ÉCRITS POURPRES d’EDWARD D. DWARF

ob_56cdd4_violet-2.jpgL’écrivain de l’ombre

Edward D. Dwarf, de son vrai nom Leonard Ellis, est né en 1901 à Chicago. 

De la génération des Hammett et Chandler, Edward D. Dwarf moins connu qu’eux même s’il a marqué en France des auteurs comme Vian (qui a traduit son dernier roman, Faux semblant), Perec (qui, dans Espèces d’espaces, se sert de plusieurs pages de L’affaire Othello pour un de ses exercices oulipiens), Robbe-Grillet qui reconnaît s’être inspiré de La femme de l’ombre  pour Topologie d’une cité fantôme ou encore Daeninckx qui signe la préface :
« Edward D. Dwarf n’est pas le plus stylé des auteurs de sa génération, mais le plus tarabiscoté,  il privilégiait davantage la structure auquel il pensait longtemps avant de se mettre à écrire. C’est celui aussi qui a le mieux rendu l’époque de l’entre-deux guerre américain.  
Martin Froth, son alter ego, est quant à lui le plus déjanté des détectives de fiction même si le personnage est attiré par la peinture du Quattrocento et la musique baroque et qu’il déteste le blues ou la musique d’Amstrong qui le font pleurer. »

Dans ces écrits pourpres qui rassemblent des préfaces, des lettres, des critiques, commentaires et autres textes de circonstance, c’est l’attention à l’actualité qui prime, d’un écrivain qui tout en se mêlant à la vie active de son temps (il devait travailler pour faire vivre sa famille) n’aspirait qu’au repli pour écrire.

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Edward D. Dwarf en 1955

Il revient sur la réception de son grand livre, La femme de l’ombre. Inspiré de La vie est un songe de Calderon, une femme se sent agie de l’extérieur pour commettre un crime dont l’objet est elle-même. L’ouvrage qu’un moment Hitchcock a pensé porter à l’écran l’a finalement été par Walter Fein, en 1954, un réalisateur de séries B  qui a expurgé le texte, Ellis n’ayant pas été associé à son adaptation, de toute la dimension métaphysique en réduisant son propos à celui d’un simple polar.

Son père meurt en France pendant le siège de St Mihiel en 1918 pendant la Première Guerre mondiale alors que Leonard songeait à suivre des études de journalisme. Il exerce alors divers métiers tels que barman, gardien de nuit ou maréchal ferrant tout en descendant vers le Sud.

Fort de son succès littéraire, Le Washington Post le sollicite pour couvrir l’après débarquement de Normandie. Dans sa lettre de France, datée du 21 juillet 44, il écrit à son épouse : « Ce que je vois est du même ordre que mes visions transcrites dans mes romans de La Trilogie du Condor, je n’ai fait qu’anticiper le grand malheur de mon siècle. » Sur un mode plus plaisant, il raconte sa rencontre avec Hemingway où pendant toute une nuit d’ivresse, à La Closerie des Lilas, ils adaptent des cocktails cubains à des alcools français. Ellis pousse jusqu’à Berlin d’où des rumeurs évoqueront une rencontre secrète avec des autorités soviétiques. Elles ressurgiront avec force au moment du maccarthysme et l’éprouveront durablement.

Avant son retour aux States, il tient à repasser par St Mihiel, en Lorraine, pour visiter le monument aux Morts. Ses proches demeurent plus d’un mois sans nouvelles de lui. Il écrira avoir pensé en finir là.

Il se suicidera le 13 mai 1956 à New York, après avoir écrit ces mots : « J’ai tout connu du pire et aussi du meilleur. A quoi bon poursuivre jusqu’à l’ultime station ? » Il était atteint d’un cancer incurable. Il laisse une œuvre d’une dizaine de romans qui ont marqué le genre et d’une cinquantaine de nouvelles dont un texte transgenre contant un voyage imaginaire à Florence où il ne s’était jamais rendu.

Ce livre inédit en français jusqu’aujourd’hui et traduit par Jérôme Siel est paru aux Editions Sonatine.

Le site des Editions Sonatine

CAUCHEMAR EN LIBRAIRIE

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Vos livres peinent à s’écrire ou bien ils sortent n’importe comment, mal fagotés, ils restent en librairie et dans les mémoires le temps d’une saison de The Voice ou de Secret Story.

Vous publiez trop ou pas assez. Vous cumulez les prix et les prix vous gonflent. Vous manquez tous les prix et ça vous mine. Vous multipliez les genres sans passer maître dans aucun. Autrement dit, vous déprimez ou, pire, vous euphorisez sans vous rendre compte de votre état. Heureusement vos proches veillent et lancent un message d’alerte.

Philippe EstTheBest, mine sombre, front sourcilleux, débarque dans votre bureau. Il prélève des extraits de votre bouquin, il n’a pas besoin de tout goûter, c’est un expert : il relève les défauts de fabrication, les mauvais temps de cuisson des ingrédients, la langue mal épicée, le vide d’épaisseur des personnages, l’absence de saveur, pour tout dire le manque flagrant d’intérêt de la préparation.

EstTheBest face caméra se retrousse les manches. Il y a du boulot mais on connaît son allant, sa méthode…

Il remet de l’ordre dans votre cuisine littéraire et dans le service aux lecteurs. Il vous reprend en main comme aucun éditeur n’avait encore pu le faire, il vous fait lire les meilleurs auteurs, jette toutes vos références au panier et vous inscrit à un atelier d’écriture revitalisant voire à une résidence d’écriture à l’étranger dans un Gîte de la Poésie répertorié, tous frais payés par la production, et vous voilà revigoré, tel un écrivain neuf. Prêt à reprendre le stylo (ou le clavier). La production vous a racheté dans ce but l’équipement complet du parfait écrivain : crayons Conte, McIntosh de compét’, stylo Montblanc, vieille machine à écrire Olivetti, posters de temple zen ou de cancrelat, et des rames de papier en nombre car elle connaît vos manies.

Philippe EstThebest revient procèder aux derniers ajustements après redémarrage, constater votre bonne volonté, et parcourir les épreuves de votre nouveau livre à paraître aux éditions Cauchemar en librairie. Ce n’est toujours pas le chef d’œuvre désespéré mais il ne faut pas laisser tomber la plume (ou le clavier). Proust n’a pas écrit en un jour La Recherche, pas plus que Flaubert, Madame Bovary, ou E.L. James, Cinquante nuances de Grey (elle a mis trente jours). Certes ils n’ont pas bénéficié du coaching de Philippe…

Face caméra, EstTheBest affiche une mine satisfaite mais jamais suffisante. Sur son crâne lisse se lisent les prémices du best-seller. Philippe est un pro, pas un fantaisiste. Avant le générique de fin, il donne rendez-vous à la semaine suivante aux téléspectateurs de la chaîne culturelle qui enregistre, grâce à l’émission, des pics d’audience jamais atteints.

 

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L’HOMME QUI MARCHAIT DANS SES RÊVES de Denis BILLAMBOZ – Épisode 26

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FIN DE L’ÉPISODE PRÉCEDENT

Il était aussi persuadé qu’on pouvait connaître des instants de bonheur intense dans un monde totalement imaginé dans des rêves et que ce bonheur là valait bien celui qu’on éprouve dans la matérialité de la vie. Il pensait à Ivan Denissovitch, dans son goulag, qui se construisait des moments de bonheur en dissimulant une croûte de pain qu’il pouvait déguster la nuit venue, se créant ainsi des instants de bonheur dans un monde d’une grande brutalité. Le bonheur n’est en effet que là où on fait l’effort d’aller le chercher, même dans l’autre monde qui n’appartient qu’à ceux qui sont capables de s’évader de la médiocrité de la vie quotidienne. Et, le bonheur qu’on trouve dans l’autre vie, on peut, éventuellement, le rapporter avec soi dans la vie qu’on croit la vraie.

ÉPISODE 26

Il n’était pas encore tout à fait sorti de son irénisme onirique, il lévitait encore sur son matelas de vapeur au-dessus de son lit douillet, dans cet état, entre sommeil et éveil, où tout est encore flou, vaporeux, mal dessiné, immatériel. Il voyait encore des éléphants harnachés – harnache-t-on un éléphant ? – bien gris, pas rose, mais ce n’était qu’un modeste matou qui lui caressait le nez du bout de sa queue pour l’obliger à s’éveiller totalement et lui donner le repas auquel il avait droit comme fidèle ami de compagnie. Cette douce caresse sur le bout de son nez finit par l’obliger à éternuer ce qui eut pour effet immédiat de le sortir totalement de sa léthargie matinale ; il ouvrit bien grand les yeux, réalisa qu’il était dans son lit, que son chat le suppliait de le nourrir et qu’il était encore tout imbibé de ses rêves nocturnes. Il baya, se souleva lentement de sa couche, s’assit, s’étira, se leva et réussit enfin à prendre le chemin de la cuisine en trainant ses savates éculées.

Il but son café, sans réel enthousiasme, encore perdu dans les rêves de sa nuit ceylanaise, il n’avait pas réellement envie de plonger dans la réalité du jour gris qui éclairait à peine la fenêtre de sa cuisine, il voulait rester sous les tropiques, là-bas au Sri-lanka, ou peut-être, encore mieux, aux Indes où il n’était jamais allé et où pourtant il rêvait de partir un jour pour un long périple, des pentes l’Himalaya aux plateaux arides du Kerala. Il se laissa bercer doucement au rythme des images qui défilaient dans sa mémoire, toutes ces images qu’il avait collationnées tout au long de ses recherches dans des livres de voyage et sur les sites qu’il consultait quand l’envie de partir prenait trop d’acuité. Mais l’envie de partir ne perdurait pas très longtemps, elle s’étiolait vite à la lecture d’un bon livre, il n’était en fait qu’un voyageur virtuel qui avait les pieds bien trop enfoncés dans son sol natal pour partir facilement à l’aventure. Les voyages n’étaient pour lui qu’une simple évasion dans des rêves que son imagination peuplait de paysages et de personnages qui n’avaient pas toujours un lien très tangible avec la réalité géographique mais, peu importe, cette réalité là valait bien cette réalité ci et lui procurait peut-être autant de plaisir qu’un voyage tout ficelé par un voyagiste peu scrupuleux.

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Il décida donc de se laisser dériver au gré de la langueur qui l’avait envahi et d’accorder une totale confiance à son imagination pour l’emmener là où il n’irait certainement jamais mais où il prendrait probablement beaucoup de plaisir, dans des décors plantés par le bouillonnement qui agitait son subconscient depuis qu’il était installé devant son café. Toutefois, pour accomplir le long trajet qui le séparait de son pays de destination, il lui fallait un moyen de transport efficace, il convia donc les « Enfants de minuit », comme Paco Ignacio Taibo II convia les révolutionnaires à son chevet. Salman Rushdie ne lui refuserait sans doute pas ce service et déléguerait ses enfants pour le prendre en charge et l’accompagner dans les visites qu’il souhaitait rendre aux grands écrivains indiens qui avaient enchanté de longues et belles heures de lectures.

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Il irait tout d’abord rendre une visite de courtoisie à Arundhati Roy qui l’avait tellement emballé, il ne trouvait pas d’autres termes pour décrire l’état dans le lequel l’avait laissé la lecture du « Dieu des petits rien », ce livre tellement indien, tellement plein de délicatesse et pourtant si cruel. Un grand moment de lecture, un instant privilégié comme on n’en vit pas souvent même quand on aime les livres au-delà de la raison. Peut-être partagerait-il avec cette grande dame des lettres indiennes une tasse de thé dans son petit coin de Kerala avant de demander à ses convoyeurs de le transporter, sur les ailes de leur magie, vers la capitale pour rencontrer Rohinton Mistry qui lui présenterait certainement les deux intouchables qui avaient tutoyé le fond de la misère sans perdre pour autant leur joie de vivre et leur immense tendresse, encore un énorme moment de bonheur malgré toutes les misères accumulées entre les pages de « L’équilibre du monde », un équilibre bien précaire conçu par Mistry pour dénoncer la dérive de l’Inde des affairistes.

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Il abuserait encore un peu de la bonne volonté magique des enfants de Rushdie pour partir à la rencontre d’Amitav Ghosh, dans le Golfe du Bengale, où il allumait les feux d’une littérature aussi luxuriante qu’une forêt indonésienne dans laquelle des héros picaresques, tragi-comiques, se débattaient dans un monde encore plus réel que le celui dans lequel nous vivons. Car pour vivre les aventures que Ghosh inventait il fallait bien que le monde soit au-delà du réel existant, dans un réel beaucoup plus large, beaucoup plus flamboyant, beaucoup plus fantasmagorique. Il avait aussi un forte envie de rencontrer Shani Motoo mais celle-ci ne vivait pas en Inde, elle était née sur un autre continent même si elle gardait les pieds solidement ancrés dans son pays d’origine. Il aurait voulu partager avec elle un instant de cette immense tendresse qu’elle avait su transfuser à l’infirmier chargé de soigner la pauvre Mala qui dut subir une vie pleine d’embûches et de misères avant de sombrer dans une espèce de paranoïa dans l’hospice où tous la rejetaient. Il aurait voulu pouvoir récolter une once de cette tendresse pour essayer de la cultiver chez lui et la proposer, comme naguère on offrait des simples, aux acariâtres de son entourage. Et il n’en manquait pas !

Il y avait, en Inde, bien d’autres écrivains qui méritaient une visite mais il ne voulait vexer personne et ne souhaitait pas plus rencontrer certains auteurs qui relevaient plus de la production écrite que de la littérature. Il ne souhaitait pas non plus abuser de l’amabilité des « Enfants de minuit » qui le véhiculaient à travers l’espace indien depuis un certain temps, d’un bout à l’autre de cet immense territoire sans jamais proférer la moindre remarque. Il espérait cependant qu’ils accepteraient volontiers de le transporter sur les contreforts de l’Himalaya, au Bhoutan, dans ce pays cadenassé, ignoré de tous, d’où rien ne suinte même pas la moindre odeur de sainteté et pourtant on prétend ce pays tellement religieux.

Les enfants déployèrent une fois de plus les ailes de la magie sur lesquelles il s’installa confortablement le temps d’un vol virtuel et instantané qui le conduisit à la frontière de ce pays bien réel et pourtant si énigmatique, tellement énigmatique qu’il en était pour beaucoup virtuel. Il s’introduisit dans cette citadelle spirituelle par la porte que Kunzang Choden avait laissée à peine entrebâillée, juste pour pouvoir glisser quelques doigts et tirer cet huis afin de pénétrer dans un autre monde. Un monde où la spiritualité, la religion, un certain obscurantisme, une réelle claustration, conféraient aux populations un fatalisme qui les invitait à assumer leur karma sans chercher à comprendre, sans se rebeller, acceptant leur présent comme leur avenir, se contentant de lutter contre tout ce qui pourrait leur infliger un mauvais karma. Un monde de superstition, de crédulité plus que de croyance, de passivité plus que de réaction. Il ne pouvait pas vivre dans une telle réalité qui lui semblait frôler l’irréalité, même si Tsomo lui avait expliqué qu’une longue quête intérieure pouvait le conduire dans un monde plus réel que le sien. Il commençait à se perdre sérieusement dans ses mondes plus réels les uns que les autres et pour terminer tous virtuels, tous dépendants de la concrétude qu’on voulait bien leur accorder. Il était donc temps pour lui de reprendre la route vers une autre destination, de continuer son périple sur cette énorme montagne qui se dressait comme une fin du monde, comme un horizon qui viendrait brusquement à la rencontre des voyageurs, planant sur leur tête comme un aigle géant.

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Il délaissa Lhassa qui n’était plus qu’une mégapole sinisée, sinistrée de l’importance cultuelle qu’elle avait eue sur le monde tibétain, pour prendre la direction de l’est, là où le Tibet avait plus souvent pactisé avec les Hans qu’avec les lamaseries. Et, un jour, au détour d’une montagne, au creux d’une vallée magnifique, il rencontra un homme pas très séduisant, l’œil torve, le sourire carnassier, qui se disait l’héritier du chef du clan des Maichi qui avait régné sur toutes les vallées de l’Est tibétain. Ils s’installèrent à l’ombre d’un arbre aussi malingre que son hôte et celui-ci l’invita à partager le maigre repas qu’il avait emporté avec lui. Il lui raconta comment ce pays avait connu des heures de gloire et de fortune quand son aïeul avait décidé de planter du pavot qu’il vendait aux Chinois en en tirant un bénéfice respectable qui lui permit d’acquérir une grande richesse. Il narra aussi comment cet aïeul avait organisé la surproduction pour provoquer la chute du prix du pavot et la montée en flèche du prix des cultures vivrières mettant ainsi tous les petits féodaux de la région à la merci de celui qui avait manigancé cette peu scrupuleuse fourberie.

Il laissa planer un instant de silence et lui dit comme le spectacle était magnifique et grandiose quand l’océan des pavots se parait du rouge du vermillon, que le ciel ignorait les brumes de la montagne pour ne conserver que l’azur céleste et que le soleil allumait les neiges qui flambaient éternellement au sommet des pics environnants. Et le spectacle prenait toute sa signification et sa majesté quand l’aigle royal planait, seul être vivant dans cette immensité, déclenchant le seul mouvement qui animait ce tableau de son vol majestueux entre azur et vermillon. Il était seul, le maître du monde, de la montagne la plus haute de la planète à la vallée la plus profonde, il pouvait fondre sur tout ce qui bougeait, il voyait tout, il dominait tout comme le maître de ces vallées qui avait introduit les vices qui se cachaient au creux de la pourpre des pavots : la drogue, la culture spéculative et les manigances qu’elle génère, toutes les dépendances : alimentaire, climatique, financière, …, et addictions. Comme si le vice prenait plaisir à se lover aux creux de la beauté même pour mieux séduire l’humanité faible et vénale. Le serpent avait la pomme, les Hans avaient le pavot.

Il resta longtemps, comme prostré, mais en fait seulement concentré à l’extrême pour essayer de faire revivre le spectacle que son hôte venait de lui décrire. L’aigle planait sur la vallée, le ciel était certes bleu mais tout de même souillé de quelques brumes qui auréolaient les cimes que le soleil n’éclairait donc que très partiellement à travers cette écharpe de vapeur. Le rouge des pavots avait disparu, il fallait le reconstruire à travers son regard pour comprendre l’incroyable spectacle que cette vallée avait pu constituer quand cette fleur vénéneuse empourprait le paysage à perte de vue. Il ne lui restait plus qu’à quitter cette région pour redescendre vers les basses vallées en passant par le point névralgique, incontournable, de toute expédition dans cette région, Katmandou qui n’était plus le refuge des hippies mais une mégapole surpeuplée où s’entassaient les familles qui avaient quitté les montagnes trop inhospitalières. La seule évocation de cette ville lui remémora les quelques joints qu’il avait fumés quand il était étudiant et, instinctivement, il aspira comme pour avaler une bouffée mais la sensation qu’il attendait n’arriva pas et ne réussit qu’à le tirer de sa léthargie et de lui rappeler qu’il était toujours assis à sa table de cuisine avec une tasse sale devant lui et un nuage de miettes de pain étalé tout autour. Il était tout même temps de penser à autre chose et d’organiser sa journée.

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Cette journée, en fait, il ne la voyait que comme un espace entre deux nuits, entre deux rêves, le temps gris et maussade ne l’incitait qu’à passer ce temps comme un lémurien, à attendre qu’un jour meilleur arrive avec son lot de sollicitations. Il resta donc plus vautré qu’assis dans son sofa et laissa vagabonder son esprit au gré des lectures qu’il avait faites récemment. Des montagnes himalayennes qu’il avait escaladées avec Alai, par association d’idées, son subconscient le transporta jusqu’à « La montagne de l’âme » qui abritait Gao Xingjian et il se voyait installé à la terrasse d’une grande brasserie parisienne en train de boire le thé avec ce grand écrivain qui l’honorerait de son amitié. Gao avait quitté la Chine depuis longtemps et avait même adopté la nationalité française, il était donc facile de le rencontrer dans ces hauts lieux de la culture française qui doivent plus leur réputation aux propriétaires des fesses qui ont patiemment lustré la moleskine des banquettes qu’à la qualité des produits qu’ils proposent à leur carte.

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Il caressait ce rêve depuis très longtemps : rencontrer Gao Xingjian et partir avec lui sur les routes de la Chine à la rencontre des écrivains qui avaient construit la culture contemporaine chinoise. Il concevait ce périple culturel comme Gao avait construit son voyage pour rencontrer les divers peuples qui composent ce vaste empire qui malgré sa grande diversité reste fort homogène et se considérera encore longtemps comme l’empire du milieu, celui qui constitue le centre du monde.

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– Xingjian, la Chine, c’est grand….

– Immense !

– On ne pourrait pas partir à la rencontre de ceux qui ont assuré la transition entre les lettres anciennes et la littérature actuelle ?

– Il faudrait, hélas, beaucoup de temps.

– Et du temps un grand écrivain n’en pas beaucoup…

– Hélas !

– On pourrait alors faire semblant, voyager dans nos têtes et évoquer les écrivains que tu apprécies et ceux qui m’ont fait rêver ?

– Pourquoi pas ! Mais, c’est toi qui commence, je ne tiens pas à me fâcher avec la moitié de la Chine, je suis déjà en terme assez frais avec l’autre moitié.laotseu.jpg

– Je comprends. Alors, nous pourrions commencer par évoquer La o She

– Evidemment Lao She est un des pères fondateurs de notre nouvelle littérature et nous lui devons beaucoup de respect…

– … comme Mao Dun ?

– Peut-être, bien que…

– (il avait senti comme une réticence à l’évocation du nom de Mao Dun)… Il est peut-être moins important dans la littérature que Lao She ?

– Pas forcément, il ne faut pas négliger son apport.

Il comprit alors que la réticence n’émanait pas des qualités littéraires de Mao Dun mais plutôt de son engagement politique ou du rôle qu’il avait pu jouer dans les instances culturelles chinoises sous la botte de l’autre Mao, celui qui gouvernait sans partage.

– Nous visiterions donc Mao Dun au moins par respect.

– Oui (à voix très basse et sans conviction)

– Il ne faudrait pas oublier Pa Kin, Chen Congwen et quelques autres qui ont coulé les piliers des lettres contemporaines chinoises dans un sol suffisant solide pour qu’elles puissent prospérer comme elles le font à ce jour.

– Certes, mais il faut que tu mettes beaucoup de points de suspension car entre Lu Xun qui est né en 1881 et Yang Jiang qui est née, elle, en 1911, il ya tout de même un certain nombre d’auteurs qui on vu le jour et qui ont eu une importance non négligeable sur notre monde littéraire.

– Bien sûr ! Ensuite, nous aurions pu visiter ceux qui sont venus au monde entre les deux guerres, ceux de ta génération, un peu élargie certes, mais tout de même ceux de ton époque.

– Je n’ai que des amis parmi ceux-ci.

– Je n’en doute pas ! On pourrait saluer Lu Wenfu, ce grand gourmet un peu gourmand aussi probablement, Liu Xinvu et quelques autres bien entendus pour ne froisser personne.

– Je te l’ai dit, je n’ai que des amis alors je reste muet.

– Nous pourrions ensuite visiter ceux qui sont nés dans les années cinquante et qui constituent un bataillon important dont il sera difficile de tirer quelques noms. Mais, comme c’est moi qui choisis, j’aimerais que nous rencontrions : Jia Pingwa, Zhang Xinxin, Qiu Xialong, Wang Anyi, Mo Yan, Xu Xin, … mais la liste est trop longue et les rencontrer tous seraient impossible.

– Faire des listes est un exercice qu’il ne faut jamais rendre publique, les risques d’oublis sont inévitables et les absents ne pardonnent pas souvent.

– Oui, cet exercice devient de plus en plus périlleux car les lettres chinoises sont devenues extrêmement prolifiques dans les années soixante et suivantes.

– Il faut lire, lire attentivement et se souvenir des belles lectures…

– J’aurais tout de même pris un grand plaisir à séjourner à Shanghai avec Weihui.

– Monsieur aime les jeunes filles chinoises, Monsieur a bon goût !

– Je sens bien la pointe d’ironie !

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– J’aurais aimé me balader avec cette jolie fille dans la vieille ville à la rencontre de la Chine qui n’a pas encore totalement abandonné ses rites, ses mœurs et sa culture, goûté aux délices de la Chine millénaire, au raffinement de l’amour conté par les poètes qui ont fait l’histoire des lettres chinoises. J’aurais aimé aussi qu’elle m’accompagne dans la ville des gratte-ciel qui caressent les nuages, des plaisirs frelatés pour vivre ce choc culturel qu’elle essaie de nous transmettre par écrit.

– Mais tu peux toujours rêver ! Le rêve est souvent moins décevant que la réalité !

– J’aurais aimé donner mon sang avec eux qui le vendaient avec Yu Hua mais pas avec ceux qui le vendaient avec Yan Lianke.

– J’aurais voulu consoler Ying Chen.

– J’aurais pu, même avec la trouille au ventre, accompagner Hong Ying sur la place Tiananmen pour manifester notre colère respective.

– J’aurais pris un grand plaisir à suivre Su Tong dans le quartier des femmes.

– J’aurais applaudi à tout rompre « L’opéra de la lune » avec Bi Feiyu.682-8.jpg

– J’aurais voulu, j’aurais trop voulu, je n’aurais certainement rien pu !

– La Chine est un continent, un monde à elle seule, on ne peut pas parler de la Chine, vivre la Chine, il faudrait plusieurs vie !

– Monsieur devient sage, il commence à comprendre. On ne met pas la Chine en quelques mots sur une liste. La Chine, il faut y aller ou alors la laisser venir à soi comme elle a envie et saisir chaque occasion, chaque instant pour essayer d’en comprendre quelques parcelles.

– Oui ! Certainement !

Ils restèrent l’un en face de l’autre dans cette brasserie qui servait du thé qui était dit de Chine mais qui n’avait rien à voir celui que Gao buvait quand il vivait encore là-bas dans son pays. Ils laissèrent le silence s’installer après le moment d’enthousiasme qu’il n’avait pas su maitriser devant son hôte chinois. Les touristes se pressaient autour des tables, se tassaient sur les banquettes rouges qui avaient connu meilleures fréquentations, et malgré la présence de nombreux asiatiques dans cette cohorte bruyante, la magie de la Chine ne parvenait plus jusqu’à eux. L’écrivain semblait éprouver une pointe de nostalgie qu’il avait sans doute éveillée en évoquant le nom de certains autres écrivains avec lesquels il avait certainement partagé des heures heureuses, ou moins heureuses, mais des heures qui le reliait à ses racines, à son monde, à sa culture.

Et, lui, il était encore tout étourdi de l’excitation qui l’avait emporté sur le chemin des écrivains chinois qui avaient meublé de nombreuses heures qu’il consacrait à la lecture. Il était encore avec eux sur les quais de Shanghai, avec les fameuses « triad » ; sur la grande place de Pékin, courant devant les soldats ; sur les petites routes de campagne, pédalant avec Xu Xin, le Kerouac chinois selon certains ; sur les murailles de Nankin essayant vainement de bouter le Nippon hors les murs…. Il était déjà reparti, cette fois dans un rêve, gardant le silence, pour ne pas troubler l’écrivain qui, lui, était encore dans sa Chine, à lui, celle qu’il avait dû quitter.

Les touristes étaient de plus en plus bruyants, il était même devenu difficile de s’entendre de part et d’autre de la table de cette brasserie, ils se regardèrent ne sachant lequel des deux allait ramener la discussion sur un terrain plus concret, rompre la magie de l’Extrême-Orient, éteindre le rêve pour l’un, laisser s’enfuir la nostalgie pour l’autre. Il se décida de rompre ce silence embarrassant avec une formule la moins brutale possible :

– L’ambiance devient de plus en plus gênante pour notre conversation…

– … il serait bon de poursuivre notre conversation plus tard.

– Oui, je crois, nous pouvons à peine nous entendre.

– Votre conversation m’a fort intéressée, j’aimerais la poursuivre, un autre jour … ailleurs peut-être, là où le thé est buvable.

– Je ne doute pas que vous sachiez où l’on peut boire du bon thé à Paris et je regrette de vous avoir convié en ce lieu…

– Ne regrettez rien, l’esprit des lieux nous a certainement inspirés.

– Mais les touristes ont vite gâchez la magie.

– Conservons les bons souvenirs de cette rencontre et les autres s’effaceront d’eux-mêmes, rapidement.

– Probablement.

– Merci de votre invitation, j’ai pendant un instant renoué avec mon passé, j’ai même eu l’impression que le thé était bon.

– Bonne soirée et si vous voulez encore parler de cette littérature, je serai toujours heureux de l’évoquer avec vous.

 

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L’AMOUR EN SUPER HUIT de CHEFDEVILLE (Le Dilettante)

arton117866-225x300.jpgPar Denis BILLAMBOZ

Dans la rubrique « VIENT DE PARAÎTRE », je voudrais présenter un livre très récemment édité chez Le Dilettante : un livre de CHEFDEVILLE, L’AMOUR EN SUPER 8, un livre drôle, un livre hilarant, un livre vivant, tonique mais attention sous le bon mot il y a souvent une pique adressée à la belle société des Trente Glorieuses qui ne l’étaient pas tant que ça.

 

image.html?app=NE&idImage=185212&maxlargeur=374&maxhauteur=400&couverture=1&type=thumbnaildetail&typeDoc=4L’AMOUR EN SUPER 8

CHEFDEVILLE

Le Dilettante

L’auteur, un photographe professionnel indépendant, et le héros, l’auteur peut-être, se partagent le même pseudonyme, je ne sais lequel est éponyme de l’autre, mais j’ose espérer que l’auteur n’est pas embarqué dans la même dérive que son héros alcoolisé à outrance, bourré de psychotropes, chancelant comme une vieille star du rock empaillée pour effectuer son éternelle dernière tournée. En pissant un matin au lever, il constate avec horreur que son urine est rouge, il craint de pisser du sang et d’être affecté d’une grave maladie. Son médecin le rassure, il ne s’agit que de l’élimination du jus des betteraves rouges qu’il a consommées en abondance la veille. Le toubib en profite pour le sermonner vertement et pour lui foutre la trouille en lui disant que s’il ne met pas un terme à ses pratiques suicidaires, son avenir est fortement compromis. Plein de bonnes résolutions, il décide de répondre à la demande du Ministère de la culture qui souhaite lui commander une exposition en l’honneur de l’inventeur de la photographie. En cherchant le sujet qu’il pourrait proposer, il pense à cette photo échappée récemment de son portefeuille qui représente une jolie fille qu’il ne reconnait pas mais comme le nom d’un bar est inscrit au dos du cliché, il s’y rend et découvre les négatifs d’une collection de photos de grande qualité. Il tient son sujet, il va s’approprier les photos de l’amateur resté inconnu qui les a réalisées. Il lui manque juste une fille pour faire quelques photos supplémentaires et ainsi relier l’œuvre de l’inconnu à la sienne.

Il trouve la fille en la personne qui accompagne un de ses potes pour la présentation d’une exposition, elle ressemble vaguement à celle qui figure sur la photo tombée de son portefeuille. Il s’attaque avec énergie à son projet sans toutefois renoncer à l’alcool et aux psychotropes qui ont déjà bien altéré sa mémoire. Sa biographie comporte des trous qu’il ne parvient pas à combler, il a parfois l’impression d’avoir déjà croisé certaines personnes, d’avoir fréquenté certains lieux, d’avoir vécu certaines scènes mais il ne peut pas reconstituer sa vie d’avant, d’avant il ne sait pas quoi mais certainement un choc émotionnel très fort ou un problème de santé quelconque mais tout de même assez grave pour le laisser en partie amnésique. Les événements commencent à lui jouer des tours, des choses que lui seul devrait connaître apparaissent sur son écran d’ordinateur, dans la bouche de la fille qu’il a recrutée, ou dans celle du gars qui ne l’a jamais payé pour les petits boulots qu’il a effectués pour son compte mais lui a laissé, en échange, une Chambord bleue. Son projet fondé sur le secret le plus absolu semble compromis, son environnement semble se liguer contre lui. Tous ces événements taraudent sa mémoire en lambeaux et le perturbent fortement. Son projet qui devrait le ramener vers une existence plus saine et une plus grande espérance de vie, se transforme peu à peu en une enquête pour résoudre une énigme de plus en plus obscure que le lecteur suivra avec impatience jusqu’au dénouement sans pouvoir poser le livre.

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Chefdeville alias Serge Dounovetz

Chefdeville me fait penser à un Antoine Blondin du XXI° siècle qui aurait longuement macéré dans le jus de la Beat Generation au point de s’imprégner très fortement du cinéma américain des sixties et des seventies, et des chansons de cette époque notamment de celles du Grand Bob (Dylan) qui tournent en boucle dans la Chambord. Chefdeville est un artiste du vocabulaire, du mot, du bon mot, du calembour, de l’aphorisme, de l’allusion, du clin d’œil dont il sème abondamment son texte. Il faut rester toujours vigilant, derrière chaque mot il peut y avoir une allusion métaphorique, culturelle, drôle, burlesque, surréaliste ou tout bonnement balourde par dérision. Ce roman c’est peu une satire des Trente Glorieuses qui ne l’étaient pas tant que ça, elles cachaient bien des entourloupes, des escroqueries, des démons mal enterrés après la guerre, des crimes jamais punis et des combines peu glorieuses mais souvent fort juteuses. Une époque où les lumières et les paillettes avaient ébloui bien des yeux. Même si ce texte est bourré de psychotropes et de spiritueux en tout genre, jusqu’à saouler le lecteur, il reste un bouquin hilarant, drôle et très cultivé. Attention sous les bons mots, il y a des mots qui frappent et qui rappellent ce que nous avons peut-être trop vite oublié.

Le livre sur le site des éditions Le Dilettante

LE MUR

arton117866-225x300.jpgpar Denis BILLAMBOZ

Au moment où les barbelés fleurissent un peu partout sur les limes de l’Europe pour limiter l’intrusion des peuples chassés de leur pays par la misère, la guerre ou les différences d’opinion ou de religion, j’ai exhumé de mon placard un livre documentaire sur le Mur de Berlin qui a été acheté à Berlin même il y a près de cinquante ans, pour qu’on se souvienne bien de ce qu’est un mur et surtout de ce qu’il implique. Pour mieux le comprendre, j’ai ajouté le commentaire d’un roman qui évoque l’après chute du Mur et toutes les vicissitudes qui en découlent.

 

9783922484318-us.jpgCELA S’EST PASSÉ AU MUR

Rainer HILDEBRANDT (1914 – 2004)

Le 15 juin 1961, Walter Ulbricht, Président du Conseil d’Etat de la RDA, a affirmé lors d’une conférence de presse internationale : « Personne n’a l’intention d’ériger un mur. Les ouvriers du bâtiment de notre capitale s’occupent avant tout de la construction de logements et leur capacité de travail est entièrement consacrée à cette tâche ». Mais le 13 août suivant une ceinture de barrage est érigée autour de Berlin-Ouest à l’instigation des dirigeants de la République démocratique allemande créant ainsi un véritable ghetto.

Rainer Hildebrandt a rassemblé dans cette plaquette de plus de cent pages cent-soixante-dix-sept photos d’époque, toutes agrémentées d’un commentaire circonstancié, témoignant de la construction du Mur de Berlin, de son développement et de la sophistication des installations interdisant le passage entre les deux parties de la ville. Elle relate aussi tout ce qui s’est déroulé sur le Mur, sous le Mur et autour Mur : la construction, le premier jour, le premier mois, la première année, les lieux devenus mythiques (Potsdamer Platz, Friedrichstrasse, Brandeburger Tor, …), les assassinats, les exécutions sommaires, les évasions, les héros, les exactions, les ripostes des Alliés, les instants de tensions extrêmes où l’équilibre du monde a failli basculer. Un ensemble de documents inestimables d’un point de vue historique et historiographique mais aussi des documents d’une très grande émotion comme cette photo montrant une sentinelle de la RDA soulevant, le premier jour de la séparation, les barbelés, tout en regardant avec inquiétude si on le surveillait, pour qu’un gamin puisse passer la frontière pour rejoindre les siens. On sait que cette sentinelle a été immédiatement relevée et l’auteur n’a pas retrouvé la moindre trace de ce soldat. Dans un avant-propos, Ernst Lemmer, délégué spécial du Chancelier fédéral pour Berlin (au moment de la publication du livre, en 1968) relève que : « C’est le mérite de ce livre de montrer ce développement et ses répercussions, de confronter avec la décision purement humaine qui, ici, s’impose à nous ».

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L’exemplaire que je possède a été acquis à Berlin même en 1969, il n’est pas luxueux, il est fabriqué avec les moyens du bord dans une économie maximum de papier mais c’est un document chargé d’histoire et d’émotion, il nous rappelle que le monde a failli replonger dans la guerre quand les armées de l’Est et de l’Ouest étaient face à face de part et d’autre de ce funeste mur. Ce livre a été réédité de multiples fois et chaque fois enrichi de l’actualité récente générée par cette frontière artificielle et cruelle, stigmate de la douleur endurée surtout par les plus innocents. Et je suis triste de voir qu’un document d’une telle intensité émotionnelle soit bradé pour quelques centimes sur les sites de vente aux enchères.

NB : ce document est proposé en cinq langues : allemand, anglais, français, italien et espagnol mais j’ai vu, sur les sites de vente aux enchères, des éditions unilingues.

 

1699639.jpgWILLENBROCK

Christoph HEIN (1944 – ….)

A travers l’histoire d’un ingénieur berlinois ayant perdu son emploi après la faillite de son entreprise suite à la chute du « Mur », Christoph Hein décrit les mutations ayant affecté L’ex République Démocratique d’Allemagne quand elle a été fondue dans la République Fédérale d’Allemagne avec tous les effets pervers que cela a comportés. Il dépeint la désagrégation de la société structurée par le régime disparu et la naissance d’un ordre nouveau placé sous le signe d’un libéralisme débrouillard et pas toujours très régulier. Mais la règle la plus générale, celle affectant le plus le héros et ses amis semble bien résider dans la peur qui les poursuit et les imprègne : peur que les vieux démons enfouis sous le tapis de l’histoire ressurgissent au grand jour avec fracas, peur de tous ces traîne-misère qui hantent l’Europe de l’est, de Moscou à Berlin, pillant, rançonnant – écume d’un peuple déboussolé, « Avant on était fier, courageux et pauvre… aujourd’hui on est plus que pauvre » – les citoyens honnêtes qui essaient de reconstruire leur vie démolie. La chronique quotidienne d’un cadre allemand confronté à des modifications sociales et économiques qui le dépassent.

Avant le chute du « Mur », Willenbrock (étonnant comme ce nom sonne comme Buddenbrock : deux noms de onze lettres chacun dont seules les quatre premières varient, Hein pensait-il à Thomas Mann en écrivant son texte ?) travaillait comme ingénieur électronicien dans une entreprise berlinoise, son entreprise ayant fait faillite, il reconstruit sa vie en créant un commerce de vente de voitures d’occasion principalement à des ressortissants des pays de l’Europe de l’est. Son affaire prospère rapidement et il retrouve un niveau de vie agréable jusqu’à ce que la peur le rattrape. Peur du passé lorsqu’il apprend, par un ex-collègue, le nom de celui qui a médit sur son compte auprès de la direction de son entreprise, le privant de quelques déplacements qu’il espérait effectuer à l’Ouest, peur des voleurs et voyous qui attaquent son entreprise et même sa personne. La police et la justice ne lui donnent aucune assurance, il ne peut pas accepter la protection offerte par un gros client russe, il s’interroge sur la façon de protéger sa femme et son entreprise.

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Un sujet très intéressant, surtout au moment où ce livre a été publié, en 2001, mais dont le texte m’a laissé un peu sur ma faim : ce récit est très lent, sinueux, encombré d’anecdotes et de détails qui ne font pas avancer l’histoire de cet ingénieur recyclé et qui ne concourent pas réellement à une description éloquente de la société berlinoise après la chute du « Mur ». Lors de ma lecture, J’ai cependant noté des idées pertinentes et judicieuses dont cette citation qui, j’espère, ne sera pas prémonitoire mais que nous devrions tous méditer, surtout ceux qui ont la charge et la responsabilité de la survie des peuples dans l’Europe d’aujourd’hui : « Ne vous faites aucun souci pour la Russie. La Russie en a tellement vu, elle ne va pas mourir, parce que le tsar ne peut pas mourir. Mais vous ne devriez pas défier la Russie. Votre Europe serait mal avisée. Nous ne savons pas vivre, mais nous savons nous battre et mourir. Et comme dit la chanson : le Russe sait vaincre ». A bon entendeur salut!

 

AU PRINTEMPS DE LA CHANSON

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Arthur H & Jean-Louis Trintignant

Ferré

Ferré

Saez

Ferrat

Barbara (d’après un poème d’Eluard)

 

Brel

Bécaud

Aufrey

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Darc

Perret

Leclerc

Bensé

Anne Sylvestre

Piaf

 

Fugain

Michel Simon

Les Ogres de Barback

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Antoine Corriveau

Mara Tremblay

Bélanger

Stacey Kent

Laforêt

Jacqueline Taieb

Coeur de Pirate

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Maria Callas (chante Saint-Saëns)

Reynaldo Hahn

Simon Keenlyside (chante Debussy)

Pina Bausch (Le sacre du printemps de Stravinsky, 1975)

Chopin

Vivaldi 

Le printemps, film muet de Louis Feuillade (1909)

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L’HOMME QUI MARCHAIT DANS SES RÊVES de Denis BILLAMBOZ – ÉPISODE 25

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FIN DE L’ÉPISODE PRÉCÉDENT

Non, il ne laisserait pas ses amis virtuels, peut-être plus réels que les autres, malgré les quelques tourments qu’il ressentait certaines nuits, il fallait peut-être simplement qu’il choisisse ses lectures du soir plus attentivement pour éviter les sujets trop angoissants avant de s’envoler vers d’autres horizons sur la selle du cheval ailé de ses songes. Et puis, un bon café effaçait vite une petite frayeur matinale qui était, tout aussi vite, remplacée par une nouvelle lecture qui l’emportait vers une autre destination, vers d’autres personnages, vers d’autres préoccupations, pour d’autres émotions, d’autres joies, d’autres agacements, parfois même des colères inabouties, contenues, tout un monde nouveau qui laisserait lui aussi quelques dépôts sur la couche sédimentaire de plus en plus épaisse qui fournissait la matière première du monde qu’il bâtissait de jour en jour pour ne pas s’enliser dans un morne quotidien de vieillard vieillissant avant l’âge, s’aigrissant avant d’avoir vécu, mourant avant d’avoir connu la vie jusqu’au bout de ce qu’elle peut offrir.

ÉPISODE 25

Déjà, février étirait les jours, relevait le soleil qui avait repris quelques couleurs, sur l’horizon, même si l’air restait plutôt frais et vivifiant. Ce matin, le facteur avait apporté un élégant petit pli qui avait longuement voyagé avant d’atteindre son modeste domicile, il avait parcouru une bonne partie de l’Asie et traversé toute l’Europe avant d’arriver dans ses mains. Il n’osait pas l’ouvrir comme pour ne pas interrompre ce long périple. Mais, comme un pli est fait pour porter un message, il fallait bien qu’il en prenne connaissance pour savoir ce que l’Asie attendait de lui, en fait le Sri-Lanka, et plus particulièrement son amie, Mary Anne Mohanraj, écrivain tamoul, désormais installée aux Etats-Unis mais présentement en séjour sur son île natale.

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Mary Anne Mohanraj

Et, c’est à l’occasion de ce séjour sri-lankais qu’elle souhaitait l’inviter à participer à une réunion assez confidentielle à laquelle elle avait également convié Shyam Selvadurai qui viendrait certainement avec son ami Arjie, Romesh Gunesekera qui serait probablement accompagné de Triton, un jeune garçon de sa connaissance, et quelques membres des familles Kandiah et Villapuram résidant encore sur l’île ou simplement de passage comme Mary Anne. Elle motivait cette réunion par son intension de rassembler quelques personnalités de son entourage, amoureux des livres et de la littérature, pour parler des lettres et de la vie des Tamouls sur l’île, après la défaite définitive des derniers combattants de ce peuple qui refusait la domination sans partage des Cinghalais. Michael Ondaatje serait le bienvenu mais, apparemment, son emploi du temps était désormais très chargé depuis que son statut avait pris une nouvelle dimension après l’adaptation de son roman à l’écran, depuis que « L’homme flambé » était devenu « Le patient anglais ».

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Ce message le remplit de joie mais le laissa tout de même dans une certaine expectative, le voyage était fort tentant, l’occasion de revoir une amie et de lier connaissance avec de belles plumes venues de cette île exotique l’excitaient fort mais l’aventure était lointaine et son coût ne devait pas être négligeable. Il fallait réfléchir, trouver une solution à ce fichu problème financier, il ne pouvait pas passer à côté d’une telle opportunité. Il y avait bien une solution : supprimer les vacances estivales et les remplacer par un séjour sri-lankais, pourquoi pas ? Il n’avait de comptes à rendre à personne depuis qu’il était à la retraite et pouvait voyager quand bon lui semblait. Il trouverait bien une autre solution pour meubler la période estivale et ne pas rester seul dans la ville surchauffée, il réussirait aisément à suggérer à une vieille amie, par l’ancienneté plus que par l’âge, de l‘inviter à passer quelques jours avec elle en souvenir d’une période plus tendre. Mais il verrait ça plus tard, pour le moment il devait préparer son voyage car l’invitation indiquait une date qui n’était pas si éloignée que ça. Les jours à venir seraient donc bien occupés entre les formalités administratives, les formalités de voyage, les bagages à préparer, les tenues à prévoir, le dossier médical à mettre à jour et les mille petites choses auxquelles on ne pense qu’au dernier moment quand on part pour un long périple comme celui-ci.

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Colombo (Skri Lanka)

Finalement, tout c’était passé comme prévu, sans incident particulier, et il était maintenant à Colombo, dans la moiteur de l’été tropical, chaleur suffocante, humidité saturée, il avait peine à respirer, il n’était pas habitué à de telles conditions climatiques. Mary Anne le rassura bien vite, ils allaient voyager dans une voiture climatisée pour rejoindre le centre de l’île où l’humidité est un peu moins asphyxiante, dans la montagne où l’air est un peu plus frais. Après quelques jours, il s’habituerait bien un peu à cette ambiance atmosphérique et profiterait tout de même de son voyage pour effectuer quelques balades touristiques et culturelles. De toute façon la maison était, elle aussi, climatisée et il y avait toujours la possibilité de lire, jouer, converser avec les amis et déguster la délicieuse cuisine locale. Cette évocation le fit un peu grimacer, ses goûts culinaires n’étaient pas franchement très exotiques et, de plus, il craignait un peu les plats assaisonnés que son appareil digestif ne supportait plus très bien. Il voulait bien goûter mais pas abuser, il souhaitait rentrer avec l’estomac et les intestins en bon état de fonctionnement.

Il était désormais installé dans la vaste demeure familiale qui était construite sur la croupe d’une colline verdoyante, entourée d’un jardin luxuriant où les couleurs florales le disputaient à la verdure des feuillages, et à proximité d’une forêt presque impénétrable qui faisait comme un rempart autour de la propriété. Il fut surpris par ces arômes entêtants et capiteux de fleurs en dépassement de maturation qui dominaient les odeurs plus évanescentes, plus légères, plus subtiles, que le jardin dispensait cependant avec générosité. Il s’accouda à une barrière qui délimitait une tonnelle d’où l’on pouvait admirer les jardins et les prairies environnantes, jusqu’à la sombre forêt qui ne n’abritait désormais pas plus de Tigres tamoules que de panthère de Ceylan. Le spectacle était saisissant, le paysage accueillant et la forêt au loin envoûtante. Il resta là un long instant, se repaissant du paysage, se délectant des parfums que la nature dispersait à profusion, et s’interrogeant sur ce qu’il l’attendait au cours des jours prochains.

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Les autres invités n’arriveraient que le lendemain, il put donc lier connaissance avec les membres des familles Kandiah et Vallipuram qui résidaient dans la demeure familiale où qui y séjournaient comme hôtes de passage. Certains étaient venus de Chicago avec Mary Anne, d’autres d’ailleurs en Amérique ou plus simplement du nord de l’île d’où était issue une branche d’une des deux familles mais il ne souvenait plus laquelle. Il lui faudrait bien quelques jours, au moins, pour essayer de comprendre qui étaient les Kandiah et qui étaient les Vallipuram et qui étaient ceux qui appartenaient aux deux familles. Il se résigna à l’avance, il quitterait l’île sans biens avoir qui était qui, mais peu importe, tous ces gens, du moins ceux qu’il avait vus, semblaient bien sympathiques et très accueillants.

Il réalisa que l’heure était déjà avancée et, pour son premier repas dans la résidence familiale, il ne voulait pas se faire attendre, il voulait faire honneur à son statut d’invité et se comporter en parfait Français mieux éduqué qu’on tend souvent à le laisser croire. Il quitta donc son observatoire, à regret, pas tant que ça finalement car il commençait à avoir un soupçon d’appétit, il n’avait rien mangé depuis son arrivée à Colombo. Un petit attroupement lui laissa penser que la salle à manger devait se trouver à proximité et il se dirigea donc dans cette direction, où, effectivement, il rencontra ceux à qui il avait déjà été présenté et qui, comme lui, cherchaient à assouvir une petite faim bien légitime à cette heure, surtout après un voyage si long qui comportait aussi un fort décalage horaire. Ce premier repas fut donc le bienvenu, même s’il se servit avec prudence et mesure pour éviter tout inconvénient digestif et toute surprise gustative. Les mets étaient certes bien épicés mais tout de même mangeables sans difficulté pour un Français comme lui peu porté sur la gastronomie exotique et très septique de nature sur la capacité des étrangers à rivaliser avec la cuisine de chez lui.

Le repas fut chaleureux, la nuit fut douce même s’il ne réussit pas à dormir correctement en raison du décalage horaire et il se réveilla un peu tard quand de nombreux invités et résidents avaient déjà déjeuné. A son tour, il prit son petit déjeuner et rejoignit les convives qui dissertaient sur la terrasse où l’on accueillait les nouveaux arrivants. La matinée fut donc consacrée à l’installation de tous les invités, aux présentations et aux politesses de circonstance. La cérémonie conviviale commença réellement quand Mary Anne, après s’être assuré que toutes les présentations avaient été faites, leva son verre en l’honneur de tous ceux qui avaient répondu si gentiment à son invitation et leur souhaita la bienvenue au Sri-Lanka, sur les terres de sa famille.

Après le repas, ceux qui étaient invités pour participer à la réunion de réflexion se rassemblèrent dans une salle qui devait habituellement servir pour les réceptions familiales et, pour commencer, écoutèrent les propos de celle qui les avait conviés. Marie Anne leur confirma qu’elle voulait, après la défaite définitive des Tamouls, évoquer avec eux le sort des écrivains, des lettres et plus généralement de ce peuple qui ne pouvait plus vivre comme s’il était réellement chez lui. Elle demanda aux plus anciens des familles Kandiah et Vallipuram de raconter l’histoire de ces deux phratries dont de nombreux membres avaient dû choisir l’exil en Amérique, du côté de Chicago principalement, après s’être compromis dans des groupuscules armés qui luttaient pour l’indépendance de leur peuple. Et, ils racontèrent, parlant l’un après l’autre, apportant les précisons que l’un avait omises, soulignant l’importance de la remarque d’un autre, mais personne ne les interrompait, tous écoutaient religieusement cette épopée car c’était aussi un peu la leur.

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Shyam Selvadurai

L’ambiance s’était un peu alourdie, la mémoire des disparus avait peu à peu envahi l’espace, la nostalgie gagnait même les plus jeunes, la frustration remontait à la surface et certains avaient même du mal à dissimuler les symptômes d’une colère mal digérée. Mary Anne repris la parole précisant qu’elle ne les avait pas réunis pour attiser la haine mais pour envisager comment de nouveaux lendemains étaient encore possibles avec une mémoire commune à des familles dispersées sur toute la planète ou presque. Elle demanda donc à Shyam Selvadurai de témoigner à son tour et d’apporter son expérience au pot commun de la mémoire collective qu’elle voulait reconstituer. Shyam expliqua donc comment il avait dû quitter son île natale pour fuir les luttes ethniques et pouvoir exercer son art, et son métier, au Canada où il vivait présentement. Mais, il insista surtout sur l’homophobie régnant dans la société ceylanaise qui obligeait les Sri-lankais a vivre selon une morale surannée qui ne favorisait en rien l’épanouissement personnel. Arjie opinait de la tête tout comme Triton, ils connaissaient bien l’étroitesse d’esprit de cette société et ne souhaitaient nullement revenir un jour au pays. Romesh Gunesekera appuya le discours de son collègue et se lança dans une longue dissertation sur la morale ambiante et sur l’impossibilité des deux communautés à se rassembler au-delà de leur différend séculaire. Son discours devenant de plus en plus passionné, il se laissait aller à employer des mots et expressions vernaculaires qui sourdaient tout aussi bien d’un quelconque dialecte local que de l’une des deux langues pratiquées dans le pays. Comme il ne connaissait ni le tamoul, ni le cinghalais, il décrocha progressivement et laissa son esprit vagabonder au gré des paysages qu’il avait découverts depuis don arrivée.

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Romesh Gunesekera

Il se voyait juché sur le dos d’un énorme éléphant décoré comme un autel orthodoxe un jour de fête religieuse, chargé d’une véritable maison qu’on aurait crû en or tant elle scintillait sous les rayons impétueux du soleil des tropiques. Il partait à la chasse au tigre royal avec un prince, un maharadjah peut-être, impassible, imperturbable, impérial, véritable dieu thaumaturge imposant les mains sur son peuple en admiration, en adoration, vénérant le monarque divin qui daignait les regarder du haut de son trône ambulant, eux pauvres hères, microbes invisibles, vulgaires insectes sous les pieds de l’énorme pachyderme qui transportait sa divinité. Et, lui, il était aux côtés de cet homme-dieu armé d’un fusil long comme une canne à pêche, rutilant comme un sabre d’apparat damasquiné, damassé sur toute la longueur du canon et doré sur la culasse. Un fusil, digne des parades les plus prestigieuses, qui ne devait pas effrayer beaucoup les seigneurs de la forêt, mais peu importe, la troupe était suffisante et aussi puissamment armée qu’un cuirassier de la Royal Navy pour pallier toutes les défaillances des tireurs occasionnels invités à partager son royal plaisir. La troupe s’était mise en route, avec plus de prestance que de précipitation, aux pas lents des pachydermes qui progressaient paisiblement et sûrement, telles les armées d’Hannibal avant d’affronter la muraille alpestre. Le prince était assis majestueusement, comme son rang le demandait, et restait muet, impassible ; sachant que ses paroles étaient d’or et qu’il convenait donc de ne point les disperser. Il sentit un objet, un coude peut-être, qui lui labourait délicatement les côtes, il se tourna vers sa Majesté mais ne trouva à ses côtés qu’un membre de la famille Kandiah qui s’efforçait de le réveiller avec la plus grande délicatesse possible et la discrétion la plus totale.

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Mary Anne était tournée vers lui et il lui apparût vaguement qu’elle avait dû lui poser une question qui lui avait totalement échappée ; il toussota discrètement, juste pour meubler le silence qu’il avait laissé s’installer sur l’assemblée qui avait suspendu tous ses yeux à ses lèvres muettes. Il avoua, l’air très gêné, qu’il n’avait pas très bien compris la conversation qui précédait car certains avaient emprunté des expressions qu’il ne pénétrait pas. Elle était charmante, elle avait compris son embarras et son décrochement, elle répéta donc sa question, avec un léger sourire complice, en parlant plus lentement et en articulant mieux. Il lui renvoya son sourire et expliqua qu’il était très intéressé par la discussion du jour, qu’il partageait le souci de ce peuple dispersé et qu’il était convaincu que la culture tamoule diffuserait encore pendant des millénaires des œuvres littéraires d’une grande valeur intellectuelle et esthétique. Tous étaient ravis d’entendre un étranger vanter la qualité de leur culture, ils souriaient un peu béatement, déglutissaient leur plaisir et dégoulinaient même un peu de satisfaction ; il était plutôt content de sa sortie et de lui-même, il pouvait rejoindre les chasseurs, il avait fait ce qu’on attendait de lui.

Il avait repris une attitude plus attentive, plus digne de la réunion à laquelle il avait été convié mais en son for intérieur, il riait aux éclats : comment avait-il pu s’embarquer pour cette chasse au tigre dans un pays où il n’y avait peut-être jamais eu le moindre tigre où, c’est certain, il n’y en avait plus depuis belle lurette. Il y avait bien des éléphants à Ceylan, mais il ne savait pas très bien comment on appelait les princes locaux à l’époque où ils régnaient sur ce peuple adulateur, des maharadjahs il lui semblait mais il fallait qu’il s’en assure auprès des autochtones après la réunion. De toute façon peu importe, la réalité qu’il inventait avait peut-être autant de sens que celle que les autres lui imposaient. Il était convaincu que la réalité n’est en fait qu’une notion très relative qui dépend essentiellement de la façon dont on regarde les choses. Ainsi la réalité de son rêve avait certainement autant de véracité et de concrétude que la réalité de ce qu’il vivait présentement ou de ce qu’on lui racontait.

Il était aussi persuadé qu’on pouvait connaître des instants de bonheur intense dans un monde totalement imaginé dans des rêves et que ce bonheur là valait bien celui qu’on éprouve dans la matérialité de la vie. Il pensait à Ivan Denissovitch, dans son goulag, qui se construisait des moments de bonheur en dissimulant une croûte de pain qu’il pouvait déguster la nuit venue, se créant ainsi des instants de bonheur dans un monde d’une grande brutalité. Le bonheur n’est en effet que là où on fait l’effort d’aller le chercher, même dans l’autre monde qui n’appartient qu’à ceux qui sont capables de s’évader de la médiocrité de la vie quotidienne. Et, le bonheur qu’on trouve dans l’autre vie, on peut, éventuellement, le rapporter avec soi dans la vie qu’on croit la vraie.

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Colombo Chicago lu par Denis Billamboz

 

LES INNOCENTES d’ANNE FONTAINE

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ob_406a97_affichelesinnocentes.jpgAnne Fontaine (France, 1959), dans le cadre du FIFA 2016, a présenté son quatorzième film « Les innocentes ». Le film est reparti avec une belle récompense : le prix coup de coeur du public montois.

On comprend aisément l’enthousiasme des cinéphiles tant l’oeuvre, par sa beauté, par son humanité et par l’interprétation des comédien(ne)s, brille d’un éclat singulier.

L’histoire et la violence font un ménage ressassant. Décembre 1945, les cloches résonnent dans un couvent polonais. Toutes les soeurs ont été violées par les troupes de libération russes. Mathilde, une jeune doctoresse française de la mission de la Croix-Rouge, installée à quelques kilomètres, découvre l’ampleur du désastre. Le secret doit être gardé.

Usant d’une lumière qui auréole les figures, rendant encore plus âpre le propos, le film dénonce des faits réels. En mars-avril 45, les Russes – « Une femme à Berlin » * de Marta Hillers (1911-2001) le rappelle avec effroi – avancent, libèrent, violent des centaines de milliers de femmes allemandes, polonaises…

Neuf mois plus tard, les premières naissances, et l’horreur pour de jeunes femmes et de moins jeunes, dans des conditions de sidération, de peur, de secret et de honte.

La mère abbesse, la seconde, Maria, Mathilde, l’ami médecin de la mission, parlementent dans un lieu figé par la règle, rendu inexorable par la tragédie imposée. La souffrance, le déni, la violence contrainte des corps sont montrés avec une acuité exceptionnelle.

La caméra de Fontaine s’exerce à décrire, sans une once de pathos, les vies multiples laissées en friche par la guerre, les privations, les frustrations. Des enfants abandonnés, des fermes glaciales où ne vivent plus que des femmes, des soldats soviétiques montrés comme des rapaces de chair, une mission casernée dans de pauvres locaux où l’on opère sans beaucoup de moyens, et parfois, au-delà de la dureté des temps, une petite éclaircie au sein des faits bruts, une petite chanson qui fait lever les coeurs et appelle aux confidences.

Le grand mérite du film, ne pas juger, ne s’en tenir qu’aux faits terribles, repose sur une conscience nue de la réalité : la cinéaste fait à la fois oeuvre d’historienne et d’ethnographe des vies communautaires. Les religieuses puisent l’eau dans une cour froide, récurent les sols, préparent la grosse soupe, chantent, prient, souffrent. En microcosme, le sort de tout un peuple.

Des séquences magistrales ordonnent cette fable d’une humanité retrouvée : le beau visage de Lou de Laâge, incarnant Mathilde, avec une lumière dans les yeux, la rectitude d’un geste, l’effronterie payante des mains et du coeur, toujours prête à enfiler la peur, fonçant avec son petit camion au milieu des terres désolées pour venir porter secours. Les deux soeurs, au même prénom d’actrice Agata, Buzek et Kulesza, Vincent Macaigne (dans le rôle du jeune médecin juif qui s’éprend de Mathilde, fille de communistes) complètent une distribution étonnante dont le jeu n’est jamais forcé, d’un naturel confondant.

Les enfants naissent, emmaillotés de la tête aux pieds, métaphore d’un monde âpre, peut-être un peu ouvert aux changements.

Des images d’enfants qui jouent , laissés à eux-mêmes, sur un cercueil, poussant des boîtes de conserve ou vendant au marché noir des clopes, ponctuent ce film lumineux, où le noir et blanc des soeurs martyrisées dans leur chair relaie la gravité du monde, sans aucun manichéisme, mais avec une transparence qui éclaire le spectateur, et lui laisse, en gage, une réflexion intense sur la beauté d’une aide, la tendresse d’un regard pour l’humain souffrant.

Un très grand film.

*Récit paru anonymement en 1953. Traduit pour folio par Françoise Wuilmart (sans nom d’auteur)

 

La bande-annonce

Une interview d’Anne Fontaine

CACHEZ-VOUS DANS UN LIVRE !

daf02f2feba9c86b06b55d077589ab5f.jpgCachez-vous dans un livre puis cachez le livre dans le monde et demandez au lecteur de vous trouver ! Ne faites pas de style, le lecteur pourrait avoir son attention attirée et vous découvrir trop rapidement. Ne faites pas le malin, le lecteur comprendrait vite quel idiot vous êtes. Il pourrait aussi vous en vouloir. Le lecteur n’est pas con même s’il est versatile. Un jour, il vous veut, un jour il vous jette. Qu’on ne lui demande pas pourquoi.

Etre trouvé par son lecteur trop vite n’est jamais bon. Il fait connaissance avec vous et observe bien vite que vous êtes fait de la même matière que lui avec un besoin de vous singulariser plus marqué qui peut vous faire paraître antipathique. Il pourrait vous interroger et apprendre sur vous des manières et des faits qui ne vous grandiraient pas à ses yeux (et lecteur est tout entier dans ses yeux), ce qui lui supprimerait toute envie d’encore vous lire.

Le temps que vous restez caché est du temps gagné.

Le temps que vous restez hors de son entendement est du temps gagné.

Le lecteur vous devine derrière chaque phrase, chaque mot, vous aiguisez son sens de l’enquête, vous le rendez subtil, il flaire votre présence, il est sur le point de vous dénicher là où même vous n’auriez même pas pensé vous trouver…

Le temps que le lecteur vous cherche, c’est du temps gagné!

Laissez-le chercher, le monde est vaste et votre livre est tout petit !

Le temps que le lecteur trouve le livre puis vous dans le livre, vous serez loin de ce livre-là.  Qu’il vous trouve alors là où vous n’êtes plus ne comptera plus pour vous.  

Le lecteur pensera vous avoir trouvé puis, comme il aime le jeu et à se faire taquiner, il vous cherchera dans un nouveau livre jusqu’à ce que mort de la lecture et de la littérature s’en suive…