L’IMPéRATIF N°1

limperatif-couverture-1.jpgIl est encore temps de se procurer le N°1 de L’IMPéRATIF (jusqu’au 6 mai) chez tous les bons marchands de journaux et magazines de France et de Belgique. Au prix de seulement 6 euros.

Après un édito enlevé et engageant de Jacques Flament pour remettre la culture au centre de notre vie (« la vie ne reprend son sens qu’avec les forces de l’esprit, le savoir »), on peut lire des interviews au long cours (comme on en lit peu; j’ai pensé aux premiers numéros des Inrocks dans les années 80) qui nous plongent au sein d’une démarche artistique avec du fond et du recul.
Au sommaire de ce numéro 1, des écrivains: Didier DAENINCKX (pas tendre avec l’univers du polar), Pierrette FLEUTIAUX et Catherine CUSSET. Un cinéaste (celui notamment de Joyeux Noël, L’affaire Farewell, En mai fais ce qu’il te plait): Christian CARION. Un auteur-compositeur interprète: DOMINIQUE A. Un directeur de théâtre: Christophe RAUCK. Un artiste performer: Olivier DE SAGAZAN. Et un dossier sur la connaissance au temps des nouvelles technologies qui pose la question: « Pourquoi apprendre à l’ère de Google? » par Sonia Bressler.
Le tout traversé d' »effervescences impératives« , des coups de coeur touchant tous les domaines de l’activité artistique du moment.
Le prochain numéro du trimestriel (avec Guy BEDOS) est prévu pour juin.

E.A.

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EN SAVOIR PLUS SUR L’IMPéRATIF

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IZOARD, JACQUES, POÈTE BELGE

leuckx-photo.jpgpar Philippe LEUCKX

 

 

 

 

apprenais-e-cc-81crire-e-cc-82tre-anthologie-jacques-izoard-56e6c87397790.jpgDe 1962 à 2008 (année de sa mort en juillet), le poète, né Delmotte, a publié une soixantaine de recueils de poésie.

De cette matière abondante, tôt reconnue, tôt primée, Gérald Purnelle de l’ULG et du Journal des Poètes a extrait nombre de poèmes significatifs pour constituer « J’apprenais à écrire, à être », cette anthologie de 272 pages, qui vient de paraître dans la collection patrimoniale « espace nord ».

Une longue postface éclaire l’anthologie : marques biographiques, lecture signifiante des thèmes et des formes, impact du poète sur la génération suivante etc.

La féconde parution sert, je crois, d’abord les prestiges esthétiques d’un poète économe, qui, la plupart du temps, s’est servi des formes très brèves (du quintil au huitain) pour dire son monde. Et quel monde!

René de Ceccatty n’a pu s’empêcher, il y a quelques jours, présentant Sandro Penna dans « Les Lettres françaises », de citer dans les parages de l’auteur de « Une ardente solitude », cet « immense poète belge », dont il a accompagné, il y a cinq ans, l’édition de « La poudrière et autres poèmes », par une préface éclairante à un choix (déjà) de poèmes révélateurs d’un univers d’enfance et de mystère.

Puisque, il est vrai, Izoard, à l’instar de quelques-uns, rares, Supervielle (un de ses maîtres), Fargue, Cadou, Jacob, Penna cité supra, Falaise, réussit à inviter au coeur de ses textes poétiques, l’enfance avec ses abris, ses fantasmes, ses peurs, ses miracles, ses prodiges ordinaires ou autres beaux mystères.

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La perfection condensée de ces textes émerveille : en si peu de mots, affranchir les bleus de l’enfance, les dire, les heurter, les affronter dans une langue elliptique, énumérative, ponctuée, et harmonieuse cependant. L’érotisme, le sexe, le toucher de la langue et des corps, les blessures et les beautés intimes émergent, et s’il fallait une confrontation esthétique majeure, Izoard fait terriblement penser par le flux des images et leur originalité « élémentaire » à ce que Tarkovski crée par ses images de lait, de brume, de ciel voilé ou encore de matières vitreuses, presque irréelles à force d’éclater de réalité! Un même sentiment d’univers « sensationniste » : les premières impressions et sensations d’enfance.

Bashô, Ozu ne sont pas loin ni de l’un ni de l’autre.

De l’auteur, qui fut sans doute l’un des plus grands avec Chavée, Périer, Elskamp, Verhaeren, Schmitz, voici quelques vers :

« Je ne sais rien de l’ombre

aux ciseaux égorgés » (p.35)

« Se caresser soi-même

et tout est dit :

le buis frôle un oiseau,

le jardin détient

l’arôme et l’écume;

la maison, l’oeil-de-boeuf

ont juré le mutisme » (p.161)

« Ecoute! Je n’entends rien.

Le coeur est silencieux;

je l’ignore, il feint

de ne pas me voir » (p.190)

« L’eau charrie les paroles

des bavards et des sourds » (p.125)

« Et tout tremble soudain :

d’où vient la maison nue

et que sont ces doigts gourds? » (p.205)

Une précieuse édition, qui ne fera que des heureux.

 

Jacques IZOARD, J’apprenais à écrire, à être, anthologie, Espace Nord, 2016, 272p., 9€.

Le livre sur le site d’Espace Nord

JACQUES IZOARD par Yves Namur pour le Service du Livre Luxembourgeois 

 

LES GANTS DE TOILETTE et autres textes décrassants

Les gants de toilette

Cet homme portait des gants de toilette et lavait en permanence. Les femmes et les enfants d’abord. Les musées et les ministères ensuite. Les corps de ses contemporains comme les corps de bâtiments. La neige et la Lune. L’étoile de mer et la Terre. L’hiver et le sale et l’humide. Le désert et le sable et le sec. Il lavait tout et depuis toujours.

Il avait si bien nettoyé le Big Bang qu’on peinait depuis à en retrouver des traces.

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Les fruits détendus

Lorsque cette femme était en état de désir, elle faisait mûrir des fruits sur sa peau: prunes, melons, mûres, ananas, fraises, tomates, cerises, et j’en passe.

Il fallait s’empresser de les cueillir avant qu’elle ne jouisse.

Fichier:G. Caillebotte - Fruits sur un étalage.jpg — Wikipédia

Le tournis

En tournant sur lui-même, cet homme fut pris de vertige. En se regardant le nombril, il fut pris de vanité. On eut du mal à le remettre sur les rails d’autant plus qu’il avait horreur du train où vont les choses.

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Les reflets

Après s’être mirée, elle laissait traîner tous ses reflets. Dans la machine à laver, toutes les vues se mélangeaient pour donner d’elle une bien mauvaise image.

Reproduction du tableau Femme à sa Toilette (Caillebotte)

Le vomi

Cet homme vomissait plus de liquide qu’il n’en absorbait; il ne tarda pas à mourir. Ce feu vomissait plus de fumée que de flammes; il ne tarda pas à s’éteindre. Cet écrivain vomissait plus de livres qu’il n’en absorbait; il ne tarda pas à devenir célèbre.

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Peintures  de Gustabe Caillebotte

L’HOMME QUI MARCHAIT DANS SES RÊVES de DENIS BILLAMBOZ – Épisode 30

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FIN DE L’ÉPISODE PRÉCÉDENT

Même s’il était parfois un peu seul dans sa petite maison, sa vie était tout à fait supportable car il pouvait s’évader quand le quotidien devenait trop agaçant ou trop ennuyant. Il n’avait plus l’intention de refaire le monde, c’était à ceux qui allaient le vivre de le bâtir à leur convenance, lui avait déjà accompli un bon bout de chemin, il pouvait donc attendre la fin de cette route dans le monde tel qu’il était ou tel que les jeunes générations voulaient le construire. Il trouvait qu’il y avait comme une imposture à vouloir bâtir un monde que d’autres habiteraient et il trouvait pathétiques tous ces vieux qui ne pouvaient pas raccrocher, prétendant vouloir préparer un monde meilleur pour leurs enfants et petits-enfants. Mais ces enfants n’étaient déjà plus si jeunes et savaient bien, eux, quel monde ils voulaient pour eux. En se croyant utiles, ils se croyaient certainement un peu immortels ou pas encore tout à fait mortels. Fuite en avant devant la mort qui cependant nous attend tous avec sérénité, aucun n’y échappera. Pas plus le jeune cornac qu’on a séparé de son éléphant préféré que l’Hindou qui court comme un dératé devant les milices islamiques au Bangladesh. Pas plus le vieux Chinois qui choisit le chemin de l’exil à Singapour que le pauvre Malais qui se tue au travail dans son petit carré de rizière pour maintenir en survie une famille complète.

ÉPISODE 30

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Il aurait voulu être, là-bas en Malaisie, auprès de Jeah pour tirer la charrue quand elle n’avait même plus les moyens de louer un bœuf pour assumer cette tâche surhumaine et que son mari handicapé se lamentait de voir sa femme travailler comme une bête pour récolter les quelques grains de riz qui nourriraient la famille toute entière. Il était convaincu qu’il aurait su trouver le moyen de cultiver cette rizière efficacement pour qu’elle produise de quoi assurer la subsistance de cette famille et investir dans une parcelle plus grande pour améliorer le sort de ces pauvres gens que tout accablait.

Il aurait voulu empailler des rêves avec Cam-ngaï, en Thaïlande, et partir avec lui à la recherche de son ami l’éléphant que le propriétaire avait vendu sans se préoccuper de la relation que le jeune homme avait établie avec le pachyderme. Il aurait retrouvé la bête et fait en sorte qu’elle ne quitte plus son jeune ami cornac mais aussi, quand il en avait le temps, empailleur de rêves.

Il aurait voulu être aux côté de Taslima Nasreen, en 1990, quand les émeutes religieuses déchiraient le Bangladesh et qu’elle proclamait haut et fort, à la barbe des Barbus, que l’intolérance religieuse était insupportable et qu’elle n’était pas acceptable dans un pays où le peuple s’était battu pour installer une véritable démocratie. Il aurait voulu la protéger contre les intégristes qui menaçaient sa vie parce qu’elle voulait un état laïc respectueux de chacun et notamment des femmes qui sont toujours les premières victimes des intolérances, notamment des intolérances religieuses.

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Mais, il était, à Singapour, avec Catherine Lim qui lui avait proposé un beau voyage imaginaire à la rencontre de ses ancêtres chinois. Il avait accepté de l’accompagner dans ce rêve, cette aventure plutôt, au cours de laquelle elle lui raconterait la vie de la petite Han, jeune ville vendue à un riche propriétaire pour devenir servante, qui était tombée amoureuse du jeune maître et qui avait manigancé bien des intrigues pour que celui-ci lui demeure fidèle et repousse la fille du riche mandarin que son père lui destinait après une âpre négociation avec le géniteur de la belle fortunée. Et, de cette lutte, avait résulté l’exode pour celle qui n’était pas née pour être maîtresse mais seulement servante. Sa fierté l’avait alors emportée sur les flots, vers une autre terre où elle pourrait avoir une autre vie. Et c’est ainsi que Catherine était maintenant Singapourienne, mais Chinoise d’origine et de cœur. Elle n’avait jamais oublié la petite Han dressée sur les ergots de sa fierté pour défier la Chine séculaire et qui avait préféré l’exil à la capitulation. Mais il se demanda tout de même s’il ne mélangeait pas un peu l’histoire de Catherine Lim ave celle Chiew-Siah Tei, la petite cabane aux poissons sauteurs. Probablement que l’intrigue était plus belle et plus excitante en mêlant les deux aventures, c’est certainement ce que l’ordonnanceur des rêves avait dû penser.

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Cette longue méditation l’avait accompagné pendant quelques heures à la suite de sa visite au café et il ne reprit contact avec la réalité qu’à l’heure où il était devenu nécessaire de se préoccuper de son repas du soir. Formalité qu’il expédierait bien vite même s’il aimait toujours manger un bon petit casse-croûte pour apaiser son estomac revendicatif et profiter de l’occasion pour boire un verre de vin, vidé d’une bouteille ouverte depuis deux jours déjà. Comme il buvait peu, il ne buvait jamais de vin de table, seulement des bons vins qu’il se procurait toujours auprès des producteurs à travers plusieurs réseaux qu’il avait développés, depuis de nombreuses années, suite à moult opportunités qu’on lui avait proposées tant dans son travail que dans ses amitiés et ses activités de loisirs.

Il alluma la télévision pour regarder les informations sportives qu’il suivait encore un peu malgré les débordements que la médiatisation avait générés dans les pratiques professionnelles : dopage, inflation galopante des salaires et primes, blanchiment d’argent, etc…, toutes sortes de pratiques peu recommandables et bien peu éducatives malgré ce que disaient régulièrement les instances dirigeantes, elles aussi intéressées par ce brassage d’argent pas toujours très clair. Ca l’agaçait fortement tout ce dévoiement du sport qui restait tout de même un excellent moyen de canaliser l’énergie des jeunes dans un cadre, en général, structuré et organisé où ils pouvaient apprendre la vie en groupe, la nécessité de faire des efforts pour triompher mais aussi de savoir accepter l’échec quand l’autre est supérieur. Cela était désormais un vieux rêve qui perdait chaque jour de plus en plus de son sens et de sa réalité.

Il éteignit bien vite le récepteur, une présentatrice – le sport avait adopté la mode qui avait si bien réussi avec la présentation de la météo dans les temps préhistoriques de la télévision – qui s’efforçait de monter en épingle une puérile rivalité entre deux sportifs renommés pour convaincre les gogos que c’était réellement l’affaire du siècle et que l’avenir du sport en dépendait. Mais comment supporter de telles manigances et sombrer dans de si lamentables combines destinées seulement à doper un audimat essoufflé pour sauver une émission en danger ? C’était le pain quotidien de bien des émissions qui gigotaient dans tous l’espace médiatique comme un noyé s’agite avec désespoir dans l’eau qui l’aspire vers le fonds. Dans les deux cas, l’échéance est souvent la même.

Il se dirigea donc vers sa pile de livres et en extirpa ceux qu’il avait acquis lors du dernier Salon du livre de Paris – une douzaine environ – sur le stand consacré à la littérature de l’Océanie où il avait passé un bon moment avec quelques auteurs qui avaient accepté de lui dédicacer leur livre. Il les étala sur la table de son salon et contempla les reliures et les illustrations figurant sur la couverture tout en évitant de les retourner pour ne pas être tenté de lire la quatrième de couverture ; il n’aimait pas qu’on lui raconte l’histoire avant qu’il la découvre lui-même et qu’il puisse, ainsi, suivre le cheminement de l’auteur sans l’assistance d’un secrétaire de rédaction chargé d’écrire pour faire vendre le livre et non pour en faciliter la compréhension et l’accès. Il mit de côté deux livres qu’il avait envie de lire assez rapidement, celui dédicacé par Chantal T. Spitz, auteur du premier roman polynésien, selon la promotion de l’éditeur qu’il avait lue sur le stand du salon, et un autre de Nicolas Kurtovitch, Néo-Calédonien d’origine européenne. Il n’hésita pas très longtemps, il voulait lire ces deux livres rapidement car il avait eu l’occasion d’échanger quelques mots avec ces deux auteurs avec lesquels il avait évoqué les difficultés qu’ils rencontraient pour éditer leurs œuvres en métropole. La littérature du Pacifique est encore considérée, en métropole, comme une littérature étrangère et même moins que certaines qui bénéficient du travail assidu et efficace de maisons d’édition spécialisées qui les vulgarisent largement.

Il avait déjà lu quelques livres intéressants venus de ces régions où l’oralité a souvent perduré longtemps avant que l’écrit s’impose avec l’arrivée des migrants européens. Il avait souffert et triomphé avec le peuple indigène, chassé par les Espagnols, qui avait dû effectuer une longue migration à travers les Philippines pour trouver un nouveau territoire où il avait pu s’installer, travailler durement et finalement prospérer suffisamment pour y vivre décemment et inspirer à Francisco Sionil José l’un de ses grands romans : Po-on. Qui hélas ne suffira certainement pas pour qu’on lui décerne un jour le Prix Nobel de littérature, il y a trop longtemps qu’il est cité parmi les favoris et son âge commence à être un réel handicap.

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Il avait aussi rêvé, immergé dans les bleus qui nuaient à l’infini à la surface d’un lagon des Samoa, avec la petite fille que Sia Figiel laissait s’ébattre dans le cercle de la lune. Un grand moment de tendresse, de poésie, malgré le malheur qui finit souvent par rattraper, injustement, même les plus innocents. Quels beaux moments de lecture et quelles belles évasions il s’était octroyés dans des îles qu’il n’avait jamais vues mais qu’il était tout à fait capable de construire dans son imagination fertile et assoiffée de nouvelles images.

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Il voulait donc lire rapidement ces deux livres pour retrouver ces paysages enchanteurs qui, il lui semblait, devait rendre la misère moins misérable et la vie plus supportable. Il irait peut-être un jour rejoindre Chantal T. Spitz sur son ilot enchanté et Nicolas Kurtovitch sur le Caillou mais il était sûr qu’il les retrouverait très rapidement, après ses lectures, dans l’une de ses expéditions oniriques, et qu’ils tailleraient prochainement une belle bavette, allongés sur le sable blanc après avoir rendu une petite visite aux requins inoffensifs qui les avaient accompagnés dans leur baignade du soir, juste avant le coucher du soleil quand la température ambiante est supportable et que l’eau est plus douce que le liquide amniotique dans le ventre de la mère.

Ce voyage dans le monde en bleu à la découverte de toutes les nuances que la nature propose entre le ciel et l’eau des ces îles et lagons, lui avait remémoré que le printemps approchait et qu’il y aurait bientôt de belles journées pour faire de belles balades sous le doux soleil d’équinoxe. Il se sentit tout à coup revigoré, plein d’entrain et prêt à partir à la conquête de mondes qu’il n’avait encore jamais imaginés ni même rêvés. Il pourrait ainsi visiter des îles réputées peu accueillantes où la nature était encore plus virulente que la faune et où les hommes n’étaient pas non plus toujours très chaleureux mais ça il ne le pensait nullement ; il se souvenait seulement qu’Ananta Toer Pramodeya avait rencontré des gens qui sombraient trop facilement dans la corruption entraînant tout un pays dans un système préjudiciable pour chacun et que Luis Cardoso avait dû fuir devant des gens armés qui voulaient couper en deux son île natale, pourtant paradisiaque.

Oui, décidément, il fallait qu’il lise rapidement ces deux livres qui lui promettaient des aventures magiques dans le monde ultramarin où il était capable de construire les plus beaux décors pour accueillir ses merveilleuses escapades. Il s’installa donc confortablement dans son fauteuil rituel – celui dans lequel il était le mieux installé pour célébrer les lectures qu’il dégustait à l’avance – avec un bon café à portée de main. Et il embarqua pour la Polynésie, pour une île dont même la façon dont l’auteur la qualifiait, ne le dissuadait pas d’entreprendre cette traversée au long cours, ce voyage vers l’Île aux rêves écrasés. Il était sûr que ce livre n’écraserait pas le sien et même qu’avant de l’avoir refermé, il aurait déjà échafaudé un songe digne des plus belles fééries, peuplé de sublimes vahinés parfumées des arômes secrétés par tous les pores de ces terres enchantées, et vêtues des fils arachnéens que seuls les insectes de ces lieux savaient tisser.

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Mais son café ne suffit à le tenir en éveil, ses yeux n’eurent même pas le temps de l’emmener dans le paradis qu’il avait choisi pour terminer sa soirée, il était déjà parti pour une autre destination, le sommeil l’avait saisi et il dérivait à la surface des eaux sableuses qui, en fait n’étaient plus qu’un mirage rouge, il était au cœur de l’Australie, au cœur du désert le plus désert de la planète, dans la fournaise la plus brûlante que le soleil pouvait projeter sur terre. Il avait échu dans ces lieux inhospitaliers en voulant rechercher un de ses anciens amis que Kenneth Cook avait croisé dans les environs d’Alice Springs lors d’un périple dans le bush. C’était un ami qu’il avait connu quand ils enseignaient, tous les deux, à Sydney dans une école fréquentée surtout par des enfants de familles les moins nanties.

Il avait entrepris ce voyage avec un vieux pick up qu’il avait acheté à un aborigène qui avait besoin d‘argent pour faire la fête en ville, il était convaincu de retrouver son ami dans le petit bourg où li enseignait désormais au cœur du bush pour gagner nettement plus d’argent qu’en ville. Mais son voyage avait vite tourné à la catastrophe, son véhicule était encore plus âgé qu’il ne l’avait cru a priori et il était tombé en panne sans espoir de trouver les pièces défectueuses, dans des délais raisonnables, au cœur de ces régions désertiques où seuls des camions grands comme des immeubles agitaient, épisodiquement, la solitude ambiante. Il avait ainsi voyagé dans ces immeubles sur roues, bu avec des chauffeurs déjantés, dormi dans des motels infâmes et joué le reste de son fric dans de misérables tripots qui n’accueillaient que des routiers en mal de compagnie, quelques indigènes de passage, des aventuriers ou des épaves fossilisées accrochées à leur bouteille comme des tiques à la peau d’un chien abandonné.

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LES LIÈVRES DE JADE + SYMPA

arton117866-225x300.jpgpar Denis BILLAMBOZ

Dans mes dernières lectures figuraient ces deux textes qui n’ont rien en commun, l’un ayant été publié au creux de l’hiver et l’autre au début du printemps je les ai lus au cours de la même semaine. Celui apporté par le père Noël a été édité par les Jacques Flament Editions, c’est un recueil de poésie en prose écrit, à quatre mains, par Eric Allard et Denys-Louis Colaux : « Les lièvres de jade », l’autre est un recueil de textes courts satiriques publié chez Le Dilettante par Alain Schifres : « Sympa ».

 

 

image2231.jpgLES LIÈVRES DE JADE

Denys Louis COLAUX & Éric ALLARD

Jacques Flament Editions

Allard et Colaux semblent avoir en commun certains gènes littéraires, aucune analyse ne pourra le confirmer mais leurs écrits le laissent indubitablement penser. Ils ont donc décidé d’écrire un recueil à quatre mains, Colaux présente le projet dans sa note liminaire : « Allard, lui ai-je écrit, je vous propose une aventure de coécriture. Plaçons, pour épicer l’affaire, ce projet sous quelques consignes. Il sera question de la Lune, nous écrirons chacun quinze épisodes d’une dizaine de lignes, et dans le récit, nous nous croiserons. Rien d’autre ». Le cadre était dressé, il ne restait qu’à écrire et nos deux lièvres sont partis, pour une fois, à point, ils ont fait gambader leur plume respective chacun sur sa plage/pré pour finir par se rencontrer comme ils l’avaient prévu. Et comme le résultat était probant, ils ont décidé d’écrire une seconde série de quinze textes.

La Lune est leur totem, ils l’avaient inscrit dans les contraintes imposées à leurs récits, ils la vénèrent avec les mots, les phrases, les aphorismes, les images, les clins d’œil, les allusions, …., avec toutes les armes pacifiques du poète. Ils l’adulent car la Lune est mère de toutes les femmes qui nourrissent leurs phantasmes, « Les femmes sont enfants de la Lune », la femme est la muse du poète, les femmes sont nourriture du poème. Colaux la chante, dans sa première série de textes, comme un chevalier médiéval, comme Rutebeuf, comme Villon, comme … d’autres encore qui ont fait que l’amour soit courtois et le reste. Allard m’a fait très vite fait penser à Kawabata et plus particulièrement à Kawabata quand il écrit « Les belles endormies », je ne fus donc pas surpris qu’il cite le maître japonais au détour d’un de ses textes et qu’il intitule un autre précisément « Les belles endormies ». Pas surpris mais tout de même étonné que nous ayons en la circonstance les mêmes références, peut-être avons-nous, nous aussi, quelques gènes littéraires en commun ?

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Il y a une réelle proximité ente ces deux poètes, leur mode de pensée respectif semble très proche et ils expriment le fruit de leurs pensées dans un langage et un style qui pourraient leur être commun. Dans la seconde quinzaine de textes qu’il propose, Colaux m’a rappelé les textes d’Allard dans « Les corbeaux brûlés » que j’ai commentés il y a bientôt dix ans, on croirait ses textes immédiatement issus de ce recueil, les femmes qu’il dessine ressemblent étonnamment à celles qu’Eric fait glisser entre les pages de son recueil. Il y a du Léo Ferré dans ces deux séries de textes. Colaux dessinent des filles tout aussi liquides, tout aussi fluides, que celles qu’Allard fait ondoyer dans « Les corbeaux brûlés », comme celle que Ferré chante :

« C’est extra, une fille qui ruisselle dans son berceau

Comme un marin qu’on attend plus ».

Deux grands poètes qui ont magnifiquement chanté, en prose, la Lune, l’astre féminin par excellence, et la femme non pas la femme mère ou fille, non, seulement la femme éternel idéal féminin source de tous les phantasmes qui agitent les hommes depuis qu’Eve a croqué la pomme. Leurs textes sont d’une grande élégance, d’une grande finesse, tout en laissant la place à de nombreux artifices littéraires, à de jolies formules de styles et à des clins d’œil qu’il faut dénicher. Un chouette pari littéraire, de la belle ouvrage !

« Se pourrait-il que parfois la Lune aboyât aux chiens ? » (Colaux)

Le livre sur le site des Éditions Jacques Flament 

Le livre sur le site Critlib.com

 

9782842638733.jpgSYMPA 

Alain SCHIFRES

Le Dilettante

Je ne serai peut-être pas très objectif en commentant ce livre car je partage l’agacement et la plupart des remarques que l’auteur a explicitées dans plus de trente textes courts, au sujet de l’évolution de notre langage, de notre mode de penser et de réflexion et de notre comportement. Je le suis sans aucune réserve quand il déclare que « Les mots n’ont plus de sens dans ce pays », on en use sans aucune connaissance de leur sens réel, on leur fait dire n’importe quoi, ils deviennent interchangeables au gré des locuteurs, de leur jargon et de leur culture. Plus les médias sont nombreux plus l’information est standardisée, formatée, plus la pensée est unique. Il suffit de voir comment une vidéo d’une incommensurable banalité peut-être vue des millions de fois en seul jour. Désormais, la formule fait office de discours, l’adjectif (ou l’anglicisme nébuleux) à la mode qualifie tout et n’importe quoi, tout ce qui est in devient cool, tout ce qui est chômage est à résorber, il suffit de répéter sans cesse les mêmes mots pour convaincre les foules mais, il y a un problème, ces formules et ces mots ne sont pas souvent compris de la même façon ce qui fait que chacun a compris ce qu’il veut bien comprendre. Et, ainsi, on construit des clichés, des lieux communs, des idées toute faites qui sont absolument sans aucun fondement. On n’hésitera pas à vous persuader que le vin n’est pas de l’alcool, qu’une flûte est une coupe de champagne, etc.…0922bfd7e23a6c94383038363430323933353733.jpg

Ce langage minimum fondé sur un vocabulaire approximatif contribue fortement à construire des belles idées destinées à satisfaire nos égos, à taire nos éventuelles culpabilités, et à calmer nos angoisses. Elles peuvent aussi, a contrario, alimenter de sordides rumeurs, ou répandre de fausses vérités tout justes bonnes à jeter le doute et même parfois l’angoisse dans l’esprit des populations bien crédules. L’information en continu demande matière, matière qui se niche dans les fameux marronniers qui fleurissent en toute saison : la rentrée scolaire, la Toussaint, le 11 novembre, et toutes les fêtes, tous les événements qui chaque année jalonnent notre calendrier. L’événement peut-être aussi soudain, brutal, violent… et il faut tout savoir très vite, avant les autres, même si on ne sait absolument rien il faut dire quelque chose, le faire dire à des experts ou à des témoins qui n’ont rien vu. Les chaînes de télévision d’information en continu ont inventé l’information sans information, la question contenant la réponse, l’événement inexistant, l’art de faire du vent dans le vide.

Et ainsi par le bouche-à-oreilles, la télé rabâcheuse, les fameux réseaux sociaux, le mythique Internet, …, se transmettent de nouvelles vérités, très virtuelles, qui constituent un socle de croyances aussi irréfutables que le dogme de n’importe quelle religion. Rien ne sera plus comme avant où seuls le journal et la radio détenaient le pouvoir de fabriquer la vérité. Nous aurons beau en appeler au bon sens, aux Français, aux Françaises, aux grand’mères, aux quadras, aux mousquetaires ou Mousquetaires, aux voisins, aux bêtes politiques, aux ténors du barreau, ce sont tous là clichés qui viennent combler aisément la déficience langagière de ceux qui ont pour mission de transmettre l’information premier vecteur du savoir populaire. Même les séries télévisées sont atteintes par les stéréotypes, les mêmes formules reviennent régulièrement sur les mêmes images habitées par les mêmes personnages.

Sympa ce livre l’est comme tout ce qu’on ne sait pas qualifier justement ou tout ce que l’on ne veut pas évoquer avec les mots que l’on pense réellement. Voilà ! Un livre sympa ! LOL ! Et tout est dit, il suffit de lire le catalogue dressé avec malice par Alain Schifres pour s’en convaincre.

Le livre sur le site des Éditions Le Dilettante

LE MUSÉE DE LA PISCINE

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Il est une piscine en ville dévolue à l’art en immersion. On y accède en plongeant après avoir enfilé la combinaison en néoprène, porté le masque et la bouteille à oxygène. Et emporté accessoirement l’autoguide waterproof. Les œuvres sont exposées à des profondeurs variables dans des caissons évidemment étanches. Gardées aux quatre coins du fond des salles d’eau par des scaphandriers aussi muets que des carpes.

Il peut s’agir de peintures comme de boîtes de conserve. De montres fluides ou d’horloges molles. De photographies sous-marines ou de sculptures hyperréalistes d’hommes grenouilles. Voire d’aquariums. Auquel cas il y a effet de mise en abyme et jeu sur la visibilité.

On a beaucoup rétorqué au commissaire d’exposition, plongeur émérite, lors de son ouverture que ce nouveau musée était réservé à une élite sportive. Certes, mais l’art nécessite une connaissance solide et subtile des sujets les plus vaporeux, une maîtrise des techniques d’enfumage artistique…

Depuis ces critiques fondées, le Musée a mis à disposition des visiteurs des batyscaphes collectifs ou individuels de pilotage assisté par ordinateur que le quidam ayant peur de l’eau peut emprunter seul ou à l’aide d’un Capitaine Nemo de circonstance.

Bien sûr, le nageur expérimenté, qui a mille heures de longueurs au compteur, peut visiter à son rythme l’expo avec un masque et un tuba long. 

À heure fixe, des performances sous-marines sont exécutées par des artistes en mal de liquéfaction avec du sang de bœuf pour colorer le volume de leurs interventions. Et on peut suivre des interviews en langue des signes d’artistes nautiques habitués à la pression hydraulique et médiatique.

Des soins thalasso-artistiques à base d’aquarelle sont régulièrement donnés sur les abords de la piscine. Pendant les heures creuses ont lieu des démonstrations de natation synchronisée avec des artistes bikinisés ou topless aux allures de sirènes ou d’éphèbes.

Qu’on n’aille pas croire qu’au Musée de la Piscine on expose que des œuvres en relation avec l’élément liquide. Ainsi on y a vu dernièrement des oiseaux empaillés customisés, des navettes spatiales imaginaires et même une série de photos d’astres au sommet de leur course. Cela interpelle aussi bien le profane en matière d’art apnée artistique que le féru d’expositions en tous genres du Vendredi soir.

Dans le même ordre d’idée, et fort de ce succès, la Direction générale des Musées Nationaux envisage la création de Musées du Livre papier dans les anciennes bibliothèques désormais hors d’usage avec diverses animations à la clé (sans quoi la vie culturelle ne serait pas ce qu’elle est): saut de livres à l’élastique, bar à vers, atelier de réécriture des classiques, manège du Livre Jeunesse, soins du visage à base de papier mâché, confection de livres-chapeaux, chapelle ardente pour les livres morts-nés…

E.A.

 


853631--237x237-1.jpgLe musée « La piscine » à Roubaix

Le musée sous-marin Atlantico à Lanzarote

Le centre aquatique Y40 situé près de Venise comprenant la piscine la plus profonde du monde (42 m)

Le musée de Kanazawa au Japon qui comprend l’étonnante piscine de Leando Erlich, plasticien argentin installé à Paris, où les visiteurs du dessus comme de l’intérieur se contemplent à travers une paroi en trompe-l’œil qui leur donne l’illusion qu’elle est remplie.

JAN JAMBON: « DES FLOCONS DE NEIGE ONT DANSÉ APRÈS LES ATTENTATS! »

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Nous avons pu prendre connaissance d’une note confidentielle annonçant les prochaines déclarations du ministre de l’Intérieur, les prochains tweets du Secrétaire d’Etat à l’Asile, à la Migration et à la Simplification administrative ainsi que les mises au point nécessaires du Premier Ministre.

Jan Jambon, dimanche 24 avril après les chutes de neige sur la Wallonie et Bruxelles: « Une part significative des flocons de neige a dansé après les attentats. »

Tweet de Theo Francken: « Des flocons ont en effet été pris dans des mouvements tourbillonnaires en provenance d’une dépression centrée sur l’Algérie. »

Charles Michel: « Les chiffres l’IRM précisent qu’il s’agit seulement de 13,2 % de la totalité des flocons tombés sur la Fédération Wallonie-Bruxelles. Il s’agit d’être précis et de ne pas jeter le discrédit sur la majorité de la couche de neige blanche comme muguet. »

Jan Jambon, dimanche 1er mai: « Une part significative des clochettes a dansé après les attentats. « 

Tweet de Theo Francken: « 37,5 % des clochettes de muguet ont en effet joué Salma ya Salama de Dalida « 

Charles Michel: « A Jodoigne où on fête le Premier Mai avec papa depuis que je suis petit, on n’a pas chanté Dalida-la-Socialiste mais Bleu blanc blond de Marcel Amont avec Bart et ses amis… »   

 

LA QUEUE DU Q

u10747315.jpgEst-ce parce qu’il lisait une page anodine d’un auteur quelconque que son oeil fut exagérément attiré par la queue du q du mot queue ? Cette queue de q prit bientôt des longueurs phénoménales ; partant de ce b inversé, le jambage s’enfouissait dans le corps du texte et plongeait jusqu’à la plus grande profondeur de la page, celle de droite, la préférée de tout lecteur. Et, surprise, il se poursuivait sur les deux pages consécutives et ainsi de suite jusqu’à la terminaison du livre, de telle façon qu’elle constituait comme le fil d’Ariane permettant de sortir au plus vite et sans embarras de lecture de ce texte nonchalamment dédalien.

Poursuivant cet appendice providentiel, cette bienvenue corde de rappel, le lecteur se dégagea du livre sans avoir eu à lire les mots assemblés en phrases contingentes, non nécessaires à l’interprétation du monde.

Ce pédoncule l’avait sauvé d’une énième lecture superfétatoire, de cette pluie de lettres sans masse et sans la moindre mouillure de désir. D’ailleurs tous les livres s’assèchent pour finir en feuilles craquantes, jaunies, prêtes à se résoudre en poussière à la moindre action de les tourner. Même le fait de les regarder leur semble alors dommageable, pensa-t-il en filant la ligne caudale jusqu’à la lumière du dehors.

Là, enfin libéré, réanimé, rendu aux vaines choses matérielles et préhensibles, il voulut rendre hommage au mot d’où la traînée d’encre était issue mais il n’y parvint pas. Il voulait savoir de quel animal elle était tirée, à moins que ce ne ce fût de l’humain mâle sur le point de coïter avec un être de son espèce pourvu d’orifices pouvant contenir le fin tuyau, et que le texte, par ce retour sur désinvestissement, eût pu lui octroyer a posteriori un semblant de plaisir, un ersatz imaginaire de l’acte signifié.

À moins encore qu’elle ne provînt d’un ornement de ferronnerie (queue-de-cochon), d’une lime (queue-de-rat), d’un cuisinier (queux), d’un assemblage de charpente (queue-d’aronde), d’une variété d’amarante (queue-de-renard)… Non, il ne se souvenait d’aucun trait barrant la suite du mot et lui adjoignant un complément ni d’un x tendancieux le clôturant.

Mais il n’éprouvait nulle envie de faire le chemin à l’envers, trop heureux d’avoir échappé aux affres du volume une fois y introduit, près d’étouffer par manque d’oxygène, de contact avec l’extériorité qui nous nourrit de son air et de sa terre, de ce qui germe et finit par surgir à sa surface.

Il restait, et ça lui suffisait, avec l’image d’une queue générant physiquement ce à quoi elle faisait penser, miracle de l’écriture et de celui qui sait la lire avec toute la prescience qu’il convient.

À la fin, oui, et malgré le risque de se perdre, il retournerait au texte, par un de ses représentants mais persuadé cette fois qu’en cas de danger, il se trouverait toujours la queue d’un q quelconque pour fissa s’en acquitter.  


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ELLES SAVENT / PHILIPPE DELERM

 

les-eaux-troubles-du-mojito-philippe-delerm-rentree-litteraire-2015-18186068.jpgElles vont parfois très vite, et c’est encore meilleur. Certaines parviennent à nouer leurs cheveux en conduisant. Elles lâchent quelque secondes le volant, balancent la tête dans un geste d’autosatisfaction si voluptueusement féminin. Leurs cheveux obéissent, et volent vers l’arrière. Alors, elles écartent les coudes. En quelques secondes, le nœud est fait.

C’est bien, ce moment où elles dégagent la nuque, poitrine haute, les mains si sûres. On a l’impression qu’elles font ça dans l’intimité la plus complète, sans savoir qu’un regard pèse sur elles, mais au fond on n’en est pas si sûr. C’est si valorisant, si parfait, ce petit scénario. Les coudes écartés donnent à la fois le sentiment d’un hiératisme distant et d’une provocation très consciemment distillée. Un coup d’œil dans le rétroviseur, elles se contemplent en une fraction de seconde. On aime qu’elles s’aiment, au point de vouloir être belles pour elles.

Mais comme par hasard, on les a vues. L’équivoque est délicieuse. Savent-elles qu’elles sont regardées, ou simplement qu’elles pourraient l’être ? Tout le mystère est là. La deuxième solution reste la plus probable, et la plus souhaitée. Si le geste preste prend l’allure d’un cérémonial, la sensualité gagne une forme d’absolu.

Parfois, elles nouent leurs cheveux dans une salle de café, ou sur la plage. Elles ont le temps de préparer une épingle, et elles la gardent pincées dans leurs lèvres pendant qu’elles disciplinent leur coiffure. Il y a alors un joli décalage entre l’expression de leur bouche, tendue dans une moue presque grimacière, et la solennité royale de leur port de tête, de leur offrande à l’espace.

Rien de naturel dans tout cela. Elles font ce qu’elles veulent de leurs cheveux, et plus encore de nous, prisonniers éblouis. Elles savent.

in LES EAUX TROUBLES DU MOJITO et autres belles raisons d’habiter la terre, Philippe Delerm (Seuil, 2015)


Philippe et Vincent Delerm, Univers croisés

L’HOMME QUI MARCHAIT DANS SES RÊVES de DENIS BILLAMBOZ – Épisode 29

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FIN DE L’ÉPISODE PRÉCÉDENT

Ils satisfirent aux obligations imposées par la politesse et l’amitié avant de reprendre la conversation là où les deux premiers l’avaient laissée. Huang expliquait que le modèle ancestral chinois ne permettait pas un développement économique très rapide, il laissait trop de place aux ancêtres et à la tradition alors que le progrès foudroyant nécessaire au développement économique de l’île, et surtout à son autonomie, demandait une grande rapidité dans la capacité de décider et de changer de modèle. Ainsi, ajouta Wang, le modèle social traditionnel chinois a volé en éclat, un rapide processus familial s’est mis en place pour fonder une nouvelle société. Cette foudroyante évolution sociale a généré de nouveaux problèmes inconnus jusque là dans la Chine millénaire et est venue nourrir cette nouvelle littérature née de l’utérus de la culture chinois mais allaité au sein de cette nouvelle société. Cette évolution sera encore plus marquante avec la nouvelle génération née sur l’île, qui n’a même pas connu la Chine continentale mais qui, par contre, a déjà lutté contre les dictateurs qui ont exercé leur pouvoir à Taïpeh.

Décidément cette conversation était fort intéressante et il pensait passer encore deux ou trois jours avec ses amis pour bien comprendre où cette culture nouvelle pouvait entraîner les lettres taïwanaises et si cette île avait une chance réelle d’échapper encore longtemps à l’emprise de l’Empire du milieu. Toutefois, il évita d’aborder ce sujet pour ne pas froisser ses amis.

ÉPISODE 29

Le feu avait mangé le ciel, les flammes avaient dévoré les nues, la cendre et la fumée maculaient l’atmosphère de scories incandescentes qui dessinaient un monde irréel, fantastique, apocalyptique, où tout se fondait en un magma informe qui se répandait sur le sol en un lent fleuve de lave qui rongeait la terre elle-même. La vie avait disparu de la surface de ce qui n’était plus la terre mais une boule en fusion qui aurait perdu tous ses repères géométriques pour n’être plus qu’une espèce de tas informe. La terreur atteignait alors son paroxysme, la sueur inondait ses draps, il avait du mal à respirer, et le hurlement infernal des B 52 déchirait ses tympans ou ce qu’il en restait, tant ils avaient déjà été déchiquetés par la sauvagerie des cris de la guerre et la violence des explosions qui se succédaient méthodiquement comme si elles étaient réglées par un mécanisme d’horlogerie. Il n’arrivait plus à comprendre, à saisir, à localiser tout ce qui composait cet infernal vacarme, ce hurlement dantesque, ce cri tellurique qui semblait venir des entrailles de la terre comme un énorme grondement de révolte contre l’agression qu’on lui infligeait. Ses oreilles ne lui donnaient plus aucune information, elles étaient saturées, paralysées, tétanisées, condamnées à la surdité par ce déferlement de décibels.

Et, quand l’impression que son corps commençait à se transformer peu à peu en une vague matière ignée, l’envahissait, il entrait dans une telle terreur que son organisme ne pouvait plus supporter l’insoutenable tension qui l’agitait, que son esprit partait à la dérive et qu’il se rebellait avec violence pour ne pas sombrer définitivement dans une espèce de folie rêvée, que ses nerfs se détendaient brutalement et qu’il se réveillait en hurlant comme un B 52 qui passe à basse altitude pour larguer ses mortelles ogives. Non, il ne pouvait plus parler de ces choses là, c’était impossible, c’était beaucoup trop douloureux, c’état même vital !

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Nguyên Quang Thiêu

Nguyên Quang Thiêu les regardait sans les voir, le regard vide, les traits livides, le corps rigide, comme mort, absent, ailleurs. Il ne pouvait plus parler de ces choses, c’était trop abominable. Tous acceptèrent son silence et attendirent patiemment qu’il redescende dans le monde des vivants à la table où ils étaient accoudés, dans la maison à thé du petit village que Thiêu habitait toujours car il ne voulait pas aller vivre ailleurs. Un devin, un jour, lui avait prédit que s’il quittait le lieu qui l’avait vu naître, il deviendrait un riche mandarin mais qu’il perdrait son talent. Alors, il avait décidé de rester, là où la vie lui avait été donnée, là où était sa destinée, là où la petite marchande de vermicelles faisait les meilleures nouilles de tout le Vietnam. Et il avait choisi d’écrire pour que son talent puisse vivre comme lui et ne reste pas caché au fond de son âme si noire depuis que la guerre y avait déversé des tonnes de misère et de malheurs. Mais il n’écrivait que la vie, apparemment insignifiante de ses concitoyens et amis, les gens de ce village le long du grand fleuve Day, il ne parlait jamais de ce qui avait été et qui avait tellement fait souffrir tous ceux qui l’entouraient. Il ne pouvait même plus témoigner. Il resterait muet à jamais sur cette question. Il arrive parfois que le trop noie tout et qu’il soit impossible d’y surnager.

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Lui avait voulu voir la fameuse Baie d’Along avant que les touristes la réduisent en un gigantesque parc à crabes géants se déplaçant en bandes dans des bateaux à moteur japonais pissant l’huile dans son émeraude sans vergogne aucune. Mais il était déjà bien tard, les bateaux des pêcheurs n’étaient déjà plus que des « pousse-couillons » qui véhiculaient du matin au soir des hordes de bipèdes casquettés, armés d’appareils photographiques ou cinématographiques ou il ne savait quoi encore…

La technologie évolue trop vite de ce côté du globe pour qu’il puisse identifier tout ce qu’il voyait dans les mains, ou autour du cou, de tous les touristes qui étaient convaincus de faire la plus belle croisière de leur vie, dans ce lieu féérique qu’ils transformaient, sans scrupule aucun, en une agora liquide, surpeuplée, souillée comme un espace trop restreint piétiné par un troupeau de bovins.

Ecœuré, il avait donc pris le parti de quitter le bord de mer et de rendre visite à son ami Thiêu qu’il savait trouver dans son petit village natal tant il connaissait les raisons qui liaient celui-ci à ce lieu privilégié pour lui. Et, effectivement, il avait trouvé son ami faisant une gentille cour à la petite marchande de vermicelles qui avait installé sa bicoque sur la place de ce qui n’était en fait qu’un gros hameau proche de Hanoï et qui deviendrait certainement, un jour prochain, une banlieue dortoir comme n’importe où ailleurs dans le monde à la périphérie des grandes villes. Et il faudrait encore que la population indigène accepte avec sagesse cette hypothèse car un bidonville quelconque pourrait tout aussi bien s’étaler, ici, le long du grand fleuve Day. Enthousiasmé par cette visite surprise, son ami décida de passer un coup de téléphone à Bao Ninh qui devait être à Hanoï à cette époque et il y était effectivement. Les deux amis s’étaient rapidement mis d’accord pour se rencontrer dans le petit village où résidait Thiêu et ils étaient désormais tous les trois attablés autour d’une table rustique dans la maison qui servait le thé aux voyageurs de passage dans la localité.

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Bao Ninh

Thiêu avait évoqué avec douleur les angoisses qui le terrorisaient encore régulièrement, presque chaque nuit, depuis la fin de la guerre et Bao avait abondé dans le même sens, cette guerre avait été une atrocité à l’état pur, et même une épure de l’atrocité, mais le plus terrible était ce qui restait à subir après la guerre. Le feu. Les hurlements du fer et des hommes. Les chairs déchiquetées. Les amis, les parents, morts, répandus en morceaux informes, brûlés,… toutes ces images, ces tonnerres qui remontaient sans cesse dans les yeux, les oreilles, les entrailles, le cœur, qui rongeaient l’âme jusqu’à l’os. Plus jamais, ils ne connaîtraient la paix ni la quiétude, la guerre serait leur compagne fidèle pour le reste de leur existence.

Ils évoquèrent quelques souvenirs, des noms furent échangés, ils n’avaient pas combattu dans le même secteur aussi n’avaient-ils que peu de souvenirs en commun, par contre ils avaient bien connu tous les deux Maman Nymphéa qui avait perdu ses trois garçons dans la guerre mais qui avait une fille, Van Maï peut-être, qui s’était engagée résolument dans le combat, prenant tous les risques pour venger ses frères avec le maximum de violence. Elle séduisait les officiers ennemis pour leur extorquer des renseignements vitaux pour les armées Viêt-Cong. Elle avait quitté le pays après la guerre et ils ne savaient pas comment elle était sortie de cette tragédie, peut-être aussi bien que certains dignitaires qui avaient obtenu de belles récompenses en remerciement de services rendus à l’abri de la chair martyrisée des combattants de base. Bao mis son doigt en travers de sa bouche en jetant un regard circulaire sur les personnes présentes dans la salle et proposa de profiter du dernier rayon de soleil de la journée pour effectuer une petite balade le long du fleuve.

Comme il avait imposé le silence, Bao relança la conversation en expliquant qu’il ne fallait pas évoquer le sort des dignitaires car les risques étaient importants de se retrouver dans les geôles du parti. Certains ne souhaitaient pas qu’on évoque leur parcours de combattant et la façon dont ils avaient réellement occupé leur temps pendant la grande guerre de libération. Il leur raconta ce que l’un de ses amis, Duong Thu Huong, lui avait rapporté au sujet d’une jeune femme qui ne voulait plus vivre avec un cadre proche du parti qui passait son temps en courbettes et compromissions avec les nouveaux gouvernants. L’ambiance était maintenant à la crainte et à la méfiance, les dirigeants avaient oublié les belles causes qu’ils défendaient quand le peuple partait la fleur au fusil se faire massacrer par le surpuissant ennemi. Ces paroles les laissèrent pensifs, tant de malheurs pour un si piètre résultat…

Instinctivement, ils avaient fait demi-tour et rentraient vers le village en longeant toujours le fleuve qui les ramènerait inéluctablement à leur point de départ. Le jour déclinait, ils étaient un peu las, et, surtout, leurs esprits étaient un peu embrouillés de tous ces souvenirs qu’ils avaient remués et fait remonter à la surface. Ils avaient envie de rentrer chez eux, de retrouver leur petit coin douillet et leurs petites habitudes pour rassurer leur corps et retrouver leur équilibre mental un peu secoué.

Il s’étira, chercha ses voisins du regard mais il était seul dans son fauteuil, dans son salon, son livre avait chu sur le parquet, il avait perdu sa page et il n’aimait pas ça. Sa sieste l’avait surpris plus vite que d’habitude et l’avait entrainé dans un vaste périple asiatique qui le secouait encore. Il lui fallut un certain temps pour retrouver ses repères et replonger dans sa vie quotidienne. Il lui fallait un bon café pour le remettre d’aplomb définitivement. Mais comme il se l’était promis depuis quelques temps, il irait boire ce café au bistrot du coin pour montrer à ses voisins qu’il était toujours bien vivant et en bonne santé.

Coiffé de son éternel chapeau et vêtu d’une veste qui lui servait à peu près à tout : promenades, courses, démarches, visites familiales ou amicales, etc…, il entra au café où quelques habitués sirotaient leu énième blanc-cassis ou demi pression. Les visages se tournèrent vers lui dès que la porte fit savoir qu’on la poussait et la surprise se lut sur la totalité de ces visages marqués des stigmates laissés par la consommation régulière et consciencieuse de boissons alcoolisées. Un silence monta vers les le plafond qui, lui, conservait le souvenir d’une époque, pas si lointaine, où les piliers de cabaret avaient encore le droit d’encrasser leurs poumons en même temps qu’ils consommaient leur ration quotidienne d’alcool. Belle époque dont il avait, lui aussi, une certaine nostalgie. Pour diluer cette ambiance embarrassée, il lança un « salut, la compagnie ! » qui reçut quelques grognements d’approbation et eut au moins le mérite de lui donner une contenance devant ces regards bovins qui le dévisageaient.

Il s’était accoudé au coin du bar, là où il avait passé de longues heures quand il était plus jeune, retrouvant instinctivement la position qui consiste à poser le coude sur le bar, le buste perpendiculaire à celui-ci de façon à surveiller la salle, la porte et le comptoir. Il avait déjà oublié le café qu’il voulait boire et commanda un demi qu’il bu presque d’un trait avant d’en commander un second qui se transforma rapidement en deuxième car il en bu un troisième sous la pression de ses voisins de comptoir qui étaient ravis de voir une nouvelle recrue potentielle se présenter pour partager, à la fois, leurs tournées, leurs histoires drôles, leurs controverses stupides et leurs délires de fin de journée. Mais il flaira bien vite le piège et s’éclipsa avant d’avoir franchi la limite de non retour qui n’était plus si éloignée maintenant qu’il ne fréquentait plus ce type d’endroit et que sa consommation était devenue tout à fait raisonnable.

Il fut un peu déçu de cette virée, il pensait trouver plus de chaleur humaine dans ce bistrot où, en fait, il n’avait trouvé que des pochtrons pathétiques attachés au comptoir par leur addiction alcoolique. Que pouvait-il échanger avec ces pauvres gars ? Il n’allait tout de même pas leur dire qu’il venait de lire un livre d’un écrivain polonais qui avait obtenu le Prix Nobel de littérature en 1924 ! Il pouvait encore moins leur raconter qu’il avait bu le thé avec deux écrivains vietnamiens avant de venir les rejoindre au café ! Il imaginait la scène, les grandes rigolades, les claques sur le comptoir, les claques sur le dos du voisin, les moqueries à deux sous, … il en riait lui-même, rien que d’y penser. De toute façon, les rêves ne se partagent pas, ils font partie de l’intimité et il n’avait nullement envie de les vivre avec qui que ce soit. C’était son domaine privé, et même beaucoup plus, son autre monde, peut-être même son monde réel à lui car il pouvait s’y mouvoir à son gré, il suffisait qu’il choisisse bien ses lectures.

Même s’il était parfois un peu seul dans sa petite maison, sa vie était tout à fait supportable car il pouvait s’évader quand le quotidien devenait trop agaçant ou trop ennuyant. Il n’avait plus l’intention de refaire le monde, c’était à ceux qui allaient le vivre de le bâtir à leur convenance, lui avait déjà accompli un bon bout de chemin, il pouvait donc attendre la fin de cette route dans le monde tel qu’il était ou tel que les jeunes générations voulaient le construire. Il trouvait qu’il y avait comme une imposture à vouloir bâtir un monde que d’autres habiteraient et il trouvait pathétiques tous ces vieux qui ne pouvaient pas raccrocher, prétendant vouloir préparer un monde meilleur pour leurs enfants et petits-enfants. Mais ces enfants n’étaient déjà plus si jeunes et savaient bien, eux, quel monde ils voulaient pour eux. En se croyant utiles, ils se croyaient certainement un peu immortels ou pas encore tout à fait mortels. Fuite en avant devant la mort qui cependant nous attend tous avec sérénité, aucun n’y échappera. Pas plus le jeune cornac qu’on a séparé de son éléphant préféré que l’Hindou qui court comme un dératé devant les milices islamiques au Bangladesh. Pas plus le vieux Chinois qui choisit le chemin de l’exil à Singapour que le pauvre Malais qui se tue au travail dans son petit carré de rizière pour maintenir en survie une famille complète.

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 Hanoi