
FIN DE L’ÉPISODE PRÉCÉDENT
L’air était devenu plus frais, le vent qui avait poussé le nuage des poètes et écrivains, le faisait maintenant frissonner, et, comme il n’avait pas envie d’être à nouveau enrhumé et condamné à la séquestration par la maladie, il décida de revenir sur ses pas et d’abandonner là les écrivains russes, d’autant plus que l’arête du vallon avait déjà effacé les premiers rayons de ce timide soleil de janvier. Il rebroussa donc chemin tout en pensant à cette littérature russe si brillante qu’il n’avait encore abordée que par la petite porte. Il fallait maintenant qu’il rentre réellement dans ce panthéon littéraire et qu’il fasse enfin connaissance avec les Frères Karamazov, les Possédés, Anna Karénine et même l’Idiot et pourquoi pas les Ames mortes, il y en avait tellement qu’il faudrait leur consacrer une année sabbatique qui serait, par ailleurs, fort sympathique mais le drame du lecteur et un peu comme celui des Danaïdes, mais à l’envers, il ne videra jamais son tonneau à livres alors qu’elles n’arrivaient pas à remplir le leur comme il le disait souvent..
ÉPISODE 21

La Corne d’Or aurait voulu être aussi bleue que le ciel qui constituait le dais d’Istanbul en ce bel après-midi de printemps, mais la pollution contrariait cette envie, les rives de l’embouchure étaient décidément trop sales pour que ce rêve se réalise. Le décor restait pourtant paradisiaque. Ils avaient embarqué quelques minutes plus tôt au pied du pont qui relie les deux parties de la ville européenne, sur un petit bateau, à peine plus qu’une barque, un petit voilier qui leur permettrait de naviguer quelques heures sur la Corne d’Or et, après avoir traversé le Bosphore, de rejoindre la rive orientale de la ville où ils descendraient à terre pour rencontrer les amis avec lesquels ils avaient projeté de passer une petite soirée amicale mais aussi littéraire et certainement un peu politique, considérant le contexte actuel qui sévit entre Turcs et Kurdes.

Il avait été invité à cette conviviale rencontre par le lauréat du Prix Nobel de littérature turc, Orhan Pamuk qui connaissait bien ses goûts littéraires et notamment son amour pour la littérature orientale. Orhan voulait profiter de cette traversée pour évoquer avec lui les moments difficiles qu’il venait de passer, son combat, ses débats avec le pouvoir au sujet des droits de l’homme et tout ce qu’il avait subi en contrepartie, comme s’il y avait une monnaie à rendre pour tous ceux qui s’offraient le luxe d’évoquer ce sujet en public. Il s’interrogeait, son Prix Nobel le protégeait encore suffisamment, l’opinion publique se mobilisait encore pour le défendre mais il craignait l’oubli, des événements importants pouvaient vite détourner l’attention, si versatile, des bien pensants de la planète vers d’autres sujets plus d’actualité ; il faudrait, peut-être, qu’il songe, un jour, bientôt sans doute, à changer d’air, à rejoindre ses amis dans l’exil.

Orhan Pamuk
Mais, pour le moment, l’opinion publique était encore avec lui, il fallait qu’il en profite pour diffuser son message le plus largement possible et c’est pour cette raison qu’il voulait rencontrer Yachar Kemal qui était un peu le père de tous les écrivains turcs actuels, et Mehmed Uzun, presqu’encore inconnu, qui avait l’avantage pour certains, le désavantage pour d’autres, d’être Kurde et de l’affirmer avec fierté et courage. Yachar avait beaucoup apprécié cet écrivain, au point de préfacer l’un de ses ouvrages, il pouvait donc lui accorder sa confiance et parler avec lui des droits de l’homme au Kurdistan sans craindre quelque indiscrétion.
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Yachar Kemal
Ils se laissaient bercer au gré de leur légère embarcation et devisaient tranquillement, à l’abri de toutes les oreilles malveillantes qui pourraient rapporter leur propos aux diverses institutions chargées de réprimer les velléités de tous ceux qui n’auraient même que l’envie de s’opposer au pouvoir en place. Et les oreilles indiscrètes ne manquaient pas dans les rues, bars, restaurants et autres lieux publics de la grande ville. Ils avaient donc embarqué quelques fruits et un peu de vin qui suffiraient certainement à contenir leur faim jusqu’à ce qu’ils rejoignent leur discret lieu de rendez-vous, chez un ami commun qui, ils n’en doutaient pas, leur avait préparé un repas de circonstance pour leur soirée en Asie.
Ils évoquaient maintenant cette espèce d’immunité que conférait la distinction suprême et Orhan craignait que l’effet Nobel s’efface un jour, quand les médias occidentaux, toujours à l’affût de nouvelles nourritures à mettre sous la dent de leurs fidèles lecteurs, trouveraient un bon scandale bien tonitruant qu’ils pourraient monter comme une mayonnaise pour doper les ventes de leurs titres et motiver un peu plus les annonceurs qui achètent des espaces publicitaires dans tous les médias qui ont une audience suffisante. Il pensait à ses concitoyens qui avaient déjà choisi l’exil, et à ceux qui n’avaient même pas choisi qui s’étaient tout simplement évadés avant que la nasse se referme sur eux. Il pensait à Metin Arditi, peut-être plus Suisse que Turc actuellement, à Asli Erdogan qui rencontrait tant de difficultés à vivre dans son pays, à Livaneli qui ne s’était pas représenté aux élections et à tous ces écrivains qui n’avaient pas pu résister et qui avaient dû partir pour un ailleurs peut-être meilleur ou simplement moins mauvais. Livaneli avait raconté quelque chose de ce genre dans l’un de ses romans, « Une saison de solitude » qui montrait combien le désarroi des expatriés était profond.

Ils avaient longuement disserté de la versatilité de l’opinion publique, de sa capacité à s’émouvoir et à s’enflammer pour une cause tout aussi brusquement qu’à l’oublier au profit d’une autre, plus d’actualité, plus proche, plus dramatique, plus émouvante, ou tout simplement à la ranger au rayon des affaires classées pour se passionner pour une compétition sportive quelconque ou les aventures d’une starlette pulpeuse en mal de notoriété. L’opinion était bien une arme mais une arme tellement peu fiable et si facile à manipuler qu’il fallait en jouer avec une très grande prudence et surtout ne pas s’y fier car les manipulateurs étaient toujours ceux qui avaient le plus de pouvoirs et de moyens pour agir sur les médias, même les plus modernes. Et ils conclurent, un peu désabusés, que, finalement, les médias servaient plus souvent les tenants que les opprimés.

Zulfu Livaneli
Une douce somnolence les avait gagnés, la discussion s’était relâchée comme si elle était un peu lasse après l’excitation des premiers instants et la joie de pouvoir enfin parler librement, en toute amitié et en toute sécurité. Maintenant, ils dégustaient, ils jouissaient de ce moment de paix et de détente, de cette proximité conviviale et de la douceur du climat en ce printemps ensoleillé. Ohran fit redescendre cet instant suspendu dans le ciel du Bosphore au niveau de leur embarcation et de leurs préoccupations, il lui proposa, au retour, de faire un détour pour visiter « La maison du silence » qui avait servi de support à son dernier roman mais aussi de refuge quand il écrivait ce texte. Cette proposition l’enchanta car, lui comme beaucoup de lecteurs assidus, il aimait bien voir, respirer, sentir, les lieux où les écrivains créaient, imaginaient, racontaient, interprétaient. Il essayait de retrouver cette adéquation entre le lieu et l’œuvre que l’auteur avait cherchée, ou pas, qu’il avait transmise volontairement ou non. Il remercia vivement son ami écrivain pour cette initiative et proposa de boire une rasade de vin, plus très frais, en l’honneur de cette bonne idée.

Après un léger somme et une discussion purement de circonstance sur le trafic dans le détroit, les dangers qu’il impliquait, la pollution qui en résultait et quelques autres sujets périphériques, ils accostèrent sur la côte orientale dans un petit port qui, habituellement, n’était fréquenté que par une poignée de pêcheurs locaux, car la route qui le desservait n’était pas suffisamment carrossable pour les véhicules arrogants des touristes propriétaires de bateaux. Ils mirent leur petite embarcation à l’abri des vagues, et des regards, dans un recoin du port appartenant à l’ami qui les accueillait. Et, ensuite, ils prirent la route pour rejoindre la discrète maison de cet ami encore plus discret que son habitation. Le voyage ne fut pas long, la maison était dans une petite ruelle d’un village non loin du port, elle ressemblait en tout point aux quelques autres qui constituaient cet embryon de communauté et il était pratiquement impossible de l’identifier pour qui ne connaissait pas ce village.
Un solide repas les attendait fleurant bon l’huile d’olive et toutes les saveurs de l’Orient qu’il ne savait pas identifier précisément tant les épices étaient nombreuses et mélangées avec grand art. Ils sacrifièrent cependant au rite de l’apéritif, comme des Occidentaux en fête, et levèrent leur verre en l’honneur de cette rencontre amicale et si peu probable encore quelques jours auparavant. Ils passèrent rapidement à table, l’appétit affûté comme le sabre d’un janissaire, et commencèrent à manger en silence pour apprécier la finesse de la cuisine et ne rien oublier dans l’éventail des délices proposés par leur ami. Seuls des bruits de mastication, de déglutition, de succion se mêlant au cliquetis des fourchettes et couteaux, meublaient l’atmosphère relativement fraîche de cette maison aux lourds murs de pierres de taille. Mais, l’appétit trouvant progressivement satisfaction, l’ardeur destructrice des dîneurs fléchit un peu et les mots commencèrent à filtrer entre les carrés d’agneaux et les goulées de vin. Plutôt des syllabes tout d’abord, puis des mots complets et enfin des ébauches de phrases pour remercier l’hôte et tous ceux qui avaient préparé ce repas.
Et quand la paix gagna l’estomac, que la gourmandise eut son tribut, Ohran prit la parole pour remercier ses amis d’avoir accompli un long voyage pour être présents à ce rendez-vous où l’on parlerait de la Turquie, de toute la Turquie, avec ses minorités ethniques ou religieuses et toutes les diversités qu’elle proposait, à cheval sur deux continents. Il fit un point rapide sur sa situation personnelle au regard des autorités, il n’était nul besoin qu’il s’appesantisse, ses amis connaissaient bien sa situation, seules quelques nouvelles de dernière heure pourraient satisfaire leur curiosité mais surtout rassurer leur inquiétude.

Yachar Kemal
Ohran voulait surtout que ses collègues de plume témoignent devant l’ami qu’il avait amené à cette réunion, de ce qu’ils avaient vécu, de leur long cheminement imposé par la difficulté de vivre dans certaines parties du pays. Yachar qui avait le privilège de l’âge, raconta comment ses ancêtres se miraient dans le grand lac de Van où se reflète le Kurdistan, tout là-bas à l’est de la péninsule anatolienne. Il parla longtemps, maîtrisant mal son émotion, faisant revivre ses parents, ses racines, dans ce pays si fier, si austère, qui a donné des hommes âpres et durs au mal que rien ne ferait jamais courber. Il évoqua les légendes qui contaient la grandeur de ce peuple piétiné par des envahisseurs qui ne voulaient même plus reconnaître son droit à exister sur son sol et dans son histoire. Il voulait croire encore en un avenir pour ces hommes et ces femmes qui n’avaient rien pris à personne et qui ne souhaitaient que succéder à leurs ancêtres comme un fils prend le relais du père trop âgé. Un long silence s’établit à la fin de son propos, quelqu’un renifla, l’émotion était très forte, personne n’osait rompre ce silence qui semblait être devenu précieux pour tous les présents.

Mehmed Uzun
Mehmed toussota, se racla la gorge, comme pour s’excuser du sacrilège qu’il allait commettre en rompant ce morceau de silence sacré. Il commença très doucement, d’une voix hésitante, mettant ses mots dans les phrases de Yachar pour ne pas rompre l’émotion, laisser l’ambiance en suspens là où l’aîné l’avait déposée. Et il parla lui aussi de son histoire là-bas sur les rives de ce lac qui sert de mer aux Kurdes, le merveilleux lac de Van, réservoir de tout un peuple qui y puise son identité et y retrouve son image à chaque passage. Il raconta comment avec son ami, Menduth Sedim, il avait dû fuir, dans une véritable « poursuite de l’ombre », vaincu par la pression policière qui rendait son avenir de plus en plus aléatoire et incertain. Istanbul, Alexandrie, Le Caire, Alep, Antioche, Beyrouth, …, le périple avait été long, et l’étape toujours aussi provisoire. Il avait tout même pu séjourner quelques années à Beyrouth où il avait rencontré beaucoup de déracinés, comme lui, mais surtout des Palestiniens chassés de leur terre par le retour du peuple d’Israël sur le sol de ses ancêtres.
Il avait surtout cherché à rencontrer des femmes car dans ces conflits encore un peu archaïques où la religion, les clans, les racines, comptent encore plus que les idées, ce sont souvent elles les premières victimes et de toute façon celles qui portent le plus lourd tribut dans leur chair de femme, dans leur cœur de mère et dans leur innocence de fille. Hanan el Cheikh lui avait raconté le désespoir et l’ennui de toutes ces femmes condamnées à vivre dans le désert, même les Occidentales épouses des prospecteurs de pétrole. Des femmes isolées, seules, délaissées, stigmatisées par leur religion, abandonnées par leur conjoint, des femmes qui ne comptent pas réellement dans les enjeux qui se nouent dans ces pays ancestraux pour les uns, stratégiques pour les autres et même vitaux pour certains.

Myriam Antaki
Myriam Antaki, la Syrienne, lui avait aussi rapporté comment elle avait bâtit une trilogie pour mettre en scène les trois grandes religions qui sévissent dans la région et ainsi démontrer la puérilité des guerres qu’elles génèrent, qui épuisent les trois camps et qui, de toute façon, ne livreront jamais un vainqueur, condamnant les belligérants à une sorte de guerre perpétuelle, une fatalité acceptée par certains mais surtout une calamité endurée par tous et surtout par toutes ; laissant tout ce grand peuple à la dérive comme les voyageurs du « bus des gens biens » piloté par Najwa Barakat.

Najwa Barakat
Mehmed avait parlé bien longtemps, il s’était un peu écarté du sujet initial mais… pas tant que cela. Cette fameuse fracture empestait bien l’atmosphère des Balkans au Pakistan et même bien au-delà ; la malédiction semblait bien vouloir sévir pendant quelques siècles encore, au moins, même si des hommes de bonne volonté, comme nos trois compères, rassemblaient leur énergie et leur bonne volonté pour lutter ensemble pour que tous puissent vivre en harmonie sur ce coin de terre, comme ils l’avaient fait pendant de nombreux siècles. Le silence s’installa, tout le monde semblait accablé, le crépuscule s’était étendu des coins de la pièce vers le centre ; l’hôte ne voulait pas qu’on remarque que la lumière éclairait encore sa maison à cette heure déjà avancée, les yeux s’étaient adaptés à cette quasi obscurité, les mains avaient trouvé les gobelets, les blagues à tabac et les briquets. On buvait avec application comme pour ne pas gâcher ce moment de convivialité et de légère ivresse, sans excès inutile ni gesticulation superflue. L’instant était trop grave pour festoyer et trop précieux pour le dilapider en vaines lamentations. Le groupe resta de longues minutes dans cet état, en suspension au-dessus du quotidien de chacun mais bien en-dessous des espoirs qu’ils avaient en tête.
Yachar, l’aîné, rompit ce silence religieux et osa quelques mots, marquant une pause pour laisser aux autres le temps de l’interrompre ou au contraire de l’encourager par leur abstention. Personne ne se manifestant, il crut qu’on était disposé à l’écouter. Il parla, d’abord très doucement, très calmement, rappelant que l’avenir était dans le cœur des hommes et non pas dans les mosquées, églises et autres synagogues, pas plus que dans n’importe quel autre lieu de culte ou site prétendument sacré. Il leur rappela le grand Khalil Gibran et les propos qu’il avait mis dans la bouche de son prophète, il faut « faire éclore dans l’homme tout ce qui le dépasse et tout ce qui est plus grand que lui : l’amour, la joie, la révolte, la liberté. » Et, il ponctua son bref propos en répétant que c’est dans la pensée du Prophète qu’ils trouveraient la vérité et qu’un jour les peuples réunis pourraient se lever pour réclamer le droit de vivre selon leur cœur.

Khalil Gibran