’ose se retourner, s’arrête.
Un enfant, seulement, ne tolère pas le jeu
et il fait pleuvoir des pierres. Le vieil homme s’indigne.
On est tout entier dans ce regard de l’homme vieilli, qui se tourne vers son passé autrefois sexuel, aujourd’hui édenté. L’instinct délité, il y a là toute la stratégie du manque, de la carence affective et tous les tabous : ces chien et chienne qui se défoulent, une femme, un prêtre, un enfant qui fait pleuvoir les pierres comme on lapide, comme on mutile, comme on punit le pornographique.

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Allers et retours, autres figures massives d’un recueil où on peut, comme d’un retour, être revenu de tout. Comme préfiguration du dernier opus où Nuto, revenu de tout lui aussi, multiplie les allées et venues vers les villages en fêtes, ici les promeneurs arpentent cette figure du retour, retour à soi, ou aux autres, de la veille au matin, de la nuit au jour.
L’absence de l’ami, même présent, inaugure une autre complexité pavésienne. On est là au sein des collines, sans y être. « Mon ami ne regarde pas ».
Absence, mort, vide, retour du vide, incisif, insistant. L’homme immobile du « Bois vert » est-il l’homme peut-être mort de « Poggio reale » ? Tout invite à le croire. Il est allé en prison, il est immobile, il est seul, il a déjà sur lui « l’odeur insolite de terre » et il y a « cette longue prison » de l’attente.
La mort, « l’obscurité sale », Pavese multiplie les tableaux, des basons brefs évocateurs de sang, de vie, de mort sous « les étoiles ».
Sans cesse l’espace est investi de temps : le temps du sommeil lourd ou la brève agonie, « la longue peur/ qui dure depuis l’aube ». Il hisse la mélancolie au rang des beaux-arts et la solitude est reine. Il suffit de lire la chute d’un poème, d’un monde : « les étoiles ont vu du sang dans la rue ». Pavese innerve de stellarité l’humain couché, assis. Même « le clochard est un fragment de rue ». une poudre salie d’étoile ?

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Un lyrisme combattu par les outils de mort ?
Puisque le temps, cette grande mangeuse, on est cet enfant qui peut « aller jouer dans les prés » et aujourd’hui, les « boulevards » empiètent sur le vert. On n’est désormais plus cet enfant en vadrouille, on a connu la prison, on « embêtait les filles comme ça dans le noir ». Aujourd’hui, « on fait des enfants » et les femmes ne disent rien. La vieillesse veille, au soleil étendu. Et pourtant, on a été jeune mais le temps et les hommes ont trahi.
Une errance au hasard des collines, comme l’errance fondamentale de l’homme, qui vit, se cherche, capte, délaisse, se déglingue et meurt ?
La terre s’ouvre, failles et délices ?
POÈME 6 : ANCÊTRES
Stupéfié par le monde, il m’arriva un âge
où mes poings frappaient l’air et où je pleurais seul.
Ecouter les discours des hommes et des femmes
sans savoir quoi répondre, ce n’est pas réjouissant.
Mais cet âge a passé lui aussi : je ne suis plus tout seul,
si je ne sais répondre, je m’en passe très bien.
J’ai trouvé des compagnons en me trouvant moi-même.
J’ai découvert qu’avant de naître, j’avais toujours vécu
dans des hommes solides, maîtres d’eux,
dont aucun ne savait que répondre et qui tous restaient calmes.
Deux beaux-frères ont ouvert un commerce – le premier
coup de chance en famille – l’étranger était sérieux,
calculant sans arrêt, mesquin et sans pitié : une femme.
Quant au nôtre, au magasin, il lisait des romans
– au village c’était quelque chose – et les clients qui entraient
s’entendaient déclarer par quelques rares mots
qu’il n’y avait pas de sucre et pas plus de sulfate,
que tout était fini. Et c’est lui qui plus tard
a donné un coup de main au beau-frère en faillite.
Quand je pense à ces gens, je me sens bien plus fort
que si devant la glace je roule les épaules
et forme sur mes lèvres un sourire solennel.
J’eus, dans la nuit des temps, un grand-père
qui, s’étant fait rouler par un de ses fermiers,
se mit alors lui-même à bêcher les vignobles – en été –
pour avoir un travail bien fait. C’est ainsi
que toujours j’ai vécu et toujours j’ai gardé
un visage intrépide et j’ai payé comptant.
Et dans notre famille, les femmes ne comptent pas.
C’est-à-dire que chez nous elles restent à la maison
Et nous mettent au monde et ne disent pas un mot
Et ne comptent pour rien et nous les oublions.
Chaque femme répand dans notre sang quelque chose de nouveau
mais elle s’anéantit entièrement dans cette œuvre
et nous seuls subsistons, ainsi renouvelés.
Nous sommes pleins de vices, de tics et d’horreurs
-nous les hommes, les pères – certains se sont tués,
mais il y a une honte qui jamais n‘a touché l’un de nous :
nous ne serons jamais femmes, jamais l‘ombre de personne.
J’ai trouvé une terre en trouvant des compagnons,
une terre mauvaise où c’est un privilège
de ne pas travailler en pensant à l’avenir.
Car rien que le travail ne suffit ni à moi ni aux miens ;
nous savons nous tuer à la tâche, mais le rêve de mes pères,
le plus beau, fut toujours de vivre sans rien faire.
Nous sommes nés pour errer au hasard des collines,
sans femmes, et garder nos mains derrière le dos.
Ecoutons encore et encore la voix de Pavese, toujours plus complexe voire démultipliée en nuances et en ramifications. Une insondable mélancolie trame cette poésie.
Travailler fatigue est une somme, non seulement esthétique (ces scènes suspendues dans l’aire pavésienne), mais aussi tonale, musique des mots sur un rythme de marche et de suspens, où les errances thématiques relaient les errances verbales.
Poésie de lents travellings coupés d’images crépusculaires ou solaires, coupés de fenêtres, de ruelles, d’échancrures dans le réel.
Poésie d’une fidélité aux lieux, aux gens, aux générations qui nous fondent, nous sondent. Fidèle à la perte, aux traces, à la solitude, aux répétitions, aux légères variations, où le calme bruit d’étonnantes questions existentielles sur notre errance fondamentale, à la temporalité étrange entre passé, présent du cheminement, travail et recherche blessée des désirs de l’autre et des ailleurs, entre confinement et expansion de l’espace. Autre définition de la poésie ?
Conférence donnée par Philippe LEUCKX
le 19 février 2013 aux MIDIS DE LA POÉSIE avec Angélo BISON