
FIN DE L’ÉPISODE PRÉCÉDENT
Je pense à tous ces gueux, reprit Ibrahim, Aslan cette fois, que notre maître incontesté,Naguib Mahfouz, a merveilleusement mis en scène, qui ne peuvent croire en personne et qui pourraient trouver, pour certains du moins, un refuge à l’abri de ceux qui font de belles promesses et des petits cadeaux pour les attirer dans les rets de leurs mouvements extrémistes.
– Ils ne sont pas si nombreux, rétorqua Alaa.
– Plus que nous le croyons, poursuit Ibrahim Aslan ; on dit même que le fils du concierge de cet immeuble participerait à des camps d’entraînement militaire pour venger les humiliations qu’il aurait subies.
– Juste une petite crise de jeunesse que quelques privations et brimades calmeront bien vite répliqua Alaa.
– Il ne faut pas plaisanter avec ça, la menace est réelle et tant de femmes l’ont déjà payé de leur vie qu’il faut se prémunir dès maintenant, ne pas laisser la place, l’occuper dès maintenant et être fort pour que les extrémistes ne puissent pas insérer le coin de leurs ambitions dans la faille créée par notre révolution, insista Nawal.
– « L’histoire ne repasse pas les plats » cita Gamal mais on dit aussi « que l’histoire n’est qu’un éternel recommencement », alors soyons vigilants et ne baissons pas la garde.
– Gardons à l’esprit l’exemple iranien pour ne pas être surpris un jour ajouta Ibrahim, Abdel Meguid cette fois. Et regardons ce qui se passe ailleurs aussi, en Tunisie, au Soudan d’oùTayeb Salih pourrait nous adresser quelques informations.
ÉPISODE 39

Une femme en niqab dans les rues du Caire, en juillet 2012
Pour eux la révolution triompherait inéluctablement de la dictature en place, beaucoup rêvaient d’une Egypte libre, tolérante, ouverte, comme au temps d’avant le coup d’état militaire mais tous, ou presque, craignaient le processus qui avait porté au pouvoir, en Iran, un parti particulièrement fanatique et barbare. Pour lui, ce n’était même pas un rêve qu’il venait de vivre mais tout juste une réflexion fantasmée qu’il aurait voulu partager avec des écrivains du cru qui vivaient le problème au quotidien sur le terrain. La révolution égyptienne triomphait en effet de sa dictature obsolète mais n’avait en rien réglé la question de l’avenir du pays, beaucoup d’hypothèses étaient encore possibles. Son quartier aussi s’islamisait à grande vitesse et il croisait de plus en plus souvent des femmes complètement voilées même par les temps de canicule. Pour lui, chacun s’habillait comme il en avait envie mais il avait pourtant beaucoup de mal à croire que des jeunes femmes acceptaient de plein gré et de gaieté de cœur de porter de tels vêtements par des températures aussi élevées. Et, aussi, il songeait à tous les combats menés par les femmes de la génération de sa mère pour leur liberté, leur dignité et le respect qui leur est dû. Il avait l’impression que l’histoire avait croché la marche arrière et qu’elle remontait le temps vers des périodes très nébuleuses au cœur de l’Afrique, du Maghreb à la pointe de Bonne Espérance.
Et notamment au sud du Sahara, du Mali au Sénégal, où des femmes avaient servi pendant de longues années de monnaie d’échange. Elles étaient souvent données en gage au chef du village quand un petit propriétaire sollicitait une avance de graine qu’il ne pouvait rembourser, pour nourrir sa famille après une récolte insuffisante suivie d’une autre tout aussi médiocre. Le chef alors exigeait que la femme, ou l’enfant, ou toute la famille, soit mise en esclavage à son service et parfois, comme il avait abondance de main d’œuvre, surtout quand il avait malicieusement organisé la pénurie, il cédait quelques esclaves à des marchands maures pour acheter des colifichets qui montraient l’étendue de ses richesses et de son pouvoir.

Ibrahima Ly
Ibrahima Ly voulait l’entraîner sur un marché d’esclaves où les chefs locaux vendaient leurs marchandises à des commerçants maures qui transportaient leurs acquisitions dans les pays du Golfe Persique pour servir dans les harems. Les plus jeunes et plus belles filles étaient réservées pour les plaisir de la chair, les autres femmes pour le service des courtisanes comme les mâles castrés qui coûtaient beaucoup plus chers que les hommes entiers qui, eux, étaient destinés au service des maîtres. D’autres esclaves étaient transportés, en longues caravanes, sous un soleil abominable, jusqu’au célèbre terminal de Gorée où les blancs venaient s’approvisionner en chair fraîche qu’ils revendaient aux planteurs de coton ou de canne à sucre dans les Amérique. Il ne voulait pas marcher sur cette route exécrable de la déchéance humaine, il n’aurait pas pu supporter une telle atrocité, il voulait partir avec NImrod pour admirer les jambes ensorcelantes d’Alice qui courait dans la brousse comme une gazelle. Mais elle courait si vite et si légèrement que jamais il ne la rattraperait.
Il s’enfuit donc avec Massan Makan Diabaté et Amadou Hampaté Bâ à la rencontre de deux facétieux personnages qui prenaient un malin plaisir à faire des farces, à monter des histoires ubuesques, à rouler dans la farine et à ridiculiser les colons qui cherchaient à obtenir leur allégeance ou au moins une certaine passivité de la part de leur esprit un peu trop inventif. Mais les deux lascars, Wrangin et le coiffeur de Kouta, restaient insaisissables et ingérables, des personnages totalement libres et indépendants qui pouvaient servir d’exemple à tous leurs compatriotes oppressés. Il serait resté des semaines, sous ce banian, à écouter les histoires improbables de ce coiffeur théâtral qui inventait des aventures ubuesques pour ses clients ébahis qui ne se permettaient pas le moindre bruit afin de ne pas troubler son discours extraordinaire. Ils avalaient ses élucubrations comme, à la campagne on gobe l’œuf de la poule, sans jamais douter de leur véracité.

Chinua Achebe
Ils racontaient des histoires qu’ils inventaient de bout en bout sans que personne jamais ne les mette en doute, ils racontaient aussi les aventures que certaines femmes avaient connues pendant la guerre de libération contre les colonisateurs, des aventures qui sortaient tout droit des livres de Chinua Achebe, des aventures de femmes en guerre, des destins de femmes qui avaient cru en la victoire et en un avenir meilleur avant de perdre leurs illusions devant l’appétit des ogres dirigeants, des trafiquants sans foi ni loi et de ceux qui se disaient leurs alliés mais n’étaient en fait que des partenaires de corruption pour ceux qui avaient quelques responsabilités. Ces femmes avaient cru en leur combat comme ce petit militaire nigérian qui ne parlait qu’un anglais sommaire et à qui on avait donné un fusil pour l’enrôler dans l’un de ces groupes de mercenaires qui erraient dans la campagne à la solde d’un quelconque chef de guerre qui vendait ses services à qui les paierait le plus cher. Et, un jour de bataille, ce petit militaire ingénu s’était retrouvé seul survivant de sa petite compagnie, tous les autres étaient morts au combat. Il avait dû son salut à son innocence, il avait peur de son fusil autant que de ceux qu’on lui avait dit être des ennemis, et il était resté tapi à terre pendant la fusillade qui l’avait ainsi épargné.
Et, maintenant, il était là assis devant ce qui avait été sa maison avec ceux qui étaient, il ya quelques heures seulement, ses ennemis et qui étaient désormais ses frères d’armes.
Celui qui semblait être le chef de ce petit groupe de mercenaires l’interrogeait :
– Qui es-tu ?
– Moi, grand fils protéger famille ! Moi pas peur ! Moi petit minitaire !
– Qui t’a donné cette arme ?
– Grand soldat, fort, donner arme à moi.
– Pour quoi faire ?
– Pour protéger famille ennemis très méchants vouloir tuer famille.
– Qui sont ces ennemis ?
– Ceux qui vouloir tuer famille.
– Tu sais te servir de cette arme ?
– Non, mais moi pas peur, moi faire le feu !
– Veux-tu venir avec nous pour tuer ceux qui ont attaqué ta famille ?
– Moi vouloir vengeance.
– Tu vas apprendre à te servir de cette arme !
– Oui, moi très vouloir.
– Toi, prends-le avec toi et montre lui comment on tire sur les ennemis.
Caché derrière les ruines des huttes calcinées que la troupe venait de brûler, il venait d’assister à l’enrôlement d’un adolescent à qui on aurait pu faire croire n’importe quoi du moment qu’on lui disait qu’une troupe allait attaquer sa famille et qu’il devait la défendre ou que des grands méchants avaient fait du tord aux siens et qu’il fallait qu’il les venge. De toute façon, il ne connaissait personne et rien à ces luttes fratricides qui ensanglantaient le pays depuis un certain temps déjà. Et ainsi de jeunes garçons se massacraient en croyant réciproquement que celui d’en face voulait décimer sa famille, alors qu’ils n’étaient que des pions sur l’échiquier de mercenaires sans foi ni loi qui vendaient leurs maigres troupes au plus offrant des candidats au pouvoir. Et ainsi Sozaboy, notre petit soldat candide et volontaire était mûr pour perpétrer les pires horreurs à l’encontre de ceux qui voulaient tuer les siens comme on le lui avait laissé croire. Ces pauvres gamins, quand ils échappaient au massacre, passaient d’un camp à l’autre sans aucun scrupule, ils ne se battaient pas plus pour un idéal que pour un croûton de pain ou n’importe quelle autre cause, il se battait pour le chef du moment. Leur violence n’avait aucune limite, ils avaient grandi avec l’horreur et la brutalité comme grandes sœurs.

Abruti par tant de sauvagerie, il voulut échapper à ce monde bestial – mais même les bêtes ne se battent pas sans raison majeure – il décida alors d’aller à la rencontre d’un sage, Diop peut-être, pas Boubacar Boris Birago celui qui écrivait des lavanes et des contes pour que la sagesse n’abandonne pas définitivement ce continent trop souvent à feu et à sang pour le profit d’affairistes venus d’ailleurs. Birago Diop avait trouvé refuge aux confins de la savane et de la maigre forêt qui résistait sous les assauts conjugués du vent et du soleil.

Birago Diop
Le vieux sage l’avait accueilli avec plaisir et humilité, il méditait sur les contes qu’il pensait encore écrire pour rappeler aux Africains le bon sens qu’ils avaient oublié depuis la colonisation et encore plus depuis la libération. Il espérait toujours les voir revenir à une sagesse ancestrale qui avait permis à des peuples de vivre en paix et prospérité pendant de longues périodes sur ce continent si exigeant pour l’être humain. « Dis moi Birago que penses-tu de l’Afrique actuelle ? » Lui demanda-t-il. Le vieil homme ne répondit pas, il resta plongé dans sa médiation comme pour mûrir une réponse pas trop précise et pas plus évasive cependant pour laisser la porte ouverte à toutes les interprétations possibles.
« L’Afrique, elle ne va pas très bien mais elle pourrait aller plus mal ou peut-être même mieux. L’Afrique est comme la savane, elle est peuplée d’êtres bons et candides, de jeunes qui ne veulent plus tellement croire en leur pays et qui esquivent les problèmes en fuyant à l’étranger, pensant y trouver un monde meilleur, et de chacals féroces et perfides qui sont toujours prêts à croquer les plus faibles pour s’approprier leur petit avoir. »
« Je comprends bien Birago, à t’écouter j’ai l’impression d’entendre une lecture d’une de tes lavanes. Celle où l’on retrouve Leuck , le lièvre rusé qui se tire toujours d’affaires, Béye, la petite chèvre candide et bonne qui, malgré son allégeance, se fait tout de même croquer par Boucki l’hyène hideuse, vile et fourbe qui la dévore simplement parce qu’elle en a envie ou besoin, sans s’occuper de ce qu’elle est. L’Afrique que tu me racontes, c’est un peu cette histoire démultipliée des milliers et des milliers de fois ».
« Oui, tu as compris, l’Afrique comme je la vois depuis mon coin de savane c’est un peu ça. »

Après une longue pause, au cours de laquelle le vieux sage sembla vouloir cesser la conversation, il reprit tout de même son propos en précisant : « cette histoire on peut la lire entre les lignes de bien des textes africains, je parie que tu connais un certain nombre d’exemples que tu pourrais me citer ». Surpris par cette proposition, à son tour, il resta coi, interloqué. Voyant l’hébétude de son compagnon, le sage, poursuivit : « Ne crois-tu pas que Gwendoleen que Buchi Emecheta emmena à Londres n’était pas un peu un petit lièvre qui se sauvait pour fuir les problèmes qu’il rencontrait au pays. Ne crois-tu pas que la jeune fille qu’Amma Darko a rencontrée au-delà de l’horizon n’était pas qu’une petite chèvre candide qui est allée se faire croquer ailleurs en s’enfuyant pour ne pas se faire croquer au Gahna ? Ne crois-tu pas que la jeune femme que Sylvain Ananissoh met en scène dans son Togo natal n’a pas elle aussi rencontré les hyènes ? Dis-moi, toi aussi tu connais des histoires de Boucki, de Leuck ou de Béye, tu lis suffisamment de livres africains pour avoir une certaine idée là-dessus. »

Lecture des Contes et lavanes de Birago Diop par Denis Billamboz
Lire en Afrique francophone par Denis Billamboz