LE VAMPIRE DE CLICHY de VERONIQUE JANZYK (paru chez ONLIT)

51_VJ3_1024x1024.png?v=1442914198Le sang d’encre d’une écrivaine

Depuis que Véronique Janzyk a été mordue à la gorge par un vampire un 31 décembre, sa vie porte le sceau du vampire, affirme-t-elle dans l’avant-propos. L’année qui a suivi a été émaillée de rencontres particulières, des objets en ont été transformés… Car la morsure de ce vampire n’est pas fatale, elle est régénératrice.

C’est ce qu’elle rapporte au long des 23 courts récits de ce recueil.

Après l’épisode fondateur, elle nous conte des histoires de vivants en rupture, de morts en sursis. Mais que ce soit à la première ou à la troisième personne, il s’agit d’êtres humains qui s’interrogent sur le réel à partir de leur quotidien, de ce qu’ils en observent. Tous savent que le réel ne va pas de soi, qu’il n’est pas à prendre au sérieux. Tous se savent mortels, qu’il n’y a nulle clémence à attendre de l’existence sinon quelques moment de grâce, qu’on peut juste s’interroger sur ce qu’elle va nous léguer, nous dire de ce passage presque fantomatique entre vie et mort. Ce surgissement du néant dont nous serons à jamais inconsolables. 

Mais examinons de plus près le personnage janzykien, son mode fonctionnement comme ses moyens de perception.

À force de scruter son environnement, survient des dérèglements.

Il suffit de regarder. Longtemps ou pas, ça dépend. Le temps n’a pas grand-chose à voir là-dedans. Ce qui compte, c’est le regard. Chaque jour regarder. Arroser des yeux. Ne pas renoncer. Un jour, ça y est. Point. Ça commence toujours comme ça. Par un point. La nature reprend ses droits… »

À force de regarder, un point de l’ensemble se distingue et creuse la superficialité. C’est la porte ouverte à tous les dysfonctionnements, au règne de l’ambigu. Quand le réel déraille et qu’on ne peut plus remettre la chaîne dans le dérailleur (comme ce qui arrive à l’homme en questionnement de Rien de moi), la réflexion est mise en branle…

Le protagoniste tend à s’éprouver comme étranger, les nouvelles technologies ((caméra, appareil photo numérique) lui servent à se mettre à distance pour, sinon s’étudier, s’observer, se percevoir comme autre, désirable ou repoussant, peu importe. L’organicité du corps l’intéresse, dans l’incessante répétition de la découverte du corps,  comment, par exemple, la peau colle aux os, et c’est en cela qu’il se sent proche de l’animal et plus encore du végétal dont elle annonce le règne (Janzyk invente ou rapporte dans Ensemencière la première société protectrice des plantes).

La nature, c’est le contraire de la superstition, peut-on lire.2da04596-96ee-11e3-b064-b3bba553e1d5_original.jpg?maxheight=380&maxwidth=568&scale=both&format=jpg

Pour Janzyk, du moins ses avatars, tout tend à l’étrangeté, à la disparition progressive ou subite. Le monde est énigme à déchiffrer, sens caché à découvrir. L’étrangeté est un signe avant-coureur de la disparition des choses, quand l’ordre est perturbé, sans raison d’être encore…

Court aussi dans le recueil l’idée d’un réel vécu tel un rêve et du rêve banalisé, aussi prévisible que la réalité. Un inversement, si l’on veut, des stades d’éveil et de sommeil.

Les sensations ne sont garantes d’aucune présence au monde éveillé. Elles peuvent être trompeuses et ne pas nous renseigner valablement sur ce qui advient. On peut rêver ou songer qu’on sent, qu’on ressent : je sens n’équivaut pas nécessairement à je suis. Avec ses démonstrations par l’absurde, Janzyk remet en cause les égalités les plus évidentes.  

Dans un des récits, un directeur de festival littéraire garde de sa prime enfance le souvenir d’une multitude de questions pour observer plus loin que l’écriture a mis de l’ordre là-dedans et que les phrases, c’étaient des formes de questions à toutes ses questions. 

Dans le dernier récit, une étonnante bouteille à idée protège de tout. Elle permet d’aller dans le monde, dans la vie, d’être en paix dans l’incertitude. C’est une belle métaphore de l’écriture, de ce qui tient debout Véronique.

Il y a du Kafka et du Buzzati dans ces nouvelles. Je pense particulièrement au récit intitulé Les tunnels ou à bien La lettre A, un récit infesté d’insectes et qui se clôt par une ascension merveilleuse.

Mais il faut lire tout, doucement, car chaque récit est singulier.

Quand Janzyk écrit qu’elle a été mordue par un vampire, on la croit forcément. Car d’où tirerait-elle bien cette faculté d’émerveillement par l’écriture. Et l’on sait que le sang d’encre qu’elle a versé nous sera toujours donné à lire. Alors, on espère que ses noces avec le vampire de l’écriture continueront encore longtemps à nous réjouir.

Éric Allard


51_VJ3_1024x1024.png?v=1442914198Le livre sur le site de l’éditeur 

 

Toutes les parutions de Véronique JANZYK chez ONLIT-Editions

 

Véronique JANZYK sur Les Belles Phrases (nouvelles inédites, interview, notes de lecture…)

PESEUR D’ÉTOILES

 

p1.jpgIl travaillait comme peseur d’étoiles dans un laboratoire expérimental au sein de l’Université.

C’est en tapotant par hasard sur un site de recherche d’emplois qu’il trouva ce job nouveau. Il s’était rendu sur les lieux sans espoir de le décrocher car il ne possédait aucune compétence particulière. Il ne fallait aucune qualification pour l’exercer, et il commença le jour même. Bientôt il acquit dans ce nouvel emploi une maîtrise sans pareille. Ainsi il pouvait à vue de nez apprécier à dix millions de tonnes près la masse d’une étoile et utilisait comme personne la balance permettant cette délicate opération. À chaque lunaison, il recevait des propositions de pesée d’astres de galaxies les plus lointaines souhaitant maigrir.

Le fils du recteur, ayant raté toutes ses études, se retrouva à trente ans passé sans le moindre master. Le chef du laboratoire, qui craignait une diminution des subsides de son service, pour entrer dans les bonnes grâces du père l’engagea en remplacement du précédent. Mais le fils du recteur, entre parenthèses et à ce qu’on m’en a dit, assuma très mal cette fonction: on eut à regretter des erreurs de calcul monstrueuses et la perte pure et simple de quelques soleils noirs dans les caves obscures de l’institution.

Quant au premier peseur d’étoiles, il retrouva assez vite un emploi de peigneur de crinières dans une usine de retraitement de comètes où, de l’avis général, il est voué à un brillant avenir.

 

balance1.gif

 

L’HOMME QUI MARCHAIT DANS SES RÊVES de Denis BILLAMBOZ – Épisode 22

20090605175410_400x400.jpg

FIN DE L’EPISODE PRÉCÉDENT

Yachar, l’aîné, rompit ce silence religieux et osa quelques mots, marquant une pause pour laisser aux autres le temps de l’interrompre ou au contraire de l’encourager par leur abstention. Personne ne se manifestant, il crut qu’on était disposé à l’écouter. Il parla, d’abord très doucement, très calmement, rappelant que l’avenir était dans le cœur des hommes et non pas dans les mosquées, églises et autres synagogues, pas plus que dans n’importe quel autre lieu de culte ou site prétendument sacré. Il leur rappela le grand Khalil Gibran et les propos qu’il avait mis dans la bouche de son prophète, il faut « faire éclore dans l’homme tout ce qui le dépasse et tout ce qui est plus grand que lui : l’amour, la joie, la révolte, la liberté. » Et, il ponctua son bref propos en répétant que c’est dans la pensée du Prophète qu’ils trouveraient la vérité et qu’un jour les peuples réunis pourraient se lever pour réclamer le droit de vivre selon leur cœur.

ÉPISODE 22

La paix avait envahi son âme, il dormait comme un ange et il serait resté encore longtemps dans son lit douillet, s’offrant une grasse matinée non programmée, privilège des masses orientées vers un repos dûment mérité, si son chat n’avait, lui, pas subi l’effet anesthésiant de ses rêves pacificateurs et n’avait pas senti des petits loups s’éveiller au creux de son estomac. Le doux animal se frotta de plus en plus fort contre son visage en ronronnant de plus en plus fort aussi pour être bien sûr de le réveiller. Il émergea doucement, prudemment de son rêve, comme pour ne pas casser quelque chose de précieux qu’il aurait construit pendant son sommeil. La réalité, dans ta toute sa crudité, se matérialisa progressivement autour de lui sans lui causer une réelle déception mais en le laissant, tout de même, un peu déconfit de voir qu’il n’était toujours qu’un brave type qui ne demandait rien à personne mais n’apportait guère plus aux autres. Au fond, il était plutôt rassuré même s’il faut bien rêver un peu pour que la vie soit encore supportable et pas trop monotone.

102543034.jpg

Maintenant, il était bien réveillé, il pouvait reprendre contact avec ses activités terrestres, atterrir définitivement, s’occuper de son chat et ensuite de son propre petit déjeuner. La journée s’annonçait claire mais encore un peu fraîche, selon les prévisions du moins, il n’avait fait aucun projet, il pourrait se laisser vivre tranquillement au gré de ses inspirations et envies. Il terminerait peut-être la lecture de ce livre de Michal Govrin qui lui posait pas mal de problèmes, il lui semblait que l’auteur n’était pas très clair lui non plus dans sa tête quand il avait écrit ce livre et que ses idées et opinions se balançaient un peu au gré des événements sur la terre d’Israël. Il avait un peu tendance à confondre auteur et héroïne, mélangeant l’un et l’autre dans une même réflexion. Au fond, il comprenait un peu cette fille profondément aspirée par la terre que ses ancêtres avaient conquise pour donner un sanctuaire à leur peuple et ébranlée par le sort de cet autre peuple chassé comme du bétail de ces terres qu’il occupait depuis des millénaires.

AVT_Michal-Govrin_138.bmp

Michal Govrin

L’évocation de cette lecture le ramenait à son rêve nocturne, à cette quadrature du cercle, mais aussi aux pensées du Prophète qui sanctifiaient l’homme pour qu’il n’aille pas chercher ailleurs ce qu’il avait en lui et qui assénait qu’il n’était nullement nécessaire de s’occire mutuellement pour défendre chacun sa cause puisqu’on avait tous la même. Ces pensées n’étaient pas encore très claires, le seraient-elles seulement un jour ? Certainement pas, d’autres s’y cassaient les dents depuis tellement longtemps que, si la solution était si limpide, il y a longtemps qu’elle serait trouvée. Mais, il aimait à croire que, si l’homme allait chercher au fond de lui des bonnes raisons de ne pas se battre avec son voisin, il trouverait certainement des trésors qui obligeraient l’humanité à croire encore en elle. Ce château de cartes qu’il construisait savamment, patiemment, il voulait croire que d’autres aussi le construisaient, dans leur coin, peut-être autrement, mais peu importe, pourvu qu’un jour tous ces bâtisseurs en herbe se rejoignent et mettent, non pas leur édifice, mais leur expérience en commun.

Et, ce jour-là, Ron Leschem et tous les faucons de la terre ne devraient plus donner leur vie de jeune homme plein d’avenir pour défendre une cause dont personne ne se soucie plus ou à laquelle personne ne croit plus, symbole d’une guerre qui a perdu jusqu’à sa forme et qui n’est plus qu’un affrontement plein de haine et de violence où tous les protagonistes ont égaré leur honneur et leurs vertus. Ils les voyaient ces soldats robots bardés comme des bunkers ambulants, hérissés de pièces à feu, montant en colonne, terrifiés, la trouille au ventre, pour prendre la relève dans un fort médiéval, reliquat des croisades, vestige d’un autre temps, anachronisme de ces guerres imbéciles et tellement symboliques de ces combats qui ne sont pas sortis du ventre médiéval de la Palestine éternelle parturiente.

Palestine, terre mère de toutes les civilisations qui se sont succédées sur cet espace de douleur depuis l’époque sumérienne au moins, détentrice de toutes les richesses artistiques, culturelles, scientifiques que les diverses peuplades ont déposé en strates successives comme des couches sédimentaires qui constituent désormais un socle que même les guerres et les conflits les plus âpres ne pourront jamais éroder. Et, sur les traces de Jabra Ibrahim Jabra, nous pourrions nous aussi partir la recherche de Walid Masud, à la redécouverte de cet immense héritage culturel, fondations communes à tous les peuples qui se pressent sur cette terre maudite. Mais, voilà, l’homme n’est que ce qu’il est, celui qui se laisse séduire par le premier serpent venu, l’appât du gain et du pouvoir, la domination des simples et des candides ; ces travers qui font toujours partie des préoccupations prioritaires de l’humanité. Et les coqs les plus orgueilleux et les plus ambitieux ne rêvent que d’en découdre pour régner sur toute la basse-cour pour le plus grand malheur de tous les autres volatiles qui ne rêvent que de vivre en paix et en harmonie entre eux.

jmp-HOUSE2-popup.jpg

Jabra Ibrahim Jabra

Jabra a repris la route qui ramène vers les origines, au moins jusqu’aux Sumériens, pour nous rappeler que le monde n’a pas commencé avec nos petites querelles imbéciles et que les religions se sont succédées depuis la nuit des temps en terre de Palestine, que cette succession cultuelle n’a pas empêché la terre de tourner et qu’il serait stupide qu’il n’en soit pas ainsi dans les années et siècles à venir. Mahmoud Darwich, Emile Habibi, et bien d’autres ont lutté pour croire encore que la sagesse des peuples l’emporterait sur la stupidité des faucons, à tord, peut-être pas… Mais il faudrait tout de même que l’humanité se ressaisisse pour que l’avenir soit encore possible sur cette terre d’Israël et de Palestine confondue en un seul sol pour un peuple divisé en plusieurs morceaux car n’oublions pas qu’il n’y a pas que des juifs et des islamiques dans cette région, il y aussi des chrétiens de rite orthodoxe comme Jabra Ibrahim Jabra, des catholiques maronites comme Khalil Gibran et d’autres croyances encore. Si chacun gardait sa religion pour soi et n’essayait pas de l’imposer à son voisin, ni à l’utiliser comme outil de pouvoir, le rêve serait encore possible et l’avenir presque radieux. En attendant, les plus faibles continuent à souffrir de plus en plus comme ses femmes de l’impasse Bab Essahah à Naplouse.

AVT_Mahmoud-Darwich_2583.jpeg

Mahmoud Darwich

Chaque fois qu’il lisait un livre, qu’il regardait une émission de télévision, qu’il entendait un débat, … sur ce sujet, il était très agacé car la bêtise humaine lui semblait alors palpable et la souffrance endurée par les plus faibles lui apparaissait si injuste et tellement inutile qu’il n’arrivait plus à la supporter. Il posa le livre de Michal Govrin qu’il venait d’extraire de sous une pile d’autres ouvrages qu’il devait rendre prochainement à la bibliothèque, sans en avoir achevé la lecture. Il n’avait plus envie de ressasser une fois de plus tous ces problèmes de guerre qui n’en n’était pas réellement une mais qui était peut-être encore plus désastreuse que les vrais conflits ouverts où les adversaires avancent à visage découvert et non sous les traits de terroristes ou sous l’apparence de machines plus ou moins furtives. Il fallait qu’il sorte, qu’il rompe avec cette ambiance dans laquelle son rêve l’avait plongé, qu’il se change les idées, qu’il aille faire quelques courses pour préparer son repas et reconstituer ses réserves alimentaires un peu à l’étiage.

L’allongement des journées était maintenant un peu plus tangible, l’hiver était encore dans son creux mais déjà quelques petits signes indiquaient que le printemps n’était certes pas encore là mais que bientôt, si la météo le permettait, on pourrait remarquer quelques indices du réveil de la nature. Il décida donc de ne faire que des courses assez sommaires, dans la petite épicerie de son quartier, pour pouvoir y aller à pieds et ainsi se dégourdir les jambes dans l’air encore frais distillé par un léger vent sous un soleil contrarié par un plafond nuageux peu dense mais suffisamment épais tout de même pour tamiser ses frêles rayons et leur enlever une bonne partie de leur ardeur.

Il avait pris un peu de retard dans les commentaires qu’il souhaitait publier sur divers sites et blogs qu’il alimentait régulièrement, il décida donc d’y consacrer une bonne partie de son après-midi, mais avant il devait vider sa boîte de messages car il avait laisser les courriels s’accumuler et, même s’il y avait surtout des alertes automatiques et des messages commerciaux, il ne voulait pas être inconvenant avec ses amis en ne répondant pas à leurs courriers. Il supprima tout un lot de messages indésirables, jeta un coup d’œil rapide à ses alertes en provenance du réseau social qu’il fréquentait, pensant les relire dans leur contexte plus tard, répondit à quelques amis qui le sollicitaient pour quelque renseignement ou simplement pour un petit signe de convivialité. Quand il revint sur ses alertes, il fut étonné de trouver un message d’une personne qu’il ne connaissait pas et qui semblait résider en Arabie Saoudite, c’était bien la première fois qu’il recevait un commentaire en provenance de cette région. Par simple curiosité, avant de le supprimer, il le lut dans son contexte et constata qu’il émanait d’une jeune fille qui inondait la toile avec de messages d’amour qu’elle écrivait tous les soirs et qui faisaient maintenant le « buzz », comme disent les accros des réseaux sociaux, dans le microcosme des internautes (microcosme qui tend à devenir maintenant un véritable « macrocosme »).

Il remonta un peu le temps pour voir les messages précédents et compris l’étonnement des internautes qui suivaient ce sujet. En effet, il s’agissait d’une fille de Ryad, c’est du moins comme ça qu’elle se présentait, qui racontait les amours de ses amies et les difficultés que ces jeunes filles rencontraient pour avoir une vie sentimentale minimale. Elles en étaient réduites à laisser traîner leur numéro de téléphone portable à la portée des jeunes gens qui les intéressaient en espérant, un jour peut-être, recevoir une invitation dans un riche palais à l’occasion d’une quelconque fête entre bédouins enrichis grâce au pétrole. Les aventures amoureuses sous la abaya ça piquait tout de même un peu la curiosité, il décida donc de suivre cette discussion et de revenir de temps à autres voir l’évolution des Idylles amoureuses de ces jeunes femmes qui semblaient avoir presque toutes suivi des études dans des grandes universités anglaises ou américaines mais qui devaient se cacher comme des collégiennes pour ne pas se laisser surprendre par les membres de leur famille. Posséder de telles richesses pour en être réduites à vivre en cachette comme des nonnes cloîtrées, c’est un des autres paradoxes de notre époque.

Abaya-Designs-with-the-Beauty-of-Color-in-them-09-1.jpg

Cette vie lui semblait cependant bien triste même s’il avait franchement envie de sourire en imaginant toutes les possibilités qu’offrait l’anonymat de l’abaya. Avec qui flirtaient réellement ces jeunes Saoudiens quand ils récupéraient un numéro de téléphone abandonné par une main innocente ? Peu importait parce que, de toute façon, ils n’avaient pas le choix de leur épouse, il fallait rester entre gens du même milieu, issus de la même région, celle qui est le véritable cœur de l’Arabie, là où est née l’aristocratie qui gouverne encore le pays. Mais peut-être qu’en soulevant légèrement le coin de leur abaya, ces petites Saoudiennes avaient ouvert une voie par laquelle pourrait s’engouffrer une révolution qui conférerait un peu plus d’importance aux femmes et aux filles de ce pays. Une révolution est peut-être en marche au pays des bédouins et des barils.

Déjà il avait quitté Ryad et ses riches jeunes filles contraintes d’aimer en cachette comme des gamines dans une école religieuse avant la dernière guerre, il était parti vers le sud du pays à travers un désert, le plus désert de la planète, une épure de désert, un désert d’image d’Epinal, où les caravanes se faisaient de plus en plus rares, où les camions se faisaient de plus en plus envahissants, de plus en plus bruyants et de plus en plus géants. Il voulait marcher vers le village d’Ahmed Abodehman là-bas dans les montagnes de l’Assir pour entrer en contact avec les peuples qui vivaient là depuis des siècles dans un monde immuable et hostile et cependant, d’après ce que cet auteur disait, dans une paix et une quiétude qui aurait inspiré les poètes. Et, en voyageant vers le sud, il pourrait poursuivre la piste pour mettre ses pieds dans les pas d’Hayîm Habshûch qui a accompagné le grand orientaliste Joseph Halévy quand il avait entrepris, dans la seconde partie du XIX° siècle, un grand périple au Yémen, au pays de la Reine de Saba, pour relever le maximum d’inscriptions laissées par les Sabéens sur les pierres qui auraient été utilisées pour la construction de leurs magnifiques palais. La Reine de Saba ! Quel rêve ! Mais toutes ces histoires de recherche de pierres et d’inscriptions risquaient de casser un peu la magie des images qu’il avait en tête et il retomba bien vite sur terre car il n’avait toujours pas écrit une ligne des textes qu’il voulait publier.

220px-Joseph_Hal%C3%A9vy.jpg

Joseph Halévy

Il avait promis à un ami blogueur d’écrire quelques lignes sur les lectures iraniennes qu’il avait faites ces dernières années mais il avait bien du mal à parler de l’Iran, car les écrivains iraniens avaient tous ou presque fui vers l’étranger sous la pression des divers pouvoirs ayant sévi dans ce pays au cours des décennies dernières. Il pensait à Chahdortt Djavann, cette jeune femme qui avait choisi l’exil en France, en 1993, sous la pression des ayatollahs qui lui rendaient la vie impossible et qui avait déjà, dès 1979, fait connaissance avec la violence imbécile des commandos islamiques dans son école alors qu’elle n’était encore qu’une toute jeune fille. Avant elle déjà, Saïd en 1965, en Allemagne, et Ali Erfan, en 1981 en France, s’étaient, eux aussi, résignés à rechercher un pays d’accueil où ils pourraient vivre en liberté et exercer leur talent en toute quiétude.

chahdortt-djavann-roman-3116923-jpg_2755062.JPG

Chahdortt Djavann

Sahebjam était, lui, né en France et avait regagné l’Iran dans les années cinquante mais son combat contre le régime des ayatollahs l’obligea à revenir vers sa terre natale après qu’il avait été condamné pour avoir écrit « La femme lapidée ». Il cherchait vainement un livre qui évoquerait la vie quotidienne en Iran et qu’il pourrait commenter en toute impartialité, ou du moins avec le maximum d’impartialité car, devant certaines situations, il est bien difficile de rester de marbre, de taire sa colère et de se contenter de commenter sans dire son sentiment ni ses états d’âme. Il rêvassait, cherchant vaguement dans sa mémoire ses anciennes lectures iraniennes, quand il se souvint d’une lecture pourtant pas très ancienne de Kader Abdolah qui racontait l’histoire d’une maison et d’une famille pris dans la tourmente de la révolution islamique. Il devrait relire ses notes avant de rédiger un commentaire acceptable mais ses souvenirs étaient encore suffisants pour produire un texte crédible et publiable.

$_35.JPG

PLUS QUE GRIS

arton117866-225x300.jpgpar Denis BILLAMBOZ

Depuis la publication de quelques livres américains qui évoquent le gris sous toutes ses nuances, on a le sentiment que cette couleur est devenue brusquement celle de l’érotisme. Je n’ai pas lu ces livres, je n’ai, en faisant le tour des chaînes sur ma télévision, que vu un petit passage du film inspiré par ces publications et j’ai trouvé ça tellement mièvre que j’ai bien vite zappé. Je voudrais donc à travers cette chronique rejoindre Catherine Marx lorsqu’elle dit que l’érotisme n’est pas franchement l’affaire des grosses machines américaines qui fonctionnent à grand coup de campagnes marketing mais qu’il est peut-être plus l’affaire d’auteurs bien français qui écrivent dans une belle langue même si leurs textes sont destinés à un public bien ciblé.

 

 

1460108-gf.jpgL’APPEL DU LARGE

Camille COLMIN

Gille a décidé de poursuivre sa carrière d’enseignant en éducation physique et sportive à la Réunion, avant de partir il laisse à une amie une enveloppe contenant deux lettres d’élève, un compact disque, des notes et un petit manuscrit qu’il lui suggère de mettre sous la forme d’un roman. L’amie écrit donc l’aventure que Gille a connue avec deux élèves, des filles un peu effrontées qui n’avaient pas froid aux yeux. A douze ans, elles le provoquaient devant toute la classe pour évaluer ses réactions dans son survêtement. Et, quand cinq ans plus tard, il les surprend en fâcheuse position, il décide de fomenter une vengeance bien méritée. Profitant de l’avantage que la situation lui confère, il pense mettre les filles à sa merci mais il découvre vite que les deux petites dévergondées sont plus expertes que lui en perversité sexuelle.

Le scénario est intéressant, dommage que le texte soit encombré par des considérations sociologiques, politiques, religieuses, syndicalo-corporatistes, psychologiques, … On dirait que l’auteur cherche à s’excuser d’écrire des histoires érotiques en évoquant des sujets qu’il juge plus sérieux comme si le sexe n’en n’était pas un lui-même. Il oublie que l’activité sexuelle est une fonction physiologique qui fait partie de ce que tous les humains ont en commun. Il s’égare ainsi dans des discours formatés et convenus qu’on entend beaucoup trop souvent sur les antennes. Il oublie que l’érotisme c’est avant tout de la transgression, du plaisir, de la luxure, de la volupté, de la perversité, tout ce qui passe au-delà de la morale, de la religion, des convenances véhiculées par notre société bien pensante. Je retiendrai cependant cet intéressant passage où la victime inverse les rôles et où le dominé devient le dominant, il ne manque pas d’adresse.

En gardant son texte sur le fil de l’érotisme, l’auteur aurait pu économiser un bon nombre de pages, alléger ce roman un peu trop lourd, mettre en évidence sa grand culture sans risquer l’étalage et valoriser une écriture qui n’est pas dénuée d’intérêt. C’est une première tentative, gageons que dans ses œuvres à venir, il choisira clairement son genre sans prendre le risque de confondre fiction et essai, morale et perversion.

L’auteur nous laisse penser qu’il très certainement professeur d’éducation physique et sportive lui-même, il connait bien le métier et le milieu de l’Education nationale, je me permettrai donc de lui faire un petit clin d’œil en lui faisant remarquer que la discipline qu’il appelle la GRS a désormais perdu son S pour n’être plus que la GR (gymnastique rythmique qui n’est plus sportive) à la demande de la fédération qui gère cette discipline et dans laquelle j’ai de minces responsabilités. Camille

Colmin ayant rappelé la phrase de Jacques Salomé : « Un livre a toujours deux auteurs, celui qui l’écrit et celui qui le lit », je me suis permis cette remarque anodine.

 

1497855-gf.jpgLE CONCIERGE

Jean-Michel JARVIS

Dans cet opuscule, l’auteur aborde l’érotisme à travers la transgression sociale qui conduit un concierge plus très jeune, sale et libidineux, semblant tout droit échappé d’une célèbre bande dessinée de Reiser, à s’intéresser à des jeunes filles encore très fraîches mais pas pour autant très farouches. De sa loge qu’il a transformée en un observatoire, il mate les femmes et les filles dont l’auteur a abondamment peuplé la cage d’escalier dont ce concierge a la charge. Avec la complicité d’un locataire aussi graveleux que lui, il manigance des combines lamentables pour mettre ces jeunes filles à portée de ses yeux et des ses mains baladeuses. Mais ces petits jeux ne se limitent pas aux jeux de vilains prêtés généralement aux mains, ils s’égarent parfois dans des perversions particulièrement vicieuses et perverses.

Les amateurs de romans érotiques ne seront pas déçus, ce récit comporte tous les ingrédients nécessaires à la satisfaction de leur libido littéraire particulièrement ceux qui sont émoustillés par la soumission des belles filles à des vieux cochons crasseux et répugnants. Ce texte ne constitue pas pour autant un éloge de la soumission car les filles mises en scène sont plutôt consentantes ou au moins assez polissonnes pour croire au baratin bien peu suptile de ce vieux pervers et de ses compagnons de débauche.

Le site des éditions TABOU

LA NACELLE TURQUOISE d’ÉVELYNE WILWERTH (par chez M.E.O.)

nacelle-turquoise-1c.jpgHistoires physiques

Évelyne Wilwerth pratique une écriture véloce qui colle aux émotions de ses personnages. Et plus encore aux sensations qu’ils éprouvent. Car c’est d’une écriture très sensuelle dont il s’agit, qui fait la part belle aux couleurs et aux parfums, notamment. Tout cela concourt à nous faire à la fois voir et vivement ressentir ce qui nous est raconté.

Wilwerth adopte ici un dispositif narratif singulier (comme d’ailleurs pour Hôtel de la mer sensuelle paru précédemment) pour conter les trois histoires de ce recueil qui racontent chacune une rencontre entre deux êtres qui se connaissent ou non mais auront à se voir pour se parler.

Ils concourent l’un vers l’autre et, pour nous faire ressentir physiquement la rencontre, en bonne observatrice de la chose sensible, l’auteure décrit les trajectoires conjointes, indications d’heures à l’appui,  des personnages jusqu’au point d’impact puis, à la façon d’un choc de billes de billard, ce qui résulte de la collision. Les rapprochements et les éloignements, heure après heure, minute par minute, car ne il faut manquer aucun instant : pour comprendre l’enjeu de ce qui se joue, tout compte.

Elle le fait par une succession de paragraphes qui épousent le point de vue de chacun des deux personnages et, sous un angle de vue surplombant, un commentaire marqué par des caractères en italiques.

Puis il y a les histoires. Celles de la rencontre entre un homme et une femme dont on apprendra quel lien les relie. D’une ado fugueuse et d’un SDF. Enfin, la rencontre de deux voisines qui, par la force des choses, auraient dû se rencontrer plus tôt et ne le feront qu’à la veille du départ de l’une d’elles.ewilwerth-242x300.jpg

Et toujours, cerise sur le gâteau de la rencontre providentielle, une sorte d’ascension, de mise en bulle, de petit éveil ou nirvana qui fait se (re)poser les protagonistes avant de repartir…

« ( …) je ressens une poussée légère, on va peu à peu monter vers le ciel, j’ai l’impression de me délester, de lâcher plein de saletés, ou de mesquineries, notre nacelle est la plus lumineuse, déjà le feuillage des arbres, c’est tout mon être qui est soulevé, enfin soulevé vers l’immensité, comment on appelle ça, une ascendance ?  Une transcendance ? »

Ces êtres que les circonstances de la vie mettent en relation ont un vif besoin de parler, de délier par la parole des nœuds de leur existence, de justement se délester… Ce point de jonction était primordial à leur survie. Au point de rencontre de deux êtres, il y a toujours un centre de paroles, une base relationnelle de (re)lancement dans l’existence, semble nous dire Wilwerth.

Dans son histoire de la littérature récente, Olivier Cadiot écrit : Le plus difficile, c’est de superposer l’histoire à la géographie. On peut dire sans se tromper que, par le contenu et la forme de sa matière verbale, Evelyne Wilwerth réussit ici à merveille ce défi.

Éric Allard

Le livre sur le site de l’éditeur (commande, quatrième de couverture, critiques)

Le site d’ÉVELINE WILWERTH

UNE RIVIÈRE, DES CHANSONS

maxresdefault.jpg

La rivière en chanson ramène souvent à l’enfance et donne lieu à des chansons traditionnelles voire des comptines. C’est que la rivière, entre la source (de vie) et la mer (la mort), a tout pour figurer l’écoulement de nos existences. Elle imprégne nos souvenirs car, enfant, on aimait le contact de ses eaux à portée des terres (pas besoin de pousser jusqu’à la côte). Ce ne sont pas les plus emblématiques des interprètes, il faut l’avouer, et on doit parfois fouiller pour trouver une chanson sur ce thème dans leur répertoire mais on découvre ainsi quelques perles ou des monuments de kitsh, en tout cas, des chansons singulières qui disent toujours des choses intimes, un peu enfoues, un brin secrètes… 

 

Couture

Roy

Lavoie

Eicher

Murat

Bécaud

Trénet

Jonasz

Allwright

Malicorne

Bears of Legend

Bühler

Amont (chantant Vigneault)

Mouskouri

Pellerin & les Grands Hurleurs

Mes souliers sont rouges

Barbelivien

Sardou & Garou

Bruno Brel

Jofroi

Clerc

Lazlo

Mitchell

Halliday

Eva

O

Delfy

Barony

Marilyn

 

BONUS d’Ina Mihalache: Solange te parle toute nue à la rivière

TA RIVIÈRE

TA RIVIÈRE

 

J’ai préparé la plaine

Où tu poseras ta rivière

 

Calmement de retour

D’une guerre des étoiles

 

Avec des noms de flamme

Et des verbes de lumière

 

Si la pluie dans le lit

Bat de tous côtés

 

Je formerai des nuages

Au métier d’oreiller

 

Après avoir livré la nuit

Au travail des paupières

 

Je lècherai l’aube laissée

Sur les battants du jour

 

Dans l’air des pétales

J’envelopperai

 

Un repas de tiges

Pour la fleur nourricière

 

Je désignerai un de tes regards

A une variété de cils

 

Choisis dans un nuancier

Parmi cent variétés de lignes

 

Et ta peau de plongeuse

À mes mains malhabiles


De nageur sans avenir

Dans le vase de tes vallées

 

windows.jpg

HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE RECENTE d’OLIVIER CADIOT

images?q=tbn:ANd9GcRAetVya_E7A63ZWEAG16OVTrBC4pGKhlcRpH-6T8-gmogS_ZwoL’ère du soupçon façon Cadiot

Qu’on ne se méprenne pas, ce livre composé de chroniques écrites à  la deuxième personne du pluriel sur la littérature comme elle va ne ressemble aucunement à un manuel de type scolaire avec noms d’écrivains, courants littéraires, études et perspectives. Pas plus à une démolition en règle de certaines gloires éphémère des Lettres façon Jourde & Naulleau. Si cinq noms d’écrivains sont mentionnés, c’est beaucoup.

Il s’agit plutôt de variations libres et enlevées, empruntant à tous les domaines de la connaissance, sur l’état de la littérature, sur ce qu’elle peut et permet encore, comment, où et avec qui.

Dans une interview donnée par Cadiot pour son précédent livre, il disait son goût pour les fragments:

« L’autre chose aussi, c’est que j’aime les débuts, je trouve souvent mon plaisir de lecteur dans quelques lignes, un chapitre qui m’ouvre l’imaginaire à toute vitesse. Je n’ai pas besoin de quantité. J’ai envie de déclencheurs, d’ouvrir des boîtes, de faire sentir ce qu’elles contiennent, puis de les fermer et d’en ouvrir d’autres. »

Dans cette histoire, on  parle certes des acteurs de la littérature, beaucoup d’écriture mais de façon biaisée sur le mode de l’enquête décalée dans les ruines de la littérature grand genre à la recherche de traces de vie. C’est un peu L’ère du soupçon façon Cadiot avec même un flot d’images faisant penser à celles qu’utilisaient Sarraute pour ses remises en cause du roman traditionnel. Cela nous vaut un petit livre qui se lit facilement (et c’est voulu) tout en donnant à réfléchir. Et qui tord le cou à des idées reçues sur le lecteur, sur ce qu’on retient d’un livre, sur la façon dont il s’écrit. Avec des petites vérités bien senties à déduire du contexte.olivier-cadiot-m%C3%A9daillon.jpg

Car l’époque de la post modernité que nous vivons est une époque où l’écrivain comme le lecteur ne savent plus à quel livres (sains) se vouer, quel écrivain (malsain) admirer, quel courant suivre ou abandonner… Ces textes qui partent dans tous les sens sans perdre de vue leur objet sont toniques, elles donnent à espérer en un présent et en un avenir de la littérature. Notons pour préciser les choses cette unique phrase de quatrième de couverture qui donne incontestablement le ton de l’ouvrage: Une méthode révolutionnaire pour apprendre à écrire en lisant.

Éric Allard

Le livre sur le site de l’éditeur

Olivier Cadiot au chevet de la littérature, un article de Nathalie Crom pour Télérama

Ma lecture en 2002 pour le site Critiqueslibres.com du très beau Retour définitif et durable de l’être aimé.

 

Dans cette vidéo, « Olivier Cadiot tente de dire pourquoi il a besoin d’une histoire de la littérature, une histoire de la littérature pourquoi faire, une histoire de la littérature comment et une histoire de la littérature pour qui? »

Cadiot, Burger & Eicher 

D’après un cours de Gilles Deleuze sur Spinoza à Vincennes en mars 81

 

SHAME de STEVE McQUEEN

19841064.jpgL’histoire d’un sex addict dans la solitude new yorkaise qui baise comme on tue… des parties de soi. Pendant le temps où il héberge sa soeur, il va régler sur un plan symbolique son problème d’addiction. 

Rien n’est expliqué dans le film mais tout est suggéré par la disposition des plans, le traitement des images, Steve McQueen étant un ancien plasticien passé à la réalisation. Les dialogues ne sont pas explicatifs. Ainsi la scène où Brandon fait l’amour à une de ses collègues, celle où il invective sa soeur et la pousse au suicide. On comprend que la seule liaison affective, quoique problématique, qu’il ait jamais entretenue, c’est avec à cette soeur qui le relie à une enfance qu’on devine difficile.

Avec les remarquables Michaël Fassbender (acteur fétiche du réalisateur qui a d’ailleurs obtenu pour ce rôle un prix d’interprétation) et Carey Mulligan qui donne une version saisissante de la chanson New York, New York, interprétation qui constitue aussi une scène-clé formidable de non-dit expressif. E.A.

Un film à revoir sur Arte+7 via ce lien

Un bel article de Thomas Satinel sur le site du journal Le Monde: SHAME, Steve Mc Queen trouve la grâce derrière l’abjection.

 

10247811_ori.jpg

still-of-carey-mulligan-in-shame-(2011)-large-picture.jpg

 

tumblr_m6crqoDNjN1r92sc8o5_r5_250.gif

L’HOMME QUI MARCHAIT DANS SES RÊVES de DENIS BILLAMBOZ – Épisode 21

20090605175410_400x400.jpg

FIN DE L’ÉPISODE PRÉCÉDENT

L’air était devenu plus frais, le vent qui avait poussé le nuage des poètes et écrivains, le faisait maintenant frissonner, et, comme il n’avait pas envie d’être à nouveau enrhumé et condamné à la séquestration par la maladie, il décida de revenir sur ses pas et d’abandonner là les écrivains russes, d’autant plus que l’arête du vallon avait déjà effacé les premiers rayons de ce timide soleil de janvier. Il rebroussa donc chemin tout en pensant à cette littérature russe si brillante qu’il n’avait encore abordée que par la petite porte. Il fallait maintenant qu’il rentre réellement dans ce panthéon littéraire et qu’il fasse enfin connaissance avec les Frères Karamazov, les Possédés, Anna Karénine et même l’Idiot et pourquoi pas les Ames mortes, il y en avait tellement qu’il faudrait leur consacrer une année sabbatique qui serait, par ailleurs, fort sympathique mais le drame du lecteur et un peu comme celui des Danaïdes, mais à l’envers, il ne videra jamais son tonneau à livres alors qu’elles n’arrivaient pas à remplir le leur comme il le disait souvent..

ÉPISODE 21

corne-d-or-istanbul.jpg

La Corne d’Or aurait voulu être aussi bleue que le ciel qui constituait le dais d’Istanbul en ce bel après-midi de printemps, mais la pollution contrariait cette envie, les rives de l’embouchure étaient décidément trop sales pour que ce rêve se réalise. Le décor restait pourtant paradisiaque. Ils avaient embarqué quelques minutes plus tôt au pied du pont qui relie les deux parties de la ville européenne, sur un petit bateau, à peine plus qu’une barque, un petit voilier qui leur permettrait de naviguer quelques heures sur la Corne d’Or et, après avoir traversé le Bosphore, de rejoindre la rive orientale de la ville où ils descendraient à terre pour rencontrer les amis avec lesquels ils avaient projeté de passer une petite soirée amicale mais aussi littéraire et certainement un peu politique, considérant le contexte actuel qui sévit entre Turcs et Kurdes.

corne-d-or-bosphore.jpg

Il avait été invité à cette conviviale rencontre par le lauréat du Prix Nobel de littérature turc, Orhan Pamuk qui connaissait bien ses goûts littéraires et notamment son amour pour la littérature orientale. Orhan voulait profiter de cette traversée pour évoquer avec lui les moments difficiles qu’il venait de passer, son combat, ses débats avec le pouvoir au sujet des droits de l’homme et tout ce qu’il avait subi en contrepartie, comme s’il y avait une monnaie à rendre pour tous ceux qui s’offraient le luxe d’évoquer ce sujet en public. Il s’interrogeait, son Prix Nobel le protégeait encore suffisamment, l’opinion publique se mobilisait encore pour le défendre mais il craignait l’oubli, des événements importants pouvaient vite détourner l’attention, si versatile, des bien pensants de la planète vers d’autres sujets plus d’actualité ; il faudrait, peut-être, qu’il songe, un jour, bientôt sans doute, à changer d’air, à rejoindre ses amis dans l’exil.

1418034726169.jpg

Orhan Pamuk

Mais, pour le moment, l’opinion publique était encore avec lui, il fallait qu’il en profite pour diffuser son message le plus largement possible et c’est pour cette raison qu’il voulait rencontrer Yachar Kemal qui était un peu le père de tous les écrivains turcs actuels, et Mehmed Uzun, presqu’encore inconnu, qui avait l’avantage pour certains, le désavantage pour d’autres, d’être Kurde et de l’affirmer avec fierté et courage. Yachar avait beaucoup apprécié cet écrivain, au point de préfacer l’un de ses ouvrages, il pouvait donc lui accorder sa confiance et parler avec lui des droits de l’homme au Kurdistan sans craindre quelque indiscrétion.

719827--.jpg?modified_at=1425220172&width=975$

Yachar Kemal

Ils se laissaient bercer au gré de leur légère embarcation et devisaient tranquillement, à l’abri de toutes les oreilles malveillantes qui pourraient rapporter leur propos aux diverses institutions chargées de réprimer les velléités de tous ceux qui n’auraient même que l’envie de s’opposer au pouvoir en place. Et les oreilles indiscrètes ne manquaient pas dans les rues, bars, restaurants et autres lieux publics de la grande ville. Ils avaient donc embarqué quelques fruits et un peu de vin qui suffiraient certainement à contenir leur faim jusqu’à ce qu’ils rejoignent leur discret lieu de rendez-vous, chez un ami commun qui, ils n’en doutaient pas, leur avait préparé un repas de circonstance pour leur soirée en Asie.

Ils évoquaient maintenant cette espèce d’immunité que conférait la distinction suprême et Orhan craignait que l’effet Nobel s’efface un jour, quand les médias occidentaux, toujours à l’affût de nouvelles nourritures à mettre sous la dent de leurs fidèles lecteurs, trouveraient un bon scandale bien tonitruant qu’ils pourraient monter comme une mayonnaise pour doper les ventes de leurs titres et motiver un peu plus les annonceurs qui achètent des espaces publicitaires dans tous les médias qui ont une audience suffisante. Il pensait à ses concitoyens qui avaient déjà choisi l’exil, et à ceux qui n’avaient même pas choisi qui s’étaient tout simplement évadés avant que la nasse se referme sur eux. Il pensait à Metin Arditi, peut-être plus Suisse que Turc actuellement, à Asli Erdogan qui rencontrait tant de difficultés à vivre dans son pays, à Livaneli qui ne s’était pas représenté aux élections et à tous ces écrivains qui n’avaient pas pu résister et qui avaient dû partir pour un ailleurs peut-être meilleur ou simplement moins mauvais. Livaneli avait raconté quelque chose de ce genre dans l’un de ses romans, « Une saison de solitude » qui montrait combien le désarroi des expatriés était profond.

1021780-gf.jpg

Ils avaient longuement disserté de la versatilité de l’opinion publique, de sa capacité à s’émouvoir et à s’enflammer pour une cause tout aussi brusquement qu’à l’oublier au profit d’une autre, plus d’actualité, plus proche, plus dramatique, plus émouvante, ou tout simplement à la ranger au rayon des affaires classées pour se passionner pour une compétition sportive quelconque ou les aventures d’une starlette pulpeuse en mal de notoriété. L’opinion était bien une arme mais une arme tellement peu fiable et si facile à manipuler qu’il fallait en jouer avec une très grande prudence et surtout ne pas s’y fier car les manipulateurs étaient toujours ceux qui avaient le plus de pouvoirs et de moyens pour agir sur les médias, même les plus modernes. Et ils conclurent, un peu désabusés, que, finalement, les médias servaient plus souvent les tenants que les opprimés.

livaneli%20klein.jpg

Zulfu Livaneli

Une douce somnolence les avait gagnés, la discussion s’était relâchée comme si elle était un peu lasse après l’excitation des premiers instants et la joie de pouvoir enfin parler librement, en toute amitié et en toute sécurité. Maintenant, ils dégustaient, ils jouissaient de ce moment de paix et de détente, de cette proximité conviviale et de la douceur du climat en ce printemps ensoleillé. Ohran fit redescendre cet instant suspendu dans le ciel du Bosphore au niveau de leur embarcation et de leurs préoccupations, il lui proposa, au retour, de faire un détour pour visiter « La maison du silence » qui avait servi de support à son dernier roman mais aussi de refuge quand il écrivait ce texte. Cette proposition l’enchanta car, lui comme beaucoup de lecteurs assidus, il aimait bien voir, respirer, sentir, les lieux où les écrivains créaient, imaginaient, racontaient, interprétaient. Il essayait de retrouver cette adéquation entre le lieu et l’œuvre que l’auteur avait cherchée, ou pas, qu’il avait transmise volontairement ou non. Il remercia vivement son ami écrivain pour cette initiative et proposa de boire une rasade de vin, plus très frais, en l’honneur de cette bonne idée.

730683179-pont-du-bosfore-istanbul-turquie-asie-pont-routier.jpg

Après un léger somme et une discussion purement de circonstance sur le trafic dans le détroit, les dangers qu’il impliquait, la pollution qui en résultait et quelques autres sujets périphériques, ils accostèrent sur la côte orientale dans un petit port qui, habituellement, n’était fréquenté que par une poignée de pêcheurs locaux, car la route qui le desservait n’était pas suffisamment carrossable pour les véhicules arrogants des touristes propriétaires de bateaux. Ils mirent leur petite embarcation à l’abri des vagues, et des regards, dans un recoin du port appartenant à l’ami qui les accueillait. Et, ensuite, ils prirent la route pour rejoindre la discrète maison de cet ami encore plus discret que son habitation. Le voyage ne fut pas long, la maison était dans une petite ruelle d’un village non loin du port, elle ressemblait en tout point aux quelques autres qui constituaient cet embryon de communauté et il était pratiquement impossible de l’identifier pour qui ne connaissait pas ce village.

Un solide repas les attendait fleurant bon l’huile d’olive et toutes les saveurs de l’Orient qu’il ne savait pas identifier précisément tant les épices étaient nombreuses et mélangées avec grand art. Ils sacrifièrent cependant au rite de l’apéritif, comme des Occidentaux en fête, et levèrent leur verre en l’honneur de cette rencontre amicale et si peu probable encore quelques jours auparavant. Ils passèrent rapidement à table, l’appétit affûté comme le sabre d’un janissaire, et commencèrent à manger en silence pour apprécier la finesse de la cuisine et ne rien oublier dans l’éventail des délices proposés par leur ami. Seuls des bruits de mastication, de déglutition, de succion se mêlant au cliquetis des fourchettes et couteaux, meublaient l’atmosphère relativement fraîche de cette maison aux lourds murs de pierres de taille. Mais, l’appétit trouvant progressivement satisfaction, l’ardeur destructrice des dîneurs fléchit un peu et les mots commencèrent à filtrer entre les carrés d’agneaux et les goulées de vin. Plutôt des syllabes tout d’abord, puis des mots complets et enfin des ébauches de phrases pour remercier l’hôte et tous ceux qui avaient préparé ce repas.

Et quand la paix gagna l’estomac, que la gourmandise eut son tribut, Ohran prit la parole pour remercier ses amis d’avoir accompli un long voyage pour être présents à ce rendez-vous où l’on parlerait de la Turquie, de toute la Turquie, avec ses minorités ethniques ou religieuses et toutes les diversités qu’elle proposait, à cheval sur deux continents. Il fit un point rapide sur sa situation personnelle au regard des autorités, il n’était nul besoin qu’il s’appesantisse, ses amis connaissaient bien sa situation, seules quelques nouvelles de dernière heure pourraient satisfaire leur curiosité mais surtout rassurer leur inquiétude.

13747833.jpg

Yachar Kemal

Ohran voulait surtout que ses collègues de plume témoignent devant l’ami qu’il avait amené à cette réunion, de ce qu’ils avaient vécu, de leur long cheminement imposé par la difficulté de vivre dans certaines parties du pays. Yachar qui avait le privilège de l’âge, raconta comment ses ancêtres se miraient dans le grand lac de Van où se reflète le Kurdistan, tout là-bas à l’est de la péninsule anatolienne. Il parla longtemps, maîtrisant mal son émotion, faisant revivre ses parents, ses racines, dans ce pays si fier, si austère, qui a donné des hommes âpres et durs au mal que rien ne ferait jamais courber. Il évoqua les légendes qui contaient la grandeur de ce peuple piétiné par des envahisseurs qui ne voulaient même plus reconnaître son droit à exister sur son sol et dans son histoire. Il voulait croire encore en un avenir pour ces hommes et ces femmes qui n’avaient rien pris à personne et qui ne souhaitaient que succéder à leurs ancêtres comme un fils prend le relais du père trop âgé. Un long silence s’établit à la fin de son propos, quelqu’un renifla, l’émotion était très forte, personne n’osait rompre ce silence qui semblait être devenu précieux pour tous les présents.

fft5_mf730701.Jpeg

Mehmed Uzun

Mehmed toussota, se racla la gorge, comme pour s’excuser du sacrilège qu’il allait commettre en rompant ce morceau de silence sacré. Il commença très doucement, d’une voix hésitante, mettant ses mots dans les phrases de Yachar pour ne pas rompre l’émotion, laisser l’ambiance en suspens là où l’aîné l’avait déposée. Et il parla lui aussi de son histoire là-bas sur les rives de ce lac qui sert de mer aux Kurdes, le merveilleux lac de Van, réservoir de tout un peuple qui y puise son identité et y retrouve son image à chaque passage. Il raconta comment avec son ami, Menduth Sedim, il avait dû fuir, dans une véritable « poursuite de l’ombre », vaincu par la pression policière qui rendait son avenir de plus en plus aléatoire et incertain. Istanbul, Alexandrie, Le Caire, Alep, Antioche, Beyrouth, …, le périple avait été long, et l’étape toujours aussi provisoire. Il avait tout même pu séjourner quelques années à Beyrouth où il avait rencontré beaucoup de déracinés, comme lui, mais surtout des Palestiniens chassés de leur terre par le retour du peuple d’Israël sur le sol de ses ancêtres.

Il avait surtout cherché à rencontrer des femmes car dans ces conflits encore un peu archaïques où la religion, les clans, les racines, comptent encore plus que les idées, ce sont souvent elles les premières victimes et de toute façon celles qui portent le plus lourd tribut dans leur chair de femme, dans leur cœur de mère et dans leur innocence de fille. Hanan el Cheikh lui avait raconté le désespoir et l’ennui de toutes ces femmes condamnées à vivre dans le désert, même les Occidentales épouses des prospecteurs de pétrole. Des femmes isolées, seules, délaissées, stigmatisées par leur religion, abandonnées par leur conjoint, des femmes qui ne comptent pas réellement dans les enjeux qui se nouent dans ces pays ancestraux pour les uns, stratégiques pour les autres et même vitaux pour certains.

201312221253-full.jpg

Myriam Antaki

Myriam Antaki, la Syrienne, lui avait aussi rapporté comment elle avait bâtit une trilogie pour mettre en scène les trois grandes religions qui sévissent dans la région et ainsi démontrer la puérilité des guerres qu’elles génèrent, qui épuisent les trois camps et qui, de toute façon, ne livreront jamais un vainqueur, condamnant les belligérants à une sorte de guerre perpétuelle, une fatalité acceptée par certains mais surtout une calamité endurée par tous et surtout par toutes ; laissant tout ce grand peuple à la dérive comme les voyageurs du « bus des gens biens » piloté par Najwa Barakat.

3264166462_1_5_uMpY3Ri1.jpg

Najwa Barakat

Mehmed avait parlé bien longtemps, il s’était un peu écarté du sujet initial mais… pas tant que cela. Cette fameuse fracture empestait bien l’atmosphère des Balkans au Pakistan et même bien au-delà ; la malédiction semblait bien vouloir sévir pendant quelques siècles encore, au moins, même si des hommes de bonne volonté, comme nos trois compères, rassemblaient leur énergie et leur bonne volonté pour lutter ensemble pour que tous puissent vivre en harmonie sur ce coin de terre, comme ils l’avaient fait pendant de nombreux siècles. Le silence s’installa, tout le monde semblait accablé, le crépuscule s’était étendu des coins de la pièce vers le centre ; l’hôte ne voulait pas qu’on remarque que la lumière éclairait encore sa maison à cette heure déjà avancée, les yeux s’étaient adaptés à cette quasi obscurité, les mains avaient trouvé les gobelets, les blagues à tabac et les briquets. On buvait avec application comme pour ne pas gâcher ce moment de convivialité et de légère ivresse, sans excès inutile ni gesticulation superflue. L’instant était trop grave pour festoyer et trop précieux pour le dilapider en vaines lamentations. Le groupe resta de longues minutes dans cet état, en suspension au-dessus du quotidien de chacun mais bien en-dessous des espoirs qu’ils avaient en tête.

Yachar, l’aîné, rompit ce silence religieux et osa quelques mots, marquant une pause pour laisser aux autres le temps de l’interrompre ou au contraire de l’encourager par leur abstention. Personne ne se manifestant, il crut qu’on était disposé à l’écouter. Il parla, d’abord très doucement, très calmement, rappelant que l’avenir était dans le cœur des hommes et non pas dans les mosquées, églises et autres synagogues, pas plus que dans n’importe quel autre lieu de culte ou site prétendument sacré. Il leur rappela le grand Khalil Gibran et les propos qu’il avait mis dans la bouche de son prophète, il faut « faire éclore dans l’homme tout ce qui le dépasse et tout ce qui est plus grand que lui : l’amour, la joie, la révolte, la liberté. » Et, il ponctua son bref propos en répétant que c’est dans la pensée du Prophète qu’ils trouveraient la vérité et qu’un jour les peuples réunis pourraient se lever pour réclamer le droit de vivre selon leur cœur.

kahlil-gibran.jpg

Khalil Gibran