par Denis BILLAMBOZ
À l’université on parlerait de « mélange » pour évoquer mes lectures, moi, je dirais tout simplement qu’il s’agit d’un échantillon des divers textes que j’ai lus depuis le début de cette nouvelle année. Un échantillon de trois livres représentant chacun un genre littéraire différent : un roman japonais de Fuminori Nakamura, un recueil de poésie de Thierry Radière et un recueil d’aphorismes présenté par Marc Tilman. Trois textes qui illustrent bien ma rentrée littéraire de janvier dans toute sa diversité et qui mettent un point final à cette rubrique, j’en ouvrirai bientôt une autre concernant mes lectures de printemps.
L’HIVER DERNIER, JE ME SUIS SÉPARÉ DE TOI
Fuminori NAKAMURA
Editions Picquier
Étonnant ce livre japonais, on dirait un roman policier mais il n’y a personne pour mener l’enquête, les informations arrivent par bribes et le narrateur n’est pas toujours le même, le « je » du texte peut se rapporter â différentes personnes en embrouillant le lecteur insuffisamment attentif. On découvre souvent l’identité du narrateur à la fin de son propos. Je dirais, en ce qui me concerne, que je considère plutôt ce texte comme un roman noir, comme il en paraît souvent au Japon, des romans vraiment très noirs, très cruels, sadiques, totalement amoraux. Si le narrateur change souvent, il faut aussi se méfier des noms, les protagonistes peuvent en avoir plusieurs ou se faire passer pour ceux qu’ils ne sont pas. Le jeu des apparences tient une grande place dans ce texte. L’un des principaux héros, le coupable ou la victime, selon les divers temps de l’intrigue, est photographe, il capture ses personnages pour les enfermer dans ses clichés mais, en même tempe, il leur confère la pérennité en conservant leur image.

Nakamura Fuminori
Raconter l’intrigue serait une gageure tant elle est complexe, elle rebondit sans cesse, laissant toujours le lecteur devant une vérité toute provisoire, ne sachant même pas si l’ultime est vraiment celle qui représente les faits qui se sont déroulés. Le célèbre photographe Yûdai Kiharazaka est accusé du meurtre de deux femmes qu’il aurait laissé brûlées dans les flammes afin de pouvoir tirer des clichés plus réalistes de la mort par le feu. Il ne nie même pas les faits, le premier incendie pouvait passer pour un accident mais le second est clairement une exécution par le feu. Il sera donc condamné à mort sans le moindre doute. Un jeune journaliste est sollicité par un éditeur pour écrire un livre sur ce meurtrier particulièrement odieux mais le plumitif découvre bien vite que tout n’est pas aussi simple, il fouille, fouine, rencontre les protagonistes survivants, enquête jusqu’à coucher avec la sœur de l’incendiaire. Il écrit à celui-ci, le rencontre mais il n’est pas le seul… Plus l’affaire avance plus elle est surprenante et plus la vérité s’éloigne de celle énoncée au départ du livre, dès la première ligne du livre : « C’est bien vous qui les avez tuées… n’est-ce pas ? » Cette vérité qui se dérobe sans cesse finira par apparaître mais est-elle l’ultime vérité de cette affaire ?
Ce texte comporte beaucoup d’éléments littéraires comme les jeux des portraits qui pourraient évoquer celui de Dorian Gray, par exemple. « J’essayais de te faire entrer, toi, ma sœur, dans la photo. » Tout reste assez flou, les photos ont presque toutes disparues, où sont de trop mauvaise qualité, on ne sait plus très bien qui est qui. Ce recours à la photo implique un discours sur la réalité des choses et des gens et sur leur image. On touche de très près le mythe de la Caverne. Le roman se nourrit en bonne partie de ce rapport de la réalité et de la vérité à l’image, à la virtualité, à l’apparence. L’auteur injecte dans cette intrigue des personnages réels mais non vivants, des poupées destinées à remplacer les êtres disparus, ce qui complique encore notoirement la question de l’identité dans cette intrigue. On tutoie là, « Les belles endormies » de Kawabata, « L’Eve future » de Villiers de l’Isle-Adam ou la morte de « Bruges la morte » de Rodenbach. Un être artificiel peut-il prendre la place d’un être vivant sans risquer de semer le doute dans une histoire ? Ce roman évoque aussi le rôle de l’art dans la société en posant une question bien cruelle qui peut, peut-être, être formulée plus facilement en Orient qu’en Occident : « L’art seul peut-il pousser un être humain à en tuer un autre ? ».
Ce texte très dépouillé, écrit à coup de phrases courtes et incisives, captive le lecteur, ne lui laissant aucun répit, un livre à lire d’une traite ou presque, un livre étonnant, dérangeant, un livre moderne. Sa construction est originale : entre les chapitres, l’auteur glisse la description de nombreuses pièces du dossier pour que son auditrice préférée, l’amour de sa vie, la première victime de l’incendiaire, la jolie jeune femme aveugle qu’il a tant aimée, comprennent bien comment il l’a vengée et combien il l’aimera toujours. C’est pratiquement le seul moment de tendresse de ce livre où les femmes sont bien mal considérées et présentées, pour certaines, comme de véritables harpies. « Une femme ordinaire qui meurt… qu’est-ce que ça peut bien faire ? ».
Le livre sur le site des Editions Philippe Picquier
LE SOIR ON SE DIT DES POÉMES
Thierry RADIÈRE (poèmes) & José MANGANO (illustrations)
Soc & Foc
Thierry Radière ne m’en voudra pas si j’évoque l’objet avant son contenu, en effet ce livre est très séduisant, son éditeur, une petite maison associative que j’ai découverte avec cette lecture, a réalisé un joli petit livre qui évoque les livres de comptines. Il en a confié l’illustration à José Mangano qui a inséré de nombreux dessins entre les poésies de l’auteur, des dessins naïfs, des dessins aux couleurs chatoyantes qui attireront à coups sûrs l’œil des enfants et les raviront.
Ce livre Thierry l’a écrit comme une offrande, une offrande thérapeutique, qu’il voudrait, une fois encore, insufflé à sa chère fille atteinte d’un mal pernicieux :
« dans le poème que je t’écris
je cherche le souffle d’un nouveau corps
comme si les mots pouvaient faire tomber l’espace d’une rêverie
Les épées de Damoclès ».
Le mal semble avoir décuplé l’amour que ce père affectueux éprouve pour sa petite fille adorée, il lui dit des mots d’amour, d’affection, impuissant qu’il est devant la maladie :
« je t’écris mes sentiments
pour ne pas que tu aies peur
pardonne-moi si je ne sais pas y faire ».
Il cherche à lui faire comprendre que tant qu’il sera là, tout se passera bien pour elle, essayant ainsi de la rassurer et de lui apporter un peu de quiétude :
« que tu avais peur
Que nous n’étions pas là
Que tu nous appelais
Et qu’on ne t’a pas entendue
Mais nous saurons
Que c’est parce que
Nous étions occupés
A jouer les aiguilleurs
De ton sommeil
Prêts à intervenir en cas de problèmes ».
Ainsi, Thierry met en vers son immense amour pour cette enfant affligée d’un mal injuste, laissant libre cours à son immense talent de poète pour la distraire à son univers de souffrance, essayant de la faire vivre comme une enfant normale. Il lui raconte l’école, la maison, les animaux… tout le petit monde ravissant dans lequel elle vit pour le bonheur de ses parents, soustraite au mal par cet amour familial.
Un recueil émouvant, l’amour d‘un père pour sa fille souffrante chérie qu’il voudrait guérir avec les mots d’amour qu’il partage chaque soir avec elle. De la poésie pour enfant, de la poésie pour papa thérapeute, de la poésie à partager avec un enfant même s’il ne souffre pas. Et quand il souffre, parfois la poésie l’emporte :
« parfois la toux s’arrête brutalement
ne demande pas son reste
termine son chantier dans les airs
près des oreilles tremblantes
la nuit la transforme en enclume ».
Le livre sur le site de l’éditeur
BLASPHÈMES À TOUT VENT
Marc TILMAN
Cactus inébranlable
Marc Tilman ne prend pas les lecteurs au dépourvu, il les informe très clairement de ses intentions : il va blasphémer et même blasphémer à tout vent sans retenue aucune et pour que tous comprennent bien sa démarche il s’explique dans un avertissement en forme d’avant-propos. Il a été élevé par une mère très croyante, trop selon lui, qui lui a inculqué la religion comme on fait ingurgiter le maïs aux canards destinés à être sacrifiés sur l’autel des fêtes de fin d’année. Il en a bouffé de la religion, de la religiosité, des bondieuseries, à haute dose et à toute aussi fréquence. La soixantaine se profilant à l’horizon, il en est écœuré à vomir, « La souffrance est parfois intenable ». Alors pour rééquilibrer les plateaux de la balance entre spiritualité et blasphème, il fallait qu’il lâche une grosse, grosse, caisse d’injures, insultes, blasphèmes, obscénités et autres gros mots contre toutes les religions qui sévissent sur la planète et leurs fidèles apôtres, curés, imams ou autres autorités chargées de dispenser la parole dite bonne. Il tire avec sa plume comme un forcené avec sa kalachnikov.
« Que le pape aille se faire mitre ! », pour que l’auteur puisse, sans scrupule aucun, s’adonner aux plaisirs terrestres : « Ma chérie, cette nuit, je lègue mon corps à ta science ». Et même si « Il y a loin de la croupe aux lèvres … Quoique ! », « Elle a donné sa chatte à la langue ». Je suis convaincu qu’il en veut au clergé quand il déclare : « Sans le moindre scrupule, ils ont pris du bon temps et ne l’ont jamais rendu », sans doute l’œuvre de quelque aigri : « Ce pisse-froid a la chaude pisse. Ca ne risque pas de le dérider ! » Quand je dis le clergé, je comprends également les bonnes sœurs qu’il affuble de bien des défauts : « Elle est tellement radine qu’elle use ses strings jusqu’à la corde », « Devant la pâtisserie, ses yeux avides jetaient des éclairs au chocolat ».
Ce ne sont là juste quelques exemples que j’ai insidieusement extraits du recueil pour illustrer à ma façon les propos que l’auteur énonce dans son avertissement, je crois avoir respecté son opinion même si j’ai ajouté quelques adresses de mon propre cru. J’ajouterai encore que les flèches de Marc Tilman ne sont pas toutes destinées aux religions et à leurs apôtres, il a d’autres cibles dans le monde laïc, notamment une dont j’ignore tout sauf la fonction, à qui il décoche une flèche en forme de sandwich beurre cornichon : « Jan Jambon a lu tout Francis Bacon », trop bons l’aphorisme et le sandwich ! Et comme dit notre auteur, comme « Le ver déprimé : « On n’est pas encore sorti de l’aubergine ». ».
Voilà un joli recueil d’aphorismes plein de finesse et d’espièglerie et si l’auteur dit vouloir blasphémer, il le fait toujours sans aucune grossièreté, seulement avec intelligence et malice. Et pour conclure, nous lui laisserons ce serment digne d’un encyclopédiste du XVIII° siècle : « Je pense que je penserai toujours.
Je crois que je ne croirai jamais. »
Le livre sur le site du Cactus Inébranlable