
FIN DE L’ÉPISODE PRÉCÉDENT
Ils satisfirent aux obligations imposées par la politesse et l’amitié avant de reprendre la conversation là où les deux premiers l’avaient laissée. Huang expliquait que le modèle ancestral chinois ne permettait pas un développement économique très rapide, il laissait trop de place aux ancêtres et à la tradition alors que le progrès foudroyant nécessaire au développement économique de l’île, et surtout à son autonomie, demandait une grande rapidité dans la capacité de décider et de changer de modèle. Ainsi, ajouta Wang, le modèle social traditionnel chinois a volé en éclat, un rapide processus familial s’est mis en place pour fonder une nouvelle société. Cette foudroyante évolution sociale a généré de nouveaux problèmes inconnus jusque là dans la Chine millénaire et est venue nourrir cette nouvelle littérature née de l’utérus de la culture chinois mais allaité au sein de cette nouvelle société. Cette évolution sera encore plus marquante avec la nouvelle génération née sur l’île, qui n’a même pas connu la Chine continentale mais qui, par contre, a déjà lutté contre les dictateurs qui ont exercé leur pouvoir à Taïpeh.
Décidément cette conversation était fort intéressante et il pensait passer encore deux ou trois jours avec ses amis pour bien comprendre où cette culture nouvelle pouvait entraîner les lettres taïwanaises et si cette île avait une chance réelle d’échapper encore longtemps à l’emprise de l’Empire du milieu. Toutefois, il évita d’aborder ce sujet pour ne pas froisser ses amis.
ÉPISODE 29
Le feu avait mangé le ciel, les flammes avaient dévoré les nues, la cendre et la fumée maculaient l’atmosphère de scories incandescentes qui dessinaient un monde irréel, fantastique, apocalyptique, où tout se fondait en un magma informe qui se répandait sur le sol en un lent fleuve de lave qui rongeait la terre elle-même. La vie avait disparu de la surface de ce qui n’était plus la terre mais une boule en fusion qui aurait perdu tous ses repères géométriques pour n’être plus qu’une espèce de tas informe. La terreur atteignait alors son paroxysme, la sueur inondait ses draps, il avait du mal à respirer, et le hurlement infernal des B 52 déchirait ses tympans ou ce qu’il en restait, tant ils avaient déjà été déchiquetés par la sauvagerie des cris de la guerre et la violence des explosions qui se succédaient méthodiquement comme si elles étaient réglées par un mécanisme d’horlogerie. Il n’arrivait plus à comprendre, à saisir, à localiser tout ce qui composait cet infernal vacarme, ce hurlement dantesque, ce cri tellurique qui semblait venir des entrailles de la terre comme un énorme grondement de révolte contre l’agression qu’on lui infligeait. Ses oreilles ne lui donnaient plus aucune information, elles étaient saturées, paralysées, tétanisées, condamnées à la surdité par ce déferlement de décibels.
Et, quand l’impression que son corps commençait à se transformer peu à peu en une vague matière ignée, l’envahissait, il entrait dans une telle terreur que son organisme ne pouvait plus supporter l’insoutenable tension qui l’agitait, que son esprit partait à la dérive et qu’il se rebellait avec violence pour ne pas sombrer définitivement dans une espèce de folie rêvée, que ses nerfs se détendaient brutalement et qu’il se réveillait en hurlant comme un B 52 qui passe à basse altitude pour larguer ses mortelles ogives. Non, il ne pouvait plus parler de ces choses là, c’était impossible, c’était beaucoup trop douloureux, c’état même vital !

Nguyên Quang Thiêu
Nguyên Quang Thiêu les regardait sans les voir, le regard vide, les traits livides, le corps rigide, comme mort, absent, ailleurs. Il ne pouvait plus parler de ces choses, c’était trop abominable. Tous acceptèrent son silence et attendirent patiemment qu’il redescende dans le monde des vivants à la table où ils étaient accoudés, dans la maison à thé du petit village que Thiêu habitait toujours car il ne voulait pas aller vivre ailleurs. Un devin, un jour, lui avait prédit que s’il quittait le lieu qui l’avait vu naître, il deviendrait un riche mandarin mais qu’il perdrait son talent. Alors, il avait décidé de rester, là où la vie lui avait été donnée, là où était sa destinée, là où la petite marchande de vermicelles faisait les meilleures nouilles de tout le Vietnam. Et il avait choisi d’écrire pour que son talent puisse vivre comme lui et ne reste pas caché au fond de son âme si noire depuis que la guerre y avait déversé des tonnes de misère et de malheurs. Mais il n’écrivait que la vie, apparemment insignifiante de ses concitoyens et amis, les gens de ce village le long du grand fleuve Day, il ne parlait jamais de ce qui avait été et qui avait tellement fait souffrir tous ceux qui l’entouraient. Il ne pouvait même plus témoigner. Il resterait muet à jamais sur cette question. Il arrive parfois que le trop noie tout et qu’il soit impossible d’y surnager.

Lui avait voulu voir la fameuse Baie d’Along avant que les touristes la réduisent en un gigantesque parc à crabes géants se déplaçant en bandes dans des bateaux à moteur japonais pissant l’huile dans son émeraude sans vergogne aucune. Mais il était déjà bien tard, les bateaux des pêcheurs n’étaient déjà plus que des « pousse-couillons » qui véhiculaient du matin au soir des hordes de bipèdes casquettés, armés d’appareils photographiques ou cinématographiques ou il ne savait quoi encore…
La technologie évolue trop vite de ce côté du globe pour qu’il puisse identifier tout ce qu’il voyait dans les mains, ou autour du cou, de tous les touristes qui étaient convaincus de faire la plus belle croisière de leur vie, dans ce lieu féérique qu’ils transformaient, sans scrupule aucun, en une agora liquide, surpeuplée, souillée comme un espace trop restreint piétiné par un troupeau de bovins.
Ecœuré, il avait donc pris le parti de quitter le bord de mer et de rendre visite à son ami Thiêu qu’il savait trouver dans son petit village natal tant il connaissait les raisons qui liaient celui-ci à ce lieu privilégié pour lui. Et, effectivement, il avait trouvé son ami faisant une gentille cour à la petite marchande de vermicelles qui avait installé sa bicoque sur la place de ce qui n’était en fait qu’un gros hameau proche de Hanoï et qui deviendrait certainement, un jour prochain, une banlieue dortoir comme n’importe où ailleurs dans le monde à la périphérie des grandes villes. Et il faudrait encore que la population indigène accepte avec sagesse cette hypothèse car un bidonville quelconque pourrait tout aussi bien s’étaler, ici, le long du grand fleuve Day. Enthousiasmé par cette visite surprise, son ami décida de passer un coup de téléphone à Bao Ninh qui devait être à Hanoï à cette époque et il y était effectivement. Les deux amis s’étaient rapidement mis d’accord pour se rencontrer dans le petit village où résidait Thiêu et ils étaient désormais tous les trois attablés autour d’une table rustique dans la maison qui servait le thé aux voyageurs de passage dans la localité.

Bao Ninh
Thiêu avait évoqué avec douleur les angoisses qui le terrorisaient encore régulièrement, presque chaque nuit, depuis la fin de la guerre et Bao avait abondé dans le même sens, cette guerre avait été une atrocité à l’état pur, et même une épure de l’atrocité, mais le plus terrible était ce qui restait à subir après la guerre. Le feu. Les hurlements du fer et des hommes. Les chairs déchiquetées. Les amis, les parents, morts, répandus en morceaux informes, brûlés,… toutes ces images, ces tonnerres qui remontaient sans cesse dans les yeux, les oreilles, les entrailles, le cœur, qui rongeaient l’âme jusqu’à l’os. Plus jamais, ils ne connaîtraient la paix ni la quiétude, la guerre serait leur compagne fidèle pour le reste de leur existence.
Ils évoquèrent quelques souvenirs, des noms furent échangés, ils n’avaient pas combattu dans le même secteur aussi n’avaient-ils que peu de souvenirs en commun, par contre ils avaient bien connu tous les deux Maman Nymphéa qui avait perdu ses trois garçons dans la guerre mais qui avait une fille, Van Maï peut-être, qui s’était engagée résolument dans le combat, prenant tous les risques pour venger ses frères avec le maximum de violence. Elle séduisait les officiers ennemis pour leur extorquer des renseignements vitaux pour les armées Viêt-Cong. Elle avait quitté le pays après la guerre et ils ne savaient pas comment elle était sortie de cette tragédie, peut-être aussi bien que certains dignitaires qui avaient obtenu de belles récompenses en remerciement de services rendus à l’abri de la chair martyrisée des combattants de base. Bao mis son doigt en travers de sa bouche en jetant un regard circulaire sur les personnes présentes dans la salle et proposa de profiter du dernier rayon de soleil de la journée pour effectuer une petite balade le long du fleuve.
Comme il avait imposé le silence, Bao relança la conversation en expliquant qu’il ne fallait pas évoquer le sort des dignitaires car les risques étaient importants de se retrouver dans les geôles du parti. Certains ne souhaitaient pas qu’on évoque leur parcours de combattant et la façon dont ils avaient réellement occupé leur temps pendant la grande guerre de libération. Il leur raconta ce que l’un de ses amis, Duong Thu Huong, lui avait rapporté au sujet d’une jeune femme qui ne voulait plus vivre avec un cadre proche du parti qui passait son temps en courbettes et compromissions avec les nouveaux gouvernants. L’ambiance était maintenant à la crainte et à la méfiance, les dirigeants avaient oublié les belles causes qu’ils défendaient quand le peuple partait la fleur au fusil se faire massacrer par le surpuissant ennemi. Ces paroles les laissèrent pensifs, tant de malheurs pour un si piètre résultat…
Instinctivement, ils avaient fait demi-tour et rentraient vers le village en longeant toujours le fleuve qui les ramènerait inéluctablement à leur point de départ. Le jour déclinait, ils étaient un peu las, et, surtout, leurs esprits étaient un peu embrouillés de tous ces souvenirs qu’ils avaient remués et fait remonter à la surface. Ils avaient envie de rentrer chez eux, de retrouver leur petit coin douillet et leurs petites habitudes pour rassurer leur corps et retrouver leur équilibre mental un peu secoué.
Il s’étira, chercha ses voisins du regard mais il était seul dans son fauteuil, dans son salon, son livre avait chu sur le parquet, il avait perdu sa page et il n’aimait pas ça. Sa sieste l’avait surpris plus vite que d’habitude et l’avait entrainé dans un vaste périple asiatique qui le secouait encore. Il lui fallut un certain temps pour retrouver ses repères et replonger dans sa vie quotidienne. Il lui fallait un bon café pour le remettre d’aplomb définitivement. Mais comme il se l’était promis depuis quelques temps, il irait boire ce café au bistrot du coin pour montrer à ses voisins qu’il était toujours bien vivant et en bonne santé.
Coiffé de son éternel chapeau et vêtu d’une veste qui lui servait à peu près à tout : promenades, courses, démarches, visites familiales ou amicales, etc…, il entra au café où quelques habitués sirotaient leu énième blanc-cassis ou demi pression. Les visages se tournèrent vers lui dès que la porte fit savoir qu’on la poussait et la surprise se lut sur la totalité de ces visages marqués des stigmates laissés par la consommation régulière et consciencieuse de boissons alcoolisées. Un silence monta vers les le plafond qui, lui, conservait le souvenir d’une époque, pas si lointaine, où les piliers de cabaret avaient encore le droit d’encrasser leurs poumons en même temps qu’ils consommaient leur ration quotidienne d’alcool. Belle époque dont il avait, lui aussi, une certaine nostalgie. Pour diluer cette ambiance embarrassée, il lança un « salut, la compagnie ! » qui reçut quelques grognements d’approbation et eut au moins le mérite de lui donner une contenance devant ces regards bovins qui le dévisageaient.
Il s’était accoudé au coin du bar, là où il avait passé de longues heures quand il était plus jeune, retrouvant instinctivement la position qui consiste à poser le coude sur le bar, le buste perpendiculaire à celui-ci de façon à surveiller la salle, la porte et le comptoir. Il avait déjà oublié le café qu’il voulait boire et commanda un demi qu’il bu presque d’un trait avant d’en commander un second qui se transforma rapidement en deuxième car il en bu un troisième sous la pression de ses voisins de comptoir qui étaient ravis de voir une nouvelle recrue potentielle se présenter pour partager, à la fois, leurs tournées, leurs histoires drôles, leurs controverses stupides et leurs délires de fin de journée. Mais il flaira bien vite le piège et s’éclipsa avant d’avoir franchi la limite de non retour qui n’était plus si éloignée maintenant qu’il ne fréquentait plus ce type d’endroit et que sa consommation était devenue tout à fait raisonnable.
Il fut un peu déçu de cette virée, il pensait trouver plus de chaleur humaine dans ce bistrot où, en fait, il n’avait trouvé que des pochtrons pathétiques attachés au comptoir par leur addiction alcoolique. Que pouvait-il échanger avec ces pauvres gars ? Il n’allait tout de même pas leur dire qu’il venait de lire un livre d’un écrivain polonais qui avait obtenu le Prix Nobel de littérature en 1924 ! Il pouvait encore moins leur raconter qu’il avait bu le thé avec deux écrivains vietnamiens avant de venir les rejoindre au café ! Il imaginait la scène, les grandes rigolades, les claques sur le comptoir, les claques sur le dos du voisin, les moqueries à deux sous, … il en riait lui-même, rien que d’y penser. De toute façon, les rêves ne se partagent pas, ils font partie de l’intimité et il n’avait nullement envie de les vivre avec qui que ce soit. C’était son domaine privé, et même beaucoup plus, son autre monde, peut-être même son monde réel à lui car il pouvait s’y mouvoir à son gré, il suffisait qu’il choisisse bien ses lectures.
Même s’il était parfois un peu seul dans sa petite maison, sa vie était tout à fait supportable car il pouvait s’évader quand le quotidien devenait trop agaçant ou trop ennuyant. Il n’avait plus l’intention de refaire le monde, c’était à ceux qui allaient le vivre de le bâtir à leur convenance, lui avait déjà accompli un bon bout de chemin, il pouvait donc attendre la fin de cette route dans le monde tel qu’il était ou tel que les jeunes générations voulaient le construire. Il trouvait qu’il y avait comme une imposture à vouloir bâtir un monde que d’autres habiteraient et il trouvait pathétiques tous ces vieux qui ne pouvaient pas raccrocher, prétendant vouloir préparer un monde meilleur pour leurs enfants et petits-enfants. Mais ces enfants n’étaient déjà plus si jeunes et savaient bien, eux, quel monde ils voulaient pour eux. En se croyant utiles, ils se croyaient certainement un peu immortels ou pas encore tout à fait mortels. Fuite en avant devant la mort qui cependant nous attend tous avec sérénité, aucun n’y échappera. Pas plus le jeune cornac qu’on a séparé de son éléphant préféré que l’Hindou qui court comme un dératé devant les milices islamiques au Bangladesh. Pas plus le vieux Chinois qui choisit le chemin de l’exil à Singapour que le pauvre Malais qui se tue au travail dans son petit carré de rizière pour maintenir en survie une famille complète.

Hanoi