par Denis BILLAMBOZ
Les chroniqueurs vantent souvent le talent des créateurs, quand ils ne le mettent pas en doute, mais, eux, ils sont rarement sous les feux de la rampe. J’ai eu la chance de lire dans les dernières semaines deux recueils de chroniques: un de Jackie Berroyer qui présente des chroniques qu’il a publiées dans une revue musicale et un autre de Christophe Bier qui regroupe des textes qu’il a diffusés sur les ondes dans une chronique régulière évoquant ce qui aurait, selon certains, « mauvais goût ».
PARLONS PEU, PARLONS DE MOI
Jackie BERROYER
Le Dilettante
Tout le monde connait Jackie Berroyer, le ludion qui surgit partout où personne ne l’attend, à la télé, au cinéma, au théâtre, au music hall, dans les fonctions les plus diverses : auteur, acteur, présentateur, musicien, comique, chroniqueur… il a tout fait, ou presque, dans le monde du spectacle, il raconte tout ça dans ce livre qui est un recueil des chroniques qu’il a régulièrement publiées dans un journal suisse. « C’est une sorte de journal vaguement nettoyé, augmenté, commenté, provenant de chroniques musicales parues dans l’excellente revue suisse Vibrations. »
Dans une de ces chroniques, Jackie Berroyer se présente : « Je suis né le 24 mai 1946 à Reims dans la Marne et comme tous les enfants noirs de la région, j’ai commencé à entendre de la musique dans les églises baptistes avec ma mère. » Et c’est comme ça qu’il est devenu fou de musique au point d’en parler pendant de longues années dans la célèbre revue Vibrations. « La musique parle d‘elle-même. Néanmoins, on ne peut s’empêcher d’en parler. La vérité c’est qu’il n’y a pas à dire qu’il n’y a rien à en dire, mais qu’on peut tout de même le dire si ça nous chante ». Voilà la musique parle d’elle-même et c’est pour ça que Berroyer parle beaucoup de lui. Ce recueil comporte de nombreuses chroniques qu’il a toutes commentées, complétées ou encore actualisées. C’est une véritable bible de l’actualité musicale des dernières décennies. Il est difficile de donner les dates de publication, l’auteur ne les communique pas, on sait cependant que le franc existait encore quand certaines chroniques ont été publiées.
Berroyer c’est le Pic de la Mirandole du vinyle, de la cassette et du CD réunis, en musique, il connait tout de Debussy à Charlie Parker, ces deux idoles récurrentes, et même beaucoup de choses qui ont existé avant Debussy et presque toutes celles apparues depuis Bird. Sans flagornerie ni fausse modestie, il comprend que les autres ne partagent pas ses goûts parce qu’ils n’ont pas ses connaissances. « Ce n’est pas qu’ils aient bon ou mauvais goût, ils ne savent pas, c’est tout. C’est moi qui en sais un peu trop en ce domaine, qui suis en quelque sorte aristocrate. » Il connaît tous les enregistrements officiels, officieux, piratés, bricolés…, il connaît tous les éditeurs, tous les collectionneurs, tous ceux qui ont participé à l’enregistrement, musiciens, choristes, arrangeurs, techniciens,…
Ce livre, pour moi qui suis de la même génération que Jackie, c’est un vrai bain de jouvence, un retour aux sources des goûts musicaux que j’ai encore aujourd’hui, une litanie de musiciens et de chanteurs que je voudrais écouter maintenant même si c‘est impossible, ils sont bien trop nombreux. Mais ce livre est aussi et peut-être surtout un texte sur la vie de Jackie Berroyer comme le précise si explicitement le titre. Peu à peu, il a entraîné ses lecteurs dans son monde, il partage avec eux ses angoisses, ses histoires d’amour enflammées mais toujours plutôt brèves, ses problèmes d’argent récurrents, c’est un très mauvais gestionnaire, l’argent en l’intéresse pas, c’est un artiste, un esthète, un libertaire et tout ça ne se vend pas.
Mais Berroyer n’est pas qu’un dingue de musique c’est aussi un fin lettré, il a écrit beaucoup de choses pour le théâtre, le cinéma, la chanson, la presse et les librairies. C’est plus un homme de philosophie que de littérature pure même s’il lit énormément, si sa culture est immense, ses raisonnements tournent plus autour des questions philosophiques qu’autour des questions purement littéraires. Il avoue sa maladie avec pudeur, sans se répandre. « Si à l’heure où vous me lisez le projet n’est pas sur les rails, c’est que j’aurai flanché… », il nous dit aussi qu’il a atteint un stade de rémission car certaines maladies n’autorisent que rarement l’usage du mot guérison. Tout ça juste pour dire qu’il a partagé avec ces lecteurs certaines questions très profondes : « Est-ce que Dieu existe ? Est-ce que c’était mieux avant ? Où va l’homme après la fin de l’homme ? »
Ce livre est finalement un vrai voyage dans la société artistique et culturelle de la fin du XX° siècle et du début du XXI° siècle avec un érudit, curieux de tout, passionné, peu engagé, nullement décalé comme on pourrait le croire en regardant ses émissions télévisées, un homme très équilibré, très stable, un homme libre qui ne fait aucun concession à la facilité, la gloire et la fortune. « Et nous serons d’accord pour dire qu’ « ils » sont bien pénibles tous ces gens qui parlent d’eux dans leurs livres au lieu de parler de moi. » Moi le premier !
Le livre sur le site du Dilettante
OBSESSIONS
Christophe BIER
Le Dilettante
En septembre 2017, « l’émission radiophonique Mauvais genre de France Culture aura vingt ans », Christophe Bier y est entré en 2001 et il y tient une chronique régulière au moins depuis le 6 septembre 2003, date de la première chronique qu’il a choisi de publier dans ce recueil qui en comporte centre-trente-deux, la dernière présentée étant datée du 11 juin 2016. L’auteur classe ces chroniques par ordre chronologique de diffusion, ou de supposée diffusion car il dit n’être par certain que toutes aient bien été diffusées, mais elles ont toutes bien été enregistrées. La formule de cette chronique s’est imposée quand le plus petit acteur, par la taille du cinéma français, le plus célèbre petit homme du monde du spectacle, Pieral est décédé. « La formule nous est tombé dessus quand Piéral est décédé le 12 août 2003. Sa nécrologie s’imposait ».
Il est impossible de définir le « mauvais genre », le débat a hanté l’émission depuis son origine, il y tellement de façon de voir le mauvais genre que c’est peut-être le regard porté sur les événements, les personnes, les films, les livres, les dessins, etc… qui leur donne ce qui est ici dénommé « mauvais genre ». Donc les chroniques de Christophe Bier abordent de très nombreux domaines qui paraissent évidents pour certains mais beaucoup moins pour d’autres. Il diffuse de nombreux hommages à l’occasion du décès de certaines personnes totalement oubliées qui ont joué un rôle important ou, qui au contraire ont totalement sombré, dans un genre non reconnu par le gente bien pensant : films et bandes dessinées érotiques, pornographiques, fantastiques, d’horreur… mais aussi tout ce qui concerne la série B ou Z, les péplums, les westerns à deux sous etc… L’auteur profite aussi de la sortie d’une anthologie, d’une intégrale, d’une réédition de livres sulfureux, du roman à la BD en passant par les fanzines et tout ce qui se lisait en cachette et circulait sous le manteau.
Tout peut faire l’objet d’une chronique : stars du porno, producteurs ou réalisateurs de films d’horreur, de sexe, fantastique, acteurs spécialisés dans des rôles dérangeants, êtres difformes, dessinateurs de BD ou fanzines pour adultes, films, cassettes, DVD, magazines, livres, photos, personnages de cirque, spectacles, photographies, objets érotiques notamment les vêtements et certains accessoires spécialisés, tout ce qui fait l’objet d’une censure, d’un interdit quelconque ou d’un émoi chez les âmes bien pensantes. Dans cet inventaire à la Prévert du mauvais goût, de l’horreur, du fantastique, de la médiocrité, de l’insuffisance,…, on trouve beaucoup de choses diverses, des choses très médiocres, des choses choquantes, des choses abominables, des choses minables, j’en passe et des meilleurs mais aussi de véritables pépites, des acteurs qui n’ont pas rencontré les rôles qu’ils méritaient, des auteurs, des créateurs, des réalisateurs, des artistes qui n’ont pas eu les moyens de montrer leur immense talent.
J’ai retrouvé dans cet inventaire bien des choses qui ont occupé certaines de mes heures perdues, d’autres auxquelles j’aurais bien consacré d’autres heures et d’autres enfin auxquelles je ne suis pas fâché d’avoir échappé. Dans tous les cas, ce catalogue a un côté très rassurant, il montre que la transgression est toujours possible et que ceux qui en usent sont souvent ceux qui ouvrent des portes pour ceux qui deviennent célèbres après eux. La médiocrité est de ce monde, elle permet de mieux apprécier l’excellence, la vulgarité est bien souvent plus l’apanage de celui qui regarde que de celui qui réalise. Et, pour conclure, pourquoi ne pas suivre l’auteur quand il déclare à propos des œuvres d’André Guerder : «… c’est avec émotion que je contemple désormais mes rayonnages d’insanités : toujours plus laid, toujours plus beau ».