Le directeur de cet athénée de province, candidat à sa propre succession, avait appris par son chef de la communication (l’économe en chef) que son taux de popularité baissait parmi les enseignants. Il fit alors paraître avec l’aide d’un nègre (le prof de gym, reconnu pour posséder la plus belle plume de l’établissement) un livre titré : « Mes regrets, mes erreurs, mes errements… » Que, généreux, il fit distribuer dans tous les correspondanciers.
Dans le bouquin, il regrettait de s’être rendu, le jour de sa nomination au poste de principal, chez Robert la frite* avec son équipe de campagne puis d’avoir passé trois jours sous la saharienne du chef de la section locale du PS de Goutroux** à boire de l’Eau de Villée*** alors qu’il avait annoncé une retraite à l’Abbaye de Maredsous. Il regrettait la photo tweetée le soir même, nu de dos certes, où on le devinait en train de tremper son sexe dans une Leffe à douze degrés sans se brûler, puis d’avoir, pour montrer ses neuves compétences en maçonnerie, voulu ériger un mur de trois mètres de haut sans ciment ni truelle qui, en s’effondrant, avait décapité le chef de la section (hasard ou nécessité, le chef de section, vieille gloire du socialisme de papa était devenu la bête noire des jeunes loups du Parti). Il regrettait amèrement (lui qui n’aimait que Franck Michaël et Claude Michel****) sa liaison avec Carla Bruna, la prof d’espagnol qui karaok(et)ait du Julio Iglésias et du Kendji Girac les soirs de Portes Ouvertes ainsi que d’avoir pris les silences du proviseur***** pour des signes d’approbation mais, plus que tout, il se reprochait d’avoir traité de fils de pute, un étudiant qui avait refusé de le saluer et qui s’avéra être le fils de la Directrice-Générale-des-Enseignements-de-la-Région.
Pour rallier les profs récalcitrants, on lui conseilla de faire signer la préface par la déléguée syndicale, poétesse à ses heures qui ne jurait que par Maïakovski (Maria qui ? lui demandaient des collègues peu sensibles à la poésie russe, et auxquels elle répondait invariablement: Marie Aréna******), qui lui écrivit, ma foi, un seyant avant-propos qui donnait presque envie de se taper l’insignifiant libelle.
***Alcool wallon à base de fruits parfois rehaussé de bière blanche et fabriqué dans le village de Ragnies
**** Autre chanteur italo-belge, ayant gommé ses origines, à ne pas confondre avec Claude-Michel Schönberg (l’ex-mari de Béatrice, actuelle épouse de Jean-Louis Borlöö) qui a connu son heure de gloire dans les années 70
Je n’arrive pas à croire ce que j’ai vu, j’a l’impression d’avoir fait un rêve.
– Et pourtant, nous avons bien visité un musée.
– Un musée un peu particulier tout de même !
– Un peu.
– Dans ces galeries, j’ai compris une chose que je n’avais pas bien saisie jusqu’à ce jour : les grandes œuvres littéraires existent parce qu’elles ont été lues et commentées.
– Evidemment !
– Donc, il n’y a pas de littérature sans lecteurs ni critiques.
– Et c’est peut-être aussi pour ça que ce musée a été créé pour que, quoi qu’il arrive, ces œuvres puissent toujours être remises en circulation et préservées de l’oubli. Un autodafé, peut brûler les livres mais ne pourra jamais en rien altérer une lecture !
– Et dire qu’il y a peut-être des chefs-d’œuvre qui n’ont jamais été lus ou peut-être tout simplement trop mal lus.
– Sans doute !
– Un texte qui ne rencontre pas ses lecteurs, ou au moins un lecteur important qui est entendu par d’autres, n’existe pas ou seulement pour son créateur.
– Eh oui !
– C’est triste ! Il faudrait faire un jour un cimetière des œuvres littéraires mortes nées.
– C’est une idée, mais tout écrivain croit forcément que son œuvre finira bien par vivre.
– Quelle vanité !
ÉPISODE 18
Ils étaient ainsi parvenus à peu près au terme de leur méditation sur la littérature quand ils arrivèrent devant l’hôtel où il était descendu. Après les quelques civilités d’usage et quelques remerciements un peu plus chaleureux, ils se séparèrent car il voulait, sans plus attendre, déguster la lecture qu’on lui avait proposée de choisir au musée.
Il rejoignit donc sa chambre sans passer par le bar comme il le faisait souvent quand il était en séjour hôtelier et s’allongea sur le lit pour lire en toute quiétude le texte qu’il avait ramené, une lecture de « L’ombre du vent » de Carlos Ruiz Zafon. Et après avoir lu quelques lignes seulement, il plissa encore plus les rides de son front, écarquilla les yeux et eut du mal à croire ce qu’il lisait. Ce texte ressemblait furieusement au commentaire qu’il avait écrit lui-même après sa lecture de ce roman, et qu’il avait ensuite confié à quelques amis pour le publier sur leur blog ou site Internet.
« Je ne me souviens pas d’avoir dévoré un livre avec une telle voracité, je me suis jeté dessus comme un affamé. «Avant même d’avoir pu m’en rendre compte, je me retrouvai dedans, sans espoir de retour. » Et, pourtant ce roman n’est sans doute pas le meilleur que j’ai lu mais il a un côté si fascinant et l’auteur à un tel talent pour empêcher le lecteur de poser ce livre qu’il est difficile de ménager quelques pauses pour s’alimenter avant d’en avoir avalé les cinq-cent-vingt-cinq pages. »
Carlos Ruiz Zafon
Apparemment, c’était bien le texte, mot à mot, qu’il avait écrit, si sa mémoire ne le trahissait pas, mais il se souvenait bien, il l’avait relu il y a peu. Bon, ce propos liminaire était tout de même suffisamment banal pour qu’un autre ait pu écrire le même.
« Tout au long de cette lecture, j’ai pensé à Pascal Mercier et à son « Train de nuit pour Lisbonne », le héros de Ruiz Zafon, comme celui de Mercier, découvre, par hasard, un livre qui va complètement chambouler sa vie et même celle de son entourage. Un bouquiniste de Barcelone fait découvrir, à son fils, le cimetière des livres perdus et lui demande, selon la tradition, de choisir un livre dont il aura le plus grand soin. Le héros de Mercier avait, lui, trouvé un livre par hasard chez un autre bouquiniste, à Berne, qui lui en avait fait cadeau. »
Là, il devenait de plus en plus convaincu que c’était bien son texte qui se trouvait là. Comment expliquer qu’un autre lecteur qui aurait commencé son commentaire de la même façon que lui, ait lu, lui aussi, lu le même livre de Pascal Mercier et ait fait le même parallèle ? Impossible ! Surtout que ce parallèle ne brillait pas particulièrement par sa luminosité et qu’aucun lecteur ne l’avait imaginé dans tout ce qu’il avait pu consulter jusques à maintenant au sujet de ce roman.
« Je ferai grâce à Carlos de ces concessions car son livre est comme un opéra de Verdi emporté dans une grande envolée épique qui emmène le lecteur dans un monde de rêves, de fantasmes et d’émotions dont il émerge difficilement. Et il a un tel amour des livres qu’il traite avec une véritable sensualité, qu’on ne peut que l’aimer. Je pensais que si j’avais découvert tout un univers dans un seul livre inconnu au sein de cette nécropole infinie, des dizaines de milliers resteraient inexplorés, à jamais oubliés. Je me sentis entouré d’un million de pages abandonnées, d’univers et d’âmes sans maître, qui restaient plongés dans un océan de ténèbres pendant que tout le monde qui palpitait au-dehors perdait la mémoire sans s’en rendre compte, jour après jour, se croyant sage à mesure qu’il oubliait. »
Quand il eut pris connaissance de la conclusion, il eut la certitude que ce texte provenait bien de sa plume et il resta tout ébaubi, estomaqué, inquiet même, comment ce texte avait-il pu atterrir dans ce musée improbable au cœur de Barcelone ? Il fallait qu’il trouve l’explication sinon cette question l’obsèderait à tout jamais. Il se sentit comme pris en otage par cette découverte, comme s’il faisait partie d’une conspiration à laquelle il ne comprendrait rien, pas plus la fin que les moyens. Il commença à transpirer, il lui arrivait quelque chose de pas très normal, quelque chose d’irrationnel, quelque chose qui allait changer le cours de sa vie, quelque chose….
O Flower of Scotland When will we see Your like again
Mais d’où venait ce vieux chant écossais, l’hymne du pays du Whisky ?
Il adorait cette vieille chanson populaire qui fédère les Ecossais dans les grands moments, surtout quand un stade entier la chante avec la ferveur séculaire qui soude ces vieux guerriers contre l’ennemi héréditaire, le perfide Anglais.
Il n’avait pas encore compris qu’il avait somnolé en attendant le match de rugby et qu’il avait été réveillé par la prestation vocale des spectateurs du stade de Murayfield qui insufflaient toute leur énergie aux quinze gaillards qui allaient en découdre au cours de cette partie contre leurs ennemis les plus chers. Il reprit ses esprits au moment où le chant s’éteignit, juste avant que les Anglais célèbrent leur souveraine comme s’ils avaient besoin de sa protection pour affronter la détermination des gaillards du nord qui jamais ne seront définitivement soumis.
Il n’était pas un grand amateur de sport, ou plutôt plus un amateur de sport, car plus jeune il avait suivi avec un certain intérêt les grandes épreuves où la France avait l’occasion de se mettre en évidence. Mais, le dopage qui avait envahi bien des disciplines, pour ne pas dire toutes, les facéties des milliardaires du football qui sont tout juste capables de se comporter comme des galopins dans la cour d’une école maternelle, la place démesurée prise par l’argent dans tous les sports un peu médiatiques, etc… l’avait détourné de ce qui n’était plus un jeu mais seulement un enjeu financier. Toutefois, il avait gardé une affection un peu particulière pour le rugby, « ce sport de gentlemans pratiqué par des voyous » comme disait… Il ne savait plus qui. Par simple nostalgie peut-être, il se souvenait qu’adolescent il écoutait, à la fameuse TSF, les matchs de rugby et qu’il avait imaginé ce jeu avant de le découvrir quand la télévision avait enfin atteint son village. Il avait donc construit sa propre légende avec ses propres héros qu’il n’avait jamais vus, dont il connaissait seulement le nom et les qualités, la vitesse de Darrouy, l’élégance d’André Boniface, le rayonnement tutélaire de Lucien Mias, la puissance et la prestance d’Amédée Domenech, … tous ces gaillards, il ne les avait jamais vus jouer mais il avait construit, avec eux, comme une mythologie que les commentateurs télévisés et les journalistes spécialisés allaient nourrir.
Et donc, aujourd’hui, il avait conservé une certaine ferveur pour ce sport qui n’avait pas encore réussi à se dépouiller de tous ses rites et traditions et qu’on célébrait plus qu’on ne le pratiquait. Bien sûr, la légende n’était plus qu’une légende, elle ne s’écrivait plus, elle se racontait le soir au café après les matchs pour oublier les défaites et les prestations laborieuses des équipes actuelles. Même la victoire n’était pas toujours belle aujourd’hui, mais il restait toujours ces stades capables de chanter des hymnes presque religieux avec une ferveur séculaire. Tant qu’il resterait un peu de ce décorum et qu’il y aurait des potes pour évoquer la légende et les dieux du stade, il resterait amateur de ce sport qui glissait lentement mais sûrement sur la même pente que tous ceux qui avaient vu l’argent les emporter dans une spirale infernale. Le rugby laverait certainement bientôt, lui aussi, des capitaux venus de pays ou ce sport est tout aussi méconnu que la provenance des capitaux qui irriguent certaines autres disciplines.
En attendant, il allait tout de même supporter les Ecossais dans leur éternel combat contre les envahisseurs pour les renvoyer, au moins symboliquement, par-dessus le mur d’Hadrien mais, il craignait, qu’une fois de plus, ces fiers combattants subissent la dure loi des Anglais et que la Princesse Ann doive encore les réconforter avant de rejoindre la capitale. Mais ce ne serait qu’une bataille de plus de perdue, l’espoir de gagner la prochaine ne mourrait jamais et les spectateurs ne s’en prendraient pas à leurs représentants sur la pelouse, ils se réfugieraient dans les bars pour raconter une fois de plus la légende des vieux guerriers, noyer leur déception dans la bière et le whisky et, après, ils chanteraient comme seuls savent le faire les Ecossais, les Irlandais et les Gallois quand ils sont à bout de force et d’arguments dans leur combat contre l’Anglais.
Il avait bien, lui aussi, mérité sa petite mousse et il se dirigea vers le frigidaire où il avait entreposé quelques provisions pour tenir tout un match.
Le combat avait tenu toutes ses promesse, les Ecossais avaient été vaillants, comme il se doit, mais les Anglais, une fois de plus, avaient été les plus forts et avaient remporté la fameuse Calcutta Cup, un des plus vieux trophées sportifs existants que les Anglais et les Ecossais se disputent chaque année à l’occasion de leur rencontre dans le Tournoi des VI nations. Il n’éteignit pas immédiatement la télévision qui diffusa alors un bulletin d’information presque exclusivement consacré aux événements de Tunisie. Il regarda ce reportage avec attention car il semblait que le monde arabe était en train d’allumer une mèche qui pourrait remettre en cause l’équilibre de la planète et, du moins, contribuer à solder définitivement le XX° siècle pour écrire une nouvelle page dans le grand livre de l’histoire de l’humanité.
Il remarqua qu’il y avait de nombreuses femmes, voilées ou non, parmi les manifestants qui s’exposaient aux armes de la police et il eut une pensée émue pour ces femmes africaines, noires ou maghrébines, qui supportaient depuis si longtemps tous les maux et calamités qui s’abattent régulièrement sur ce continent maudit. Il voyait dans cette participation un grand motif d’espoir qu’il appelait depuis longtemps en disant à chaque occasion que les femmes étaient certainement les plus capables de tirer l’Afrique de son ornière.
Et il pensa à toutes ces femmes qui avaient pris la plume, comme d’autres prennent un fusil, pour monter au front et défendre leur statut, leur pays, leur culture, leurs convictions. Il laissa sourdre de sa mémoire ce vieux rêve qu’il avait déjà fait plusieurs fois, de réunir, en un cercle improbable, en raison de leur âge différent, quelques femmes de lettres et de caractère remarquable pour donner un sens à la civilisation maghrébine. Plus il avait lu leurs œuvres, plus il était convaincu qu’elles détenaient une vérité que personne ne voulait voir et qui pourtant contenait des clés importantes pour l’avenir de cette région.
Il aurait volontiers convié à cette réunion la Marocaine Yasmina Chami-Kettani, les Algériennes : Taos Amrouche, incontournable icône de la Kabylie, Assia Djebbar, l’académicienne, Malika Mokeddem qui avait côtoyé les hommes qui marchent perpétuellement dans le désert et la Tunisienne Colette Fellous qui pourrait représenter la communauté juive qui a dû quitter l’Afrique du Nord. Elle aurait ainsi l’occasion de renouer avec un peuple avec lequel elle avait vécu plus souvent en harmonie qu’en hostilité. De toute façon, il fallait ouvrir le cercle pour que toutes les idées puissent y pénétrer et rompre avec la sclérose ambiante. D’autres pourraient, elles aussi, apporter leur contribution à ce grand cahier des idées à mettre en œuvre pour que demain soit meilleur dans ces pays qui ont tout pour construire un paradis terrestre.
Taos Amrouche parlerait certainement la première non seulement en raison de son ancienneté mais surtout pour faire valoir son expérience, elle, la Kabyle chrétienne qui a été obligée de se réfugier en Tunisie pour pouvoir vivre sa religion et acquérir la culture qu’elle souhaitait posséder pour affirmer sa vraie personnalité. Cet exil ne fut pas sans douleurs et sans déboires mais elle a tracé un chemin qui pourrait servir à bien des filles de son pays pour sortir de la sous-culture dans laquelle elles ont été souvent maintenues. Ce n’est pas Malka Mokeddem qui dirait le contraire tant elle a vécu avec rage la séparation d’avec l’institutrice qui lui enseignait la route du savoir et qui avait été remplacée par des jeunes gens qui confondaient bien volontairement religion et éducation pour maintenir plus aisément les femmes dans l’obscurité d’une croyance bien mal interprétée.
Assia Djebbar
Assia Djebbar qui a conquis ses lettres de noblesse parmi les académiciens français, et belges aussi, sait bien ce que l’éducation pourrait apporter à toutes ces femmes du Maghreb mais elle serait là aussi pour rappeler que, dans la dure guerre de l’indépendance, les femmes n’ont pas été absentes et qu’elles ont, elles aussi, payé leur tribut par le sang et la douleur. Et Chami-Kettani qui pourrait appeler à la rescousse bien des filles qui ont déjà confié leur malheur à leur plume, témoignerait pour rappeler que les femmes n’ont pas toujours reçu le traitement qu’elles méritaient, même au sein de leur propre famille, et que leur statut ne devait pas être inférieur à celui de leurs frères.
Colette Fellous
Colette Fellous pourrait, à son tour, parler des femmes de la communauté juive qui avait connu un si grand rayonnement dans cette région du nord de l’Afrique, qui ont dû, avec leur famille, abandonner leur terre natale pour fuir un conflit dont elles n’avaient pas réellement compris tous les enjeux. Chassées sur les routes et les mers pour des raisons qui souvent leur échappaient et auxquelles elles ne pouvaient apporter aucune solution, victimes parmi les victimes de cet imbroglio colonial et post colonial, elles n’étaient, une fois de plus que les souffre-douleurs de tous ceux qui voulaient s’accaparer le pouvoir, le territoire et toutes les richesses qui en découlaient.
Bien sûr, elles ne seraient pas toujours d’accord entre elles ces femmes au caractère trempé, cuit sous le soleil impitoyable de l’Afrique, comme l’acier le plus rigide, inoxydable, inaltérable, elles s’opposeraient certainement sur certains points mais elles mettraient, pour sûr, en commun des valeurs fondamentales comme le respect des êtres humains en commençant par les plus faibles, les enfants et les femmes, qui, trop souvent, ne comptent pas encore dans ces sociétés revenues vers des comportements trop primaires. Elles apprendraient à tous ces assoiffés de pouvoir qu’il faut d’abord nourrir son enfant et sa femme avant de regarder ce qui se passe chez le voisin pour essayer de lui prendre sa part. Elles leur rappelleraient que Dieu, quelle que soit la forme sous laquelle on le vénère, ne peut pas avoir incité les humains à s’attaquer à leur prochain surtout pas aux plus faibles. Elles leur montreraient qu’en partageant les fruits de leur pays la vie serait belle pour tout le monde car, même si le climat était parfois un peu trop excessif, ce pays était malgré tout fort généreux.
Dans ma dernière chronique j’évoquais le Japon traditionnel et immuable à travers la voie du thé, et, aujourd’hui, après avoir lu deux romans, bien français, de la dernière rentrée littéraire, je voudrais évoquer un Japon bipolaire écartelé entre une riche tradition et une modernité prometteuse d’une nouvelle richesse. Marc Pautrel s’inspire de la vie du célèbre cinéaste Ozu et évoque son souhait de conjuguer la tradition japonaise avec la modernité extérieure dans un roman au goût nippon. Et Delphine Roux livre, elle, un roman au fort relent japonais pour mettre en scène un frère et une sœur qui incarnent l’un la tradition et l’autre la modernité. Tradition et modernité : les deux thèmes de cette chronique évoqués par des Français dans des romans au goût nippon.
OZU
MARC PAUTREL (1967 – ….)
C’est le second livre que je lis à l’occasion de cette rentrée littéraire qui fleure bon la littérature japonaise, Delphine Roux m’a enchanté avec « [Kokoro] » et Marc Pautrel m’a ravi à la lecture de ce texte inspiré de la vie du grand cinéaste nippon Yasujirô Ozu né à l’aube du XX° siècle à Tokyo sa ville de toujours, celle qui préféra à toutes les autres, même les plus belles et les plus grandes, comme Kawabata resta amoureux toute sa vie de Kyoto. Dans un texte découpé en chapitres courts comme un film est découpé en scènes et en plans, Pautrel raconte ce qui aurait pu être la vie de ce géant du cinéma japonais reconnu à l’étranger alors qu’il était mort depuis longtemps déjà.
Le 1° septembre 1923, Ozu est à son bureau dans les studios de cinéma où il travaille quand le fameux tremblement de terre du Kantô qui détruisit une grande partie de Tokyo, secoue la ville pendant quatre longues minutes. Il échappe à la mort mais la ville et ses studios sont la proie des flammes pendant deux jours entiers. Ozu se reconstruit, comme la ville, et refait sa vie de cinéaste qui prend une nouvelle saveur avec la naissance de son neveu qui, hélas, décède bien trop vite pour le grand malheur de la famille. Et, sa vie continue avec la même alternance de deuils et de catastrophes violents et douloureux et de périodes de reconstruction. A travers cette existence, on peut voir un symbole de la précarité de la vie au Japon toujours exposé aux cataclysmes : tsunamis, tremblements de terre, décès de tous ceux et tout ce qu’on aime. « Mais le Japon est le Japon, il se reconstruit sans cesse, … » et lui recommence à faire des films car il faut procurer des émotions aux spectateurs pour qu’ils surmontent ces événements destructeurs. « Je veux que le spectateur ressente la vie » répète-t-il chaque fois qu’on l’interviewe.
Comme Kawabata encore, il est fasciné par le spectacle des cerisiers en fleurs, il éprouve de fortes émotions devant les miracles que la nature met en scène tout aussi joliment dans certains quartiers de Tokyo qu’à Kyoto. Cette émotion, il voudrait la capturer pour la mettre dans ses films et l’offrir aux spectateurs qui, comme lui, subissent toutes les catastrophes que le Japon endure régulièrement. A cette fin, il créée avec son complice Noda, son fidèle scénariste, un style bien personnel qui ne fait pas immédiatement l’unanimité. Son regard sur le Japon contemporain ne fait pas plus l’unanimité. « Les japonais pensent qu’il montre un pays trop occidentalisé et les Occidentaux trouvent qu’il montre la quintessence du Japon traditionnel ». Ozu a compris à travers les épreuves de sa vie que le Japon est éternel, qu’il renaitra toujours de ses cendres mais que, pour revivre encore plus fort, il devra s’en donner les moyens en utilisant les techniques mises au point par les Occidentaux.
Il faudra attendre la fin de sa vie pour que l’Académie japonaise reconnaisse son talent, bien après les spectateurs qui lui ont fait un triomphe longtemps avant, et il faudra attendre encore plus longtemps, après sa mort, pour que le monde découvre ses œuvres et lui réserve un accueil enthousiaste. Je ne sais pas si Marc Pautrel est très fidèle à la biographie d’Ozu mais il a su, à travers un excellent texte, sobre, clair, épuré, nous faire ressentir toutes la violence des émotions que ce géant du cinéma a pu ressentir tout au long de sa trop courte vie, il est décédé le jour de son soixantième anniversaire, pour nourrir ses films. Je pense que de nombreux lecteurs se souviendront de « Voyages à Tokyo » qui a connu un réel succès en France comme partout ailleurs. Et, le livre de Marc devrait, lui aussi, connaître un joli succès car l’auteur a su décrire les émotions et motivations du cinéaste dans un texte aussi passionnant qu’un bon roman.
Delphine Roux n’est pas japonaise, elle est une bonne française, et pourtant, quand je suis entré dans son livre, j’ai vérifié le nom de l’auteure et sa biographie car j’avais réellement l’impression de lire un roman nippon, son texte m’en rappelait d’autres écrits par des écrivains venus eux, à coup sûr, du Japon. Dans un magnifique texte tout de concision, de précision, dépouillé, épuré, construit sur des chapitres très courts qui ne révèlent au lecteur que ce qui est absolument nécessaire pour comprendre la belle histoire qu’elle nous dévoile dans une subtile progression, même si on se doute de l’épilogue de cette histoire très morale.
Le narrateur, Koichi, et sa grande sœur Seki ont perdu leurs parents quand ils étaient encore enfants, ils ont été élevés par leur grand-mère qu’il a fallu placer dans une maison de retraite quand la vieillesse a altéré ses facultés. Seki et Koichi vivaient en parfaite harmonie jusqu’à ce que la grande sœur devienne « une jeune femme moderne, dans l’écho des titres des magazines, dans la maîtrise du visible. Elle dit que je devrais faire comme elle, me bouger. Que je serais certainement mieux dans mes baskets. Ses conseils amplifient mes silences. Mes baskets et moi, je crois, nous entendons joyeusement ».
Seki incarne le Japon moderne, conquérant, le dragon qui terrorise tous les industriels occidentaux, alors que Koichi représente le Japon traditionnel et immuable, celui qui reste impassible devant les événements les plus inquiétants. « J’ai tout gardé. Seki voulait tout jeter, J’ai tout gardé ». La grande sœur voulait brader le passé pour plonger plus vite encore dans un avenir où l’efficacité, la vitesse, la productivité, l’enrichissement ont valeur de vérités absolues. Koichi refuse cette vie trépidante et puérile et s’incruste dans son passé pour vivre avec sa grand-mère, « J’étais bien à vivre chez grand-mère. J’évoluais à son rythme, en douceur, dans la métrique de ses rituels ». Le frère et la sœur s’éloignent jusqu’à ce que la sœur succombe à la pression dans une dépression nerveuse. Alors le frère décide d’entrer en action.
Ce thème d’un Japon bipolaire déchiré entre un avenir ultra moderne, ouvert sur le monde, et la tradition ancestrale des ancêtres figée dans le passé est récurent dans la littérature nippone actuelle, Delphine Roux connait certainement très bien cette littérature et elle s’y blottit avec bonheur. Elle use, dans son texte, de la même concision que celle qu’elle met dans la bouche de la grand-mère qui se réfugie dans le silence pour manifester son refus de finir sa vie dans son mouroir. « Quand j’entre dans sa chambre, elle m’accueille avec des lalala, des hoho. Ca veut dire bienvenue mon petit Koichi, je suis contente de te voir, tu m’as manqué ». Le lecteur devra lui aussi développer les mots de l’auteure pour déguster toute la saveur de ce texte.
Un vrai petit bijou de littérature française à la sauce japonaise.
Lors de la visite de l’inspectrice, il n’y avait plus de place dans la classe. Alors elle s’assit sur un banc et on vit ses longues jambes gainées de bas. Consciente des regards des étudiants et du professeur inspecté, elle en dévoila davantage. Le directeur qui l’accompagnait était confus mais il n’osait pas intervenir. Il faisait fonction et craignait un rapport négatif de l’inspectrice en cas de remarque désobligeante. Il ne se risquait pas du coin de l’œil à jouir du spectacle; un directeur non nommé n’est pas aguerri (il ne dit pas ce qu’il pense, il ne fait pas ce qu’il dit).
Elle commença par enlever son tailleur et sa jupe sous le regard médusé de chacun. On n’avait jamais vu ça ; le directeur en avait des sueurs. Si ça s’apprenait, s’il redevenait enseignant, si chaque jour il devait à nouveau affronter la classe… ! L’enseignant inspecté respirait mais il soupçonnait une ruse, tout ça n’était pas normal. Enfin, l’inspectrice, dans le même mouvement, dégrafa son soutien-gorge et fit glisser sa petite culotte, accotée à un banc. Le professeur inspecté n’avait d’yeux que pour la blancheur de ses fesses ainsi mise au jour dans la lumière toujours trop crue des néons scolaires. Alors, la sonnerie retentit. Longuement, trop longuement. D’habitude la sonnerie s’arrêtait mais cette fois, non. D’un geste las, le professeur qui avait compris stoppa la sonnerie de son réveil.
À l’école, dès sa première heure de cours, la porte s’ouvrit. C’est le directeur qui la poussait en déclarant : Voici votre inspectrice ! Le professeur reconnut la dame du rêve. Il n’y avait plus de place dans la classe, alors elle s’assit sur un banc…
Au premier jour du congé de printemps, ce professeur de dessin artistique, avec l’accord de sa direction, commença une fresque à la craie sur tous les tableaux de cet établissement de l’Éducation-Sans-Chaise (où il enseignait, debout, depuis trois décennies). C’était son grand œuvre, son plafond de la Chapelle Sixtine, il y mit tout son cœur, tout son talent, longtemps retenu par les vicissitudes de son activité d’aide à la Jeunesse de table.
Mais la veille de la rentrée, le directeur reçut l’ordre de faire effacer tous les tableaux par le personnel d’entretien suite à l’annonce de la visite surprise de la ministre de tutelle en pleine campagne de réappropriation de son image (en lambeaux). Encore un peu et elle arrêtait définitivement la politique de la chaise vide !
Le peintre en bâtiment scolaire occupé aux finitions s’opposa et jura même qu’on devrait lui passer sur le corps. Lui d’habitude si conciliant montrait les poings, maculés de craies de toutes les couleurs.
Le directeur, convoqué sur les lieux, comme un commissaire du peuple venu rétablir l’ordre, le fit avec le prof de maths armé de son fusil de chasse. Muni d’un porte-voix (l’artiste était devenu inapprochable), le directeur lui intima l’ordre de quitter les lieux et lui promit d’obtenir à la rentrée les classes de générale qu’il souhaitait – et des tabourets en nombre.
Au prof de maths, le chef d’établissement promu chef d’armée déclara qu’il n’en serait rien mais qu’il fallait assagir la bête, la rendre confiante pour qu’il lâchât (c’était lâche, oui) prise. Quand il s’avéra que l’homme, sous l’emprise de la drogue de l’art, ne renoncerait pas, le directeur se tourna vers le prof de maths qui, avec une seule balle (il était bon tireur) entre les deux yeux du rénagat, mit fin aux rêves de gloire du professeur chargé de mission. A l’art, nul enseignant n’est tenu !
Pour ce qui est des cours de dessin, le prof de maths qui savait tracer un rond et quelques polygones (inscrits dans un cercle) ferait l’affaire car il avait besoin de périodes supplémentaires pour s’acheter des boîtes de cartouches.
Ainsi l’affaire fut entendue, tous les tableaux effacés et le pupitre du maître d’ouvrage dédoré. Le directeur garda seulement le tableau figurant le portrait de la ministre de tutelle dessinée à son avantage (au début de sa carrière politique voire à la fin de ses études secondaires) qui ne manquerait pas d’admirer le savoir-faire des enseignants et apprenants de cette sombre école d’art et essai.
Il aimait ces amours occasionnelles qui n’avaient pas le goût de l’habitude, ils fréquentaient plusieurs femmes qui savaient toutes qu’elles faisaient parti de sa tendresse plurielle et qui l’acceptaient bien car, elles aussi, avaient d’autres sources de plaisir, l’une d’entre elles étaient même mariées. Et ce petit goût de transgression et d’interdit mettait un peu plus de piment dans ces amours occasionnelles.
Le moment n’était pas aux plaisirs charnels, il fallait penser présentement aux plaisirs de la bonne chair et préparer rapidement un repas digne de sa réputation.
ÉPISODE 17
Il était arrivé la veille à Barcelone où il avait rejoint Pepe Carvalho, encore un policier, mais les policiers connaissent bien leur ville, ce sont eux qui savent où trouver toutes les choses les plus insolites, les personnes les plus extravagantes, les activités les plus marginales et tout ce que personne d’autre ne peut vous montrer dans une ville, tout ce qui ne figurera jamais dans les dépliants touristiques, tout ce qu’un curieux veut voir et savoir. Pepe, c’était déjà un vieux policier qui avait usé quelques paires de semelles sur le bitume des Ramblas, du Bario Chino ou d’autres quartiers tout aussi mal famés. Il avait dénoué tant d’affaires qu’il connaissait tous les endroits les plus secrets du port à la colline de Monjuich.
Pour cette première journée, il ne lui avait pas proposé de marcher sur les traces de Jean Genet, mais il lui avait, curieusement pour un flic, parlé de littérature, de livres, de lectures, il voulait l’emmener dans une visite un peu particulière. Il lui proposait de découvrir le cimetière des lectures oubliées, un lieu qu’il n’imaginait même pas et qu’il n’arrivait pas plus à concevoir. Ils marchèrent pendant un bon moment, s’enfonçant dans les ruelles d’un quartier que les rénovations urbaines n’avaient pas encore atteintes, où l’hygiène n’était pas encore un problème prioritaire. Il y avait bien longtemps qu’il avait perdu la notion de l’orientation et qu’il ne savait plus du tout où il pouvait bien être, quand, à l’angle d’un grand hangar à l’air triste et fatigué, Pepe ouvrit une porte qu’il n’avait même pas remarquée. Son compagnon lui demanda de passer devant afin qu’il puisse refermer hermétiquement cette porte qui semblait bien mystérieuse et réservée aux seuls initiés. Il franchit donc le seuil et attendit patiemment que le policier en ait terminé avec la procédure de fermeture de la porte qui semblait toute aussi mystérieuse que l’existence même de cette ouverture. Le hangar, ou du moins ce qui semblait être un grand hall, un grand volume en tout cas, était si sombre qu’il ne distinguait rien, il ressentait seulement cette fraîcheur habituelle aux locaux qui restent éternellement clos et une franche odeur d’humidité mâtinée de moisis. Quand le policier l’eut rejoint, il lui empoigna le coude et le guida un instant jusqu’à ce qu’il trouve un interrupteur qu’il actionna pour donner une pâle lumière jaunâtre qui n’éclairait que vaguement des rayonnages alignés en longues rangées comme les gondoles d’un hypermarché géant.
Ils avancèrent encore pendant quelques minutes dans une ces longues allées avant que Pepe s’arrête devant ce qui ressemblait à une cabine de contremaître dans une vieille usine désaffectée et frappe sur les toiles d’araignée qui recouvraient généreusement les vitres ou plutôt ce qu’il en restait. Ils attendirent un instant et des pas traînants se firent entendre avant que la poignée de porte grince lugubrement et que l’huis s’écarte juste assez pour que celui qui avait ouvert la porte puisse glisser un regard mais pas plus.
– Pas de souci Vazquez, c’est moi, Pepe, le poulet !
– Qu’est-ce que tu fais là en pleine journée ? Grogna une voix sourde qui évoquait le tabac et le vin de mauvaise qualité.
– J’ai un ami, un gars sûr, qui connait très bien les livres et qui en joue encore mieux, je voudrais lui faire découvrir notre musée, si tu veux bien ?
– Un gars vraiment sûr, ton ami ?
– Encore plus que moi, amigo !
– Bon, tu connais les règles, s’il y a un problème, c’est pour toi !
– Sans souci Vazco ! Ne t’inquiète pas, tout est correct !
Le gardien de cette sépulture qui semblait encore plus mystérieux que le musée lui-même, tendit, par la porte tout juste entrebâillée, une clé antédiluvienne qui semblait avoir été arrachée des mains d’un quelconque Saint Pierre dans une église de province. Pepe saisit l’objet et remercia son ami en l’assurant que la visite ne durerait pas plus d’une heure. Ils poursuivirent leur excursion jusqu’à une nouvelle porte fermant un grillage qui semblait plus destiné à clôturer un camp d’internement qu’à délimiter un espace de stockage dans un hangar. Le policier fit jouer la clé dans la serrure et ouvrit la porte qui donnait sur de nouvelles rangées de rayons qui semblaient particulièrement bien remplis mais, toutefois, de façon assez inégale, certains étant surchargés, d’autres étant plus maigrement garnis.
« Avant d’aller plus loin, il faut que je t’explique à quoi sert ce musée et sa raison d’être », l’avertit Pepe. « Ici, tu vas trouver, chose étrange, des lectures, oui je dis bien des lectures et non pas des livres. Les livres on peut les brûler, les lectures jamais. Et tu sais tout aussi bien que moi que l’histoire de l’Espagne a été plutôt animée au cours des siècles et notamment au milieu du dernier et il n’était pas toujours bien vu de dire, ou bien simplement de laisser penser, qu’on avait lu tel ou tel livre que le régime en place n’approuvait pas forcément. Certains ont donc fait brûler leurs livres mais ils ne savaient comment se débarrasser de leurs lectures, alors un petit groupe de Barcelonais a eu cette idée : créer un musée où l’on pourrait dissimuler ses lectures en toute quiétude pour pouvoir les récupérer un jour quand le vent aurait tourné. Et ce petit groupe d’amis c’est progressivement élargi avec les enfants des fondateurs et quelques passionnés des livres particulièrement sûrs. »
« Cette société secrète mais tout à fait inoffensive et même particulièrement pacifiste pense qu’en agissant ainsi, elle œuvre à la préservation du patrimoine littéraire espagnol et qu’elle mettra à la disposition des générations à venir un regard particulier sur les livres tels qu’ils ont été lus au moment de leur dépôt dans ce musée ». Il écoutait ébahi, ébaubi, il ne comprenait pas ce que Pepe lui racontait, il lui fallut un long moment de réflexion pour ingurgiter ce qu’il venait d’ouïr et l’assimiler, le mettre en ordre dans son cerveau et enfin comprendre où il était sans trop savoir ce qu’il y faisait. Pour lui permettre de s’imprégner de ce qu’il venait d’apprendre, le policier lui précisa qu’à la fin de la visite, il pourrait choisir une lecture et l’emmener avec lui, c’était une tradition, une forme de bienvenue et un peu, aussi, une invitation à rejoindre la société pour ceux qui se sentiraient concernés par ce projet.
Comme ils avaient promis d’effectuer une visite assez rapide, Ils commencèrent leur exploration. Les lectures étaient classées par ordre alphabétique des auteurs et, lui, il s’arrêtait devant les piles de lectures qui concernaient des livres qu’il avait lus récemment et dont il se souvenait suffisamment pour comparer ses impressions avec celles qui étaient déposées sur les rayonnages. Et, ainsi, il s’arrêta une première fois devant le rayon d’Elia Barcelo qui n’était pas très garni, l’ouvrage était encore récent, mais il constata que les lectures déposées étaient fort divergentes, que tous les lecteurs avaient bien du mal à s’accorder sur les dédales de la vie de cet orfèvre et que son secret resterait encore bien enfoui pour un certain nombre de dépositaires. Il avança un peu et se retrouva devant le rayon de Ramon Chao qui était certes espagnol mais avait plutôt, à son sens, contribué à la littérature française surtout à travers la lecture qu’il consultait et qui concernait le voyage effectué avec un train restauré par les musiciens et amis de la Mano Negra, le groupe de son fils Manu. Mais, peu importe, la lecture appartient à tout le monde quand les livres sont diffusés dans le public, et les lecteurs font autant le livre que les écrivains, il suffisait de visiter ce musée pour s’en rendre compte.
Il put ainsi, cheminant le long des rayons, découvrir d’autres lectures dont il se souvenait suffisamment pour confronter son avis avec ceux des lecteurs membres de cette curieuse société secrète. Une bouffée de vent marin, fleurant bon les fleurs et les fruits tropicaux, l’avertit qu’il approchait de la lettre « L » où il pourrait bien rencontrer des lectures d’au moins une des œuvres de Carmen Laforet et, en effet, l’île et ses démons avait eu un succès certain auprès des dépositaires. Plus loin, Manuel de Lope en avait, lui aussi, obtenu un non négligeable mais, là encore, les opinions divergeaient et glissaient souvent sur le terrain politique, il préféra donc ne pas trop s’attarder car s’il connaissait assez bien la guerre civile espagnole ; il n’en savait pas assez sur les arcanes du conflit au niveau local et sur ses incidences dans les relations entre les diverses composantes de la société. Il s’éloigna donc rapidement pour marquer une pause plus conséquente devant la pile de lectures d’un gros livre de Manuel de Prada qui avait généré une montagne de dépôts où la diversité une fois de plus avait relégué l’unanimité au rang des figurants. Il se souvenait de ce livre impressionnant, passionnant, mais tellement touffu, plus broussailleux qu’une prairie laissée à l’abandon et au reboisement anarchique.
Un peu plus loin, il fut fort surpris de découvrir quelques lectures d’un livre de Wanda Ramos qui était pourtant bien une Portugaise, de plus née en Angola, mais il est vrai qu’elle avait écrit au moins une histoire qui se déroule en Espagne, en Galice plus précisément. En parlant de lecture lusitanienne, il se prit à rêver d’une pile de lectures de romans de Lobo Antunes ou de Saramago, quelle pagaille cela aurait fait, quel mélange détonnant d’impressions il y aurait eu sur les rayons ! Confronter des lectures de Lobo Antunes, tout comme des lectures de Saramago, cela n’aurait certes pas manqué de piment mais il doutait qu’un tel musée puisse exister à Lisbonne, Porto ou même Coimbra. Il ne put cependant s’empêcher d’y rêver et d’imaginer les lecteurs errant entre les lignes, et même parfois entre les mots, de Fado Alessandrino ou du Dieu manchot. Un spectacle hallucinant qui lui échappait mais qu’il devinait cependant très haut en couleur, baroque et burlesque à la fois.
Antonio Lobo Antunes
Et c’est avec ce grouillement de lecteurs courant en tout sens à la recherche des personnages ou des idées dans ces romans hors normes qu’il arriva devant la petite pile de lectures du livre de Manuel Rivas, le Crayon du charpentier, qui n’avait pas, lui, reçu le succès qu’il méritait, il en gardait cependant un bon souvenir. Il passa donc au suivant qui n’occupait pas un rayon mais presqu’une travée entière avec pour seuls matériaux de l’ombre et du vent. Il décida donc devant une telle profusion, de faire valoir son droit au choix d’une lecture en en prélevant une de cette accumulation. Il en choisit une qui ressemblait au souvenir qu’il avait de celle qu’il avait faite et qu’il avait consignée dans un commentaire qu’il avait confié à son site internet préféré. Il mit donc précieusement cette lecture dans sa poche intérieure pour la lire tranquillement à l’hôtel, après cette visite qui maintenant tirait à sa fin. Juste le temps de jeter un petit coup d’œil aux quelques lectures des Héros de la frontière d’Antonio Soler qui, lui aussi, aurait mérité un peu plus de considération de la part des lecteurs. Pepe le rejoignit subrepticement et exhiba sa montre comme pour lui faire comprendre que le temps imparti à cette visite était épuisé et qu’il convenait maintenant de se diriger vers la sortie. Il avait un peu perdu le sens de la réalité, il était dans un autre monde avec ses fantômes qu’il considérait un peu comme ses amis, les auteurs, lecteurs, héros, tous fondus dans une même famille fantastique et trop réelle pour être vraie. Il suivit donc docilement son guide sans bien réaliser encore qu’il redescendait des étoiles et qu’il fallait qu’il s’apprête à fouler le sol dur et aride de la vie quotidienne sur la terre de nos ancêtres.
Ils quittèrent cet étrange local en silence et marchèrent pendant un certain temps, il n’avait pas encore réellement émergé de l’autre monde qu’il venait de quitter et Pepe respectait son mutisme et son indisposition après le choc émotionnel qu’il venait de subir. L’air frais venant des terres le ramena progressivement à sa réalité terrestre et il s’adressa alors au policier :
– Je n’arrive pas à croire ce que j’ai vu, j’a l’impression d’avoir fait un rêve.
– Et pourtant, nous avons bien visité un musée.
– Un musée un peu particulier tout de même !
– Un peu.
– Dans ces galeries, j’ai compris une chose que je n’avais pas bien saisie jusqu’à ce jour : les grandes œuvres littéraires existent parce qu’elles ont été lues et commentées.
– Evidemment !
– Donc, il n’y a pas de littérature sans lecteurs ni critiques.
– Et c’est peut-être aussi pour ça que ce musée a été créé pour que, quoi qu’il arrive, ces œuvres puissent toujours être remises en circulation et préservées de l’oubli. Un autodafé, peut brûler les livres mais ne pourra jamais en rien altérer une lecture !
– Et dire qu’il y a peut-être des chefs-d’œuvre qui n’ont jamais été lus ou peut-être tout simplement trop mal lus.
– Sans doute !
– Un texte qui ne rencontre pas ses lecteurs, ou au moins un lecteur important qui est entendu par d’autres, n’existe pas ou seulement pour son créateur.
– Eh oui !
– C’est triste ! Il faudrait faire un jour un cimetière des œuvres littéraires mortes nées.
– C’est une idée, mais tout écrivain croit forcément que son œuvre finira bien par vivre.
Archipels, c’est plus qu’un recueil de textes, ce sont aussi des photos d’Ikrok sur des installations sensibles qui évoquent l’ici et l’ailleurs (malle couverte de timbres-poste, pierre, bouilloire, chaussure imprimées, cartes & mots…) créées par Nathalie Wargnies qui ont donné lieu à une exposition et un spectacle. Dans Archipels, carnet de voyage intérieur dans ce quotidien qui est le plus merveilleux des voyages, Nathalie Wargnies précise d’emblée que tout est vrai et qu’elle s’adresse à nous à l’authentique.
Colette Nys-Mazure parle dans sa préface de terre immédiate pour exprimer cet espace dans lequel nous sommes nés et duquel émergent quelques villes, Tournai, Bruxelles, Paris, en manière des ports d’attache, de points de rayonnement. Le livret est découpé en trois sections de dix textes chacun qui empruntent au vocabulaire de la cartographie et du voyage pour dépeindre les différentes faces d’une sensibilité.
Nathalie Wargnies a l’âme aventureuse et le verbe voyageur. Ses mots sont des véhicules chargés de la connecter à l’autre, le voisin, le lecteur. Elle ne se pose pas en auteure maîtresse d’une parole mais engage un dialogue avec le lecteur, convié au partage des émotions et de ses nouvelles.
Le train m’emporte
Mais c’est moi qui ai des ailes.
Sa capacité mentale de transport est plus forte que les moyens mécaniques inventés par l’homme pour se déplacer.
Ses itinéraires entre fugues et aquarelles sont aussi bien musicaux qu’imagés.
Cela évoque la formule de Korzybski : « la carte n’est pas le territoire. », dont s’est inspiré Houellebecq pour son roman. Il y a la vie puis ce qu’on en dit, ce qu’on en fait en termes d’imagination et de rêve, pour multiplier les circuits de liaison.
Archipels, c’est aussi bien un relevé des états des lieux des affects qu’un cadastre des états d’âme. Afin de mieux situer sur une carte du tendre les différents lieux d’élection du coeur, afin sans doute de programmer des déplacements futurs et des modes de rapprochement…
Dans La jolie modèle, peut-être mon texte préféré du recueil, elle se demande à quoi songe la femme qui pose : elle n’est plus ici / elle s’est évadée. Notamment dans le passé.
L’arrêt sur image auquel elle convie une individualité (arbre, oiseau) l’autorise à une vive mobilité spirituelle, à des échappées dans le monde de l’imaginaire qui lui-même influe sur le réel.
Ce qu’elle exprime par ailleurs par ces mots :
Je suis de toutes mes terres mes frontières sont nomades
Les arbres sont de ces lieux, de ces tropismes qui se placent entre racines et frondaisons, entre terre et ciel, et mêlent à la fois sédentarité matérielle et esprit de fugue.
Lire dans cet ordre d’idée le beau poème, le plus long du recueil, Arboretum, à propos d’une promenade dans un parc où elle écrit :
On devrait tous avoir
Un arbre remarquable
Dans sa vie
(…)
Qui nous inviterait
À nous élever vers la lumière.
À lire Archipels, on comprend que les recueils de poésie eux-mêmes, tous les livres, sont des avions de papier, des oiseaux de pensée raccordant l’une à l’autre les insularités que nous figurons tous. Des invitations aussi bien que des incitations à tous les voyages.
Un recueil à hauteur de femme, d’être humain conscient de vivre dans un ensemble d’îles reliées entre elles par les mots et les possibilités innombrables de partage.
LE DIMANCHE 24 JANVIER 2016 à 16 h AU CENTRE CULTUREL DE FRAMERIES: présentation par le Box Théâtre de son recueil, « Constellation d’un enfant à naître », lectures vivantes et interview de l’auteur.
Cet homme avait couvert tous les murs de son logement de posters de son aimée. Dans la cave, figuraient des photos agrandies de ses pieds, plante et orteils, de son cou-de-pied. Dans le hall et tout le rez-de-chaussée, des images de ses jambes jusqu’au nombril, grossi dix fois. Aucune photo licencieuse toutefois, mais il avait eu accès à des photos en tenue de plage. Au premier étage, l’étage des chambres et de la salle de bain, s’étalaient l’arrondi des épaules, la plénitude de la gorge légèrement couverte, la naissance subtile des seins… Enfin, au grenier, pour couronner l’ensemble en une sorte d’aura protectrice, son visage en un bel ovale encadré de cheveux auburn d’où rayonnaient ses yeux et ses lèvres, sous un front de majesté.
Car personne ne devait savoir son visage, c’était une femme mariée, la femme d’un autre.
Du matin au coucher, il vivait avec elle, sous ses traits et comme dans sa peau, il caressait les murs tapissé de ses photos. Il eût aimé reproduire sur la façade son corps d’un seul tenant, qu’on eût pu dire en voyant sa propriété, c’est la maison de ***, la demeure du fou d’amour de ***.
Un jour, la maison s’enflamma, très vite et amplement; les pompiers furent appelés mais ne purent sauver l’homme mort dans son sommeil, qu’on trouva recroquevillé par l’action du feu, le corps carbonisé. Un des hommes du feu crut reconnaître le visage de son épouse dans la débauche de flammes qui embrasait tout l’immeuble. Mais il se dit que non, ce n’était pas possible, c’était sans doute le fait que sa femme l’obsédait parce qu’elle lui échappait… En rentrant, sentant encore le brûlé, il lui dit qu’il avait cru voir son visage dans la maison d’un quidam, elle ne releva pas. Comme depuis plusieurs semaines, elle demeura muette mais elle se dit qu’il était grand temps qu’elle détruisît toute trace de son ancienne liaison.