Le petit jardinier avait trois fleurs qu’il maria à une abeille polygame.
Avec le miel, il attira l’ourson dont il était amoureux.
BLOG-NOTES LITTÉRAIRE d'ÉRIC ALLARD : Chroniques de livres – Formes brèves – Infos parodiques – Poésie & Chanson…
Le petit jardinier avait trois fleurs qu’il maria à une abeille polygame.
Avec le miel, il attira l’ourson dont il était amoureux.
par Nathalie DELHAYE
Les larmes d’un homme
Un homme à la petite quarantaine, marié et père de deux garçons, se trouve seul en ce début d’été 2014. Sa femme et ses enfants viennent de partir en train pour leur destination de vacances, il doit attendre une semaine pour les rejoindre. De quoi rompre la routine de sa vie bien rangée, il se sent toutefois très seul et erre comme une âme en peine chez lui, ne trouvant plus les moyens d’avancer. La vie reprend son cours et un soir, ne sachant que faire, il entre au cinéma. Le film ? Il n’en a aucune idée. Il voit une affiche mystérieuse, style science-fiction, et le visage d’une actrice américaine sexy, sur une affiche. Il prend son billet, entre dans la salle, et attend la projection. L’histoire ? Une extraterrestre qui séduit des hommes et prend possession d’eux pour survivre. Ce film ne lui plaît pas plus que cela, il regarde sans voir, jusqu’à cette image, l’image d’un tout jeune garçon, encore bébé, qui ne sait pas marcher, assis au bord de la mer. Devant ses yeux, ses parents et son chien. Tour à tour, chacun d’eux va plonger, puis ne jamais revenir. Et le garçonnet, impuissant, se retrouve bientôt abandonné, pleure, puis hurle…
Cet enfant émeut notre homme, il sent sa gorge se nouer, les larmes couler sur ses joues, s’étonne de tant d’émotion face à cette scène pourtant irréelle, il se sent pour un temps dans le corps de cet enfant, et s’interroge sur ce bouleversement insolite.
3 septembre 2015. L’image d’un enfant étendu sur une plage, inerte, victime de la mer et de l’indifférence du monde, a fait le tour de la planète. Une sacrée claque pour chacun(e) d’entre nous, l’indignation a envahi les médias, la toile, les grands de ce monde ont réagi sur Twitter… et puis…
Et puis de nouveau notre homme, encore fragilisé par le film vu l’été de l’année précédente, va replonger dans une profonde tristesse. Le pourquoi, le comment, le poursuivent à nouveau.
Pierre Demarty
Pierre Demarty, dans ce livre, entre dans le coeur et l’âme de cet homme. Un homme qui ne pleure jamais, qui vit sa vie tranquillement, sans heurt et sans grandes émotions. Heureux d’avoir fondé une famille, il protège les siens affectueusement, mais sans démonstration. La naissance de ses deux fils l’ont comblé de bonheur, mais c’est dans l’ordre des choses. Alors, quand il se trouve face à ces deux images, il est chamboulé par des sentiments presque inconnus, honteux de voir jaillir les larmes et le trouble. Peu bavard, son silence soudain n’étonne personne.
Lui seul sait, sent, même si à peine, cet été-là, combien ce silence en lui s’est infléchi. Ce n’est plus le même, plus exactement comme avant. Rien ne le trahit pourtant. Ce n’est presque rien, une imperceptible déclinaison. Comme une goutte d’encre diluée dans de l’eau claire, y ajoutant un rien de couleur, d’ombre, un rien d’âcreté que nul à moins d’y goûter ne saurait déceler.
Très touchante, cette histoire est particulière par son approche. Le titre, plutôt évocateur, nous trompe sur le contenu du livre. On ne s’attend pas à ce dénouement, à ce voyage au plus profond d’un être que rien n’avait amené à se livrer autant. Prenant, émouvant, étrange, ce lâcher-prise en dit long sur les convenances, l’ordre établi et le refoulement des émotions chez la gent masculine.
Tout ceci est servi par une écriture empreinte de poésie, de pureté et d’émotion. Les descriptions sont autant de petits plus apportés aux lecteurs, afin qu’ils puissent visualiser les scènes sans trop d’interprétation personnelle.
L’été, alors que l’enseignant moyen potasse ses cours de rentrée au soleil sous la tonnelle ou se prend en selfie escaladant un pic alpin, ce prof l’a passé à suivre des cours de comédie, de danse et de décathlon.
Il faut dire que le rapport d’inspection de juin était accablant : Mauvais jeu de jambes et utilisation médiocre de l’espace scénique devant le tableau numérique, diction imparfaite, souffle court, expression faciale faible : l’enseignant ne croit pas en la matière qu’il enseigne et ne réussit pas à capter son public.
Dès lors, notre professeur mal noté a profité du congé pour retravailler ses textes, il a perfectionné son jeu de jambes, tenté l’entrechat, réussi le grand écart, forci son souffle et a même donné, à titre de répétition générale, son cours dans un festival de stand-up de sa région, devant un public conquis.
La vidéo du spectacle a fait un tabac sur Youtube et le secrétariat de son école doit aujourd’hui, pour satisfaire toutes les demandes, refuser des inscriptions malgré l’ouverture de cinq modules du même cours.
L’inspecteur a déjà réservé sa place dans la loge VIP que le directeur de l’établissement a fait spécialement aménager pour qu’il assiste dans les meilleures conditions au premier cours de son enseignant vedette.
ASTATROMPF déteint sur moi. C’est indéniable.
Plusieurs de mes amis me l’ont dit : Tu te mets à parler, à penser, à agir comme lui ! J’adopterais, selon eux, jusqu’à son ton de voix, sa manière de parler, les façons de se comporter, ses tics d’écriture, ses manières de faire l’amour et de se masturber.
Y compris, de manière anecdotique, j’en conviens, mais tellement parlante, cette façon que j’ai de me situer politiquement au point de fuite de toutes les tendances, fragile point d’équilibre gardé par une pléthore de gardes-chiourmes zélés, à la frontière de l’extrême gauche et de la droite radicale, sans toutefois jamais franchir la ligne rouge, celle d’un totalitarisme affirmé. Mais me surprenant parfois, quand je suis hors de moi, donc de lui, à traiter de nazillon le centriste modéré sans parler du type qui s’affirme à droite, qui s’affiche un poil libertaire… À faire alors mauvais usage des mots et des idées. À parler et à penser injustement.
COMME ASTATROMPF, le sens des mots m’échappe parfois et je me sens gauche, terriblement gauche. D’ailleurs, COMME ASTATROMPF, j’écris de la main gauche. COMME ASTATROMPF, je me lève du pied gauche. COMME ASTATROMPF j’ai la mèche à gauche. COMME ASTATROMPF, je porte et supporte à gauche. Comme ASTATROMPF, je suis pacifiste, immodérément. COMME ASTATROMPF, je suis panthéiste, absolument. COMME ASTATROMPF, je suis vegan, sans miel de Manuka ni oeufs d’esturgeon. COMME ASTATROMPF j’évite de me transformer en déchet, je me préserve pour la planète, je ralentis ma décomposition mentale et physique. COMME ASTATROMPF, je suis pure puissance, pur désir d’ignorance. COMME ASTATROMPF je suis altruiste, démesurément. Antispéciste, minéralement. COMME ASTATROMPF, j’affiche un grand, un inconsidéré amour de l’humanité et du taureau. COMME ASTATROMPF, j’embrasse le monde entier sur la bouche et le monde entier me prend dans ses bras et entre ses jambes. COMME ASTATROMPF, je suis pour une redistribution totale des richesses et des pauvretés. COMME ASTATROMPF, j’ai un sens munificent du partage, de la générosité et du bon usage des vertus théologales. COMME ASTATROMPF, je crois en une communauté des êtres et des marchandises régie par le bien, le beau et le grand. COMME ASTATROMPF, je ne supporte pas les Modérés, les Aristotéliciens-apôtres-du -juste-milieu, les Empêcheurs de faire le bien comme de penser en rond, les Philosophes, pour tout dire, les Analystes de tout poil, Les Coupeurs de cheveux en quatre, les Scientifiques et leurs formules, les Sceptiques et les Cyniques, les Héraclitéens et les Parmenidiens, Les Relativistes et les affreux Individualistes qui attentent à ma vision de l’universel. De l’arène pour tous. Du cirque mondial…
Je crache sur eux, je les conspue, je les honnis aussi fort que je peux, ma réserve de mépris est abyssale, et, comme ASTATROMPF, j’ai un souffle phénoménal. J’ai des crachats en cascade et une salive monstrueuse quand il s’agit de les conchier, de les inonder de mon auguste et gluant dégoût.
Comme il l’exerce sur dix pour cent (au moins) de la population mondiale, ASTATROMPF exerce une influence considérable sur ma personne. Et tous les jours qu’ASTATROMPF fait, j’en tire un grand réconfort, je lui suis redevable de ce bonheur sans égal. Je le sais à l’écoute du plus faible, du plus humble de ses supporters. Je sais qu’il ressent profondément et humidement mon amour pour lui.
À force de l’entendre, de le lire, de calquer mes prises de position sur les siennes, de le parodier, de le plagier même, de conformer mes prises de parole à ses discours, ASTATROMPF a déteint sur moi. Oui, il m’a taché et je bénis chaque jour le saint chrême de ses souillures. Certains vont jusqu’à penser que je suis ASTATROMPF, jusqu’à me faire accroire que je suis pleinement lui, que je parle par sa voix, que je m’exprime par ses écrits, que, lorsque je me touche, c’est lui que je touche, que lorsque je me branle, c’est lui que je branle, que j’embrasse avec sa bouche, que je baise avec son sexe, que je dégaze dans ses pets, que je marche dans ses pas.
Il me reste un pour cent de libre arbitre, estiment mes amis, ceux-là qui, péniblement, contre vents et marées, contre des pressions innombrables et de tous ordres, ont résisté à lui ressembler et ont encore (mais pour combien de temps?) l’audace de me confier ces terribles vérités. Mais je les plains, ils ne sont pas heureux, ils ne connaissent pas ma félicité. À résister de la sorte, ils se font mal, trop de mal, ils combattent l’inclination de leur pente naturelle à aimer ASTATROMPF au-delà de tout, à vivre selon ses principes, ses préceptes, vrais et louables.
Mais cette proportion, à supposer qu’elle soit exacte, sera-t-elle suffisante pour inverser la tendance, reprendre possession de mon quant-à-soi ?
(Mais je me méfie, je le répète, des penseurs et des philosophes, des analystes et des aliénistes, des scientifiques et de leurs statistiques, des journalistes et de leur façon de tout remettre en cause; ne veulent-ils pas tous autant qu’ils sont me détourner de mon attachement à ASTATROMPF et des vérités qu’il prodigue?)
Et en ai-je vraiment envie, en ai-je seulement besoin, et cela me sera-t-il bénéfique?
Et quand bien même le voudrai-je, me laissera-t-on reprendre possession de mes facultés propres ?
Les gardiens du temple, avides de prendre la succession d’ASTATROMPF ou d’être adoubés par lui de son vivant, l’autoriseront-ils ?
ASTATROMPF occupe une telle place dans la pensée mondiale, sur le petit peuple des faiseurs d’opinions, de ses adorateurs qui se suivent et se retweetent comme une meute de chiens de berger !
Puis, enfin, ai-je envie de ressembler, comme l’autre partie de la population mondiale, à TROMPFATSA qui n’aime personne, qui détruit la planète, guerroie et festoie comme un peuple entier de rabelaisiens ? Comme TROMPFATSA qui ne pense qu’à lui, qui est immensément riche et immensément gras et immensément grand et puissant, au-delà de toute imagination?
À tel point que certains laissent entendre qu’ASTATROMPF ne serait qu’un de ses nombreux avatars. Mais on profère et relaie tellement de choses folles et invérifiables par les scientifiques et les philosophes. Il y a tellement de faux intellectuels, d’écrivains et d’artistes minables et minuscules qui s’envient les uns les autres à défaut de faire œuvre utile, neuve, originale et sincère, et qui, pour complaire à ASTATROMPF d’un côté, à TROMPFATSA de l’autre, quand ce ne sont pas les mêmes, si prompts à colporter de fausses rumeurs, à lancer des anathèmes, à discréditer sans savoir…. qu’on ne se sait plus qui et quoi croire, à qui confier ses vœux et ses attentes, ses prières et ses souhaits d’un monde nouveau, d’un monde meilleur, d’un monde parfait, d’un monde régi absolument par ASTATROMPF. Ou TROMPFATSA.
par Denis BILLAMBOZ
Dans cette chronique, j’ai réuni deux textes présentant des histoires d’amour extraordinaires, des histoires d’amour sans issue possible, des destinées construites dans le malheur : un yéménite laïc qui retrouve son amour d’enfance devenue une intégriste sanguinaire, une bonne anglaise sans aucune famille qui perd son amour et découvre le talent qu’elle ne soupçonnait pas. Deux beaux romans.
LA FILLE DE SOUSLOV
Habib ABDULRAB SARORI (1956 – ….)
Traduit en 2017, ce roman a été écrit en 2014 juste quand a commencé la guerre de Saada, une confrontation entre des rebelles zaïdistes et le gouvernement yéménite. Les insurgés, les Houthistes, se plaignent d’avoir été marginalisés par le gouvernement tant sur le plan politique, qu’économique et religieux. Ce conflit n’est pas éteint, le Nord et le Sud du pays se déchirent toujours aussi violemment, ce roman permet de mieux comprendre son origine et ses divers développements.
Avant de poursuivre, en 1970, ses études à Paris où il pense assister à la fin du capitalisme, Amran, le héros et certainement un peu l’auteur de ce roman, a participé aux émeutes marxistes qui ont agité le Yémen après l’indépendance du pays en 1967. Sarori raconte à travers les aventures amoureuses d’Amran les différents épisodes de l’histoire qui ont affecté le Yémen depuis son indépendance. Quand il était môme Amran rencontrait, dans une boutique d’Aden, une jeune et magnifique jeune fille, ils ne se parlaient jamais mais elle le regardait avec une intensité magnétique. Cette beauté était la fille du responsable de l’idéologie du parti, celui que tous appelaient Souslov car il avait suivi, à Moscou, l’enseignement du célèbre théoricien marxiste. Ainsi sa fille était devenue la Fille de Souslov.
Habib Abdulrab Sarori
A Paris, Amran rencontre sa future épouse, Najat, dont il est follement amoureux jusqu’à qu’elle soit foudroyée lors des attentats du métro Saint Michel commandités par des mouvements islamistes extrémistes. Amran est revenu régulièrement au Yémen et, lors de l’un de ces voyages, après le décès de son épouse, il rencontre chez sa sœur, à Sanaa, une femme au regard magnétique qu’il pense reconnaître, elle se dévoile pour qu’il l’identifie avec certitude. C’est bien elle, la Fille de Souslov, elle a changé de nom et surtout de conviction, elle est devenue l’un des cadres importants et virulents du pouvoir religieux. La différence de conviction, lui toujours un peu socialiste et surtout grand défenseur de la laïcité, elle franchement religieuse et sans aucun scrupule pour faire triompher sa cause, ne les empêche pas de renouer leur amour en lui donnant une vraie consistance sexuelle, elle devient sa maîtresse, il la partage avec un vieil imam fort influent dans les mouvements islamiques.
Ce couple magnifique mais fort improbable symbolise le Yémen coupé en deux : le Nord religieux et traditionaliste et le Sud moderne, ouvert sur le monde et plutôt marxiste. Une belle allégorie que Sarori développe pour expliquer ce qui sépare ces deux régions qui ne se rencontreront jamais, qui n’ont pas plus d’avenir que ces deux amoureux que tout éloigne sauf l’amour. Abyssale, comme Amran appelle son amante, explique sans état d’âme et avec conviction : « Nous sommes dans une guerre éternelle contre les impies. C’est une guerre, et non un caprice, mon chéri. Ils nous tuent comme ils peuvent et nous les tuons comme nous pouvons. »
Tout espoir est définitivement perdu au grand dam de l’auteur qui croyait tellement à la révolution, au modernisme, à la liberté, à l’égalité, à la laïcité… Les potentats s’opposent, se détruisent, se vengent, se prennent tour à tour le pouvoir et écrasent chacun à son tour leurs pauvres sujets. « Le seul perdant serait le petit oiseau, le rêve de révolution yéménite, envolé trop tôt ».
Le livre sur le site d’ACTES SUD
LE DIMANCHE DES MÈRES
Graham SWIFT (1949 – ….)
En Angleterre, le jour des mères, les maîtres donnent congé à leurs employés de maison pour qu’ils puissent visiter leurs parents. Ce 30 mars 1924, les Niven, les Sherigham et les Hobday respectent la tradition et laissent leurs domestiques, surtout des femmes car les hommes ont souvent disparu lors de la terrible guerre sur le continent, aller visiter leur famille. Mais, Jay n’a pas de famille, alors elle attend un coup de fil de son amant qui arrive bientôt, il l’invite dans la maison familiale qui sera vide car les trois familles ci-dessus ont décidé de faire un pique-nique en l’honneur du futur mariage de la fille Hobday avec Paul Sherigham l’amant de Jay, la petite bonne des Niven.
Le décor est planté : les maîtres piquent-niquent, les domestiques sont dans leur famille respective, les futurs mariés se sont donné rendez-vous dans une auberge. La tragédie peut se nouer, le futur époux s’attarde auprès de sa maîtresse pour un dernier rendez-vous. Il lui laisse la demeure, se fait beau et quitte la maison au volant de sa voiture fonçant vers son destin.
Bien longtemps après, elle a alors 98 ans, Jay répond aux questions des auditeurs de l’une de ses lectures, elle leur dit qu’elle a décidé de devenir écrivaine après cette tragédie mais elle ne raconte pas les amours ancillaires qu’elle a vécues avec le beau Paul, ça, personne ne l’a jamais su. Elle évoque surtout Conrad qu’elle admire, les mots qui sans cesse lui jouent des tours, qu’elle n’arrive pas à maîtriser, « … elle était obsédée par le caractère changeant des mots. Un mot n’était pas une chose, loin de là. Une chose n’était pas un mot. Cependant, d’une certaine façon, les deux – choses – devenaient inséparables. »
Graham Swift
Qu’aurait été sa vie sans cette tragédie ? Que serait-elle devenue, elle, la petite orpheline placée dès son plus jeune âge ? Heureusement, elle savait lire et Mr Niven lui avait ouvert les portes de sa bibliothèque, elle avait pu ainsi confondre sa vie misérable avec les histoires qu’elle pouvait lire. « C’était la grande leçon de la vie, que faits et fiction ne cessaient de se confondre, d’être interchangeables ».
Le malheur avait sorti cette pauvre soubrette de sa médiocre condition pour en faire une auteure connue et reconnue mais aussi une femme lucide qui avait bien compris que la vie n’était que hasard et qu’elle pouvait basculer d’un côté ou de l’autre au moindre souffle du vent. Le succès ne lui avait pas fait tourner la tête qu’elle avait gardée bien froide malgré son grand âge. Elle aimait répéter à l’adresse des auteurs comme des lecteurs : « Eh bien vous devez comprendre que les mots ne sont que des mots, un peu de vent, c’est tout… »
Tableaux vivants
Dans Virgin road, une narratrice prénommée Fanny se déplace de ville en ville dans l’Amérique profonde. Elle soupçonne d’être suivie ou l’est réellement, on ne le sait pas bien tout au long du récit qu’elle fait de son périple où se mêlent tout à la fois description des lieux traversés et méditations fantasmatiques sur les scènes qu’elle va jouer. Une fois sur son lieu de résidence, souvent des motels, en périphérie des villes, elle ne sort que secrètement, masquée ou méconnaissable, pour se réfugier dans une salle de cinéma qui diffuse de vieux films ou acheter quelques produits de pure nécessité…
En soirée, elle participe à des spectacles vivants, publics ou privés, qui lui font rejouer des tableaux américains (Bellow, Currin, Goeffroy, Hopper, Salle…) des scénes de crime, souvent dans le plus simple appareil. Soft ou bien hard, elle est donc souvent nue, offerte aux regards de spectateurs souvent plus concupiscents qu’animés de considérations esthétiques. Là, elle réussit à s’extraire du présent et à pénétrer en elle, revisitant des épisodes de sa vie réelle ou imaginaire. Quand elle reprend c’est esprits, c’est pour voir en chacun des spectateurs un possible meurtrier. Son angoisse augmente au fil de son déplacement mais elle s’est promis d’aller au bout de sa tournée, d’honorer toutes les dates de son agenda…
C’est narré dans une prose fluide mais tendue, qui détaille plus les états d’âme de l’héroïne que ce qu’elle observe et finit par ne plus voir. Elle se déplace en somnambule automate, en vengeresse de plus en plus décidée…
Flannery Hill a écrit trois courts romans qui scannent l’Amérique des grands espaces à la façon d’un Sam Shepard mâtiné de Stephen King, lit-on en quatrième de couverture. Ce roman-ci est le premier traduit en français, par les soins de Nancy McEwan.
Editions Stock, collection La cosmopolite, 168 pages, 18 €
Le tapir est le plus gros de tous les quadrupèdes de l’Amérique méridionale, et il y en a qui pèsent jusqu’à cinq cents livres ; or ce poids est dix fois moindre que celui d’un éléphant de taille ordinaire.
Buffon
1.
Maison du poème
D’un poème faire une maison
Où les mots seraient des pierres
Et la césure, le ciment
Bâtir sur des murs d’images
Une espèce de roman
À sensations
Mettre le feu au papier des fondations
Ouvrir la fenêtre sur le foyer dévorant
Lire jusqu’à ce que flammes expirent
D’urgence sortir
Par la cheminée
L’enfance du feu
2.
Vue vive
J’appuie où le vent
Soulève des montagnes
Dans la plaine, des yeux
Remontent le courant de l’étoile
Jusqu’à s’assourcer
Au regard océan
Sans la vue de la vie aux origines
Que seraient nos accouplements ?
3.
La mousse du passé
De la mousse du passé
Sortent les poissons du songe
Ils vont deux par deux
En contemplant les rives
Sans jamais arrêter la beauté
Ni attenter au courant
Les lieux tombent où ils plongent
Où ils vont pour se désaltérer
Dans le levain des livres
Dans l’air lisible du matin
Dans la poussière du couchant
On les voit descendre vers la mer
Pour rejoindre l’embouchure
Source du poème présent
4.
La pierre du souvenir
La pierre du souvenir
Coince la porte
Ton corps nu
Déforme la nuit
J’avance à tâtons
En me servant de ta voix
Nul n’éclaire
L’entrée du songe
Comme ta peau
5.
Le conseil d’administration
La terre en chemin
Bannit l’espace
L’aigle fond
Au soleil de midi
Le rouge au blanc succède
Au fronton du spectre
Quatre à quatre un fantôme
Descend l’escalier du jour
Je réunis sur le champ
Le conseil d’administration de mes forces
Pour appeler à la guerre
Contre le temps
6.
L’instant
Pendu
À la potence du temps
J’attends
Que l’instant
Me décroche
7.
Si tu rêves
Si tu rêves
C’est que ton sexe est au repos
Que la nuit est forêt
Corps de feuilles et de branches
Ayant pris racine dans la terre du temps
Pour modeler la nuit à son image
Si tu rêves
C’est que la seiche crie famine
Que l’ennui disperse les cris des fourmis
Corps de femme et de sarments
Ayant pris la forme d’un enfant
Pour modeler la chair à son image
Jusqu’au matin tu as besoin
Du corps de garde du rêve
Jusqu’à ce que la nuit t’achève
8.
Grand froid
Mer de glace
Dans mon verre
De lait
L’oiseau tombé
Du gel
Cristallise ma soif
Je brise l’envol
Avec les dents
Avant de fondre
Dans le blanc
9.
Les astres à la figure
Toute la nuit
Je te jette les astres
À la figure
Des coupons d’étoile
Altèrent
Tes cordes vocales
Avec les éclats
Tu fabriques des colliers
Des cantates
Avec le silence
Des notes sculptées
Dans le cristal
Avec l’écho
Du son taillé
Pour les pierres
Au matin
Le soleil cassé
Recueille les bris de voix
Je débarrasse
La table d’écoute
Des miettes de son
10.
Le tapir et le boa
Le tapir et le boa
Marient leurs ombres
Sur la coquille du jour
La main cachée de la sirène
Appelle le corps de la mer
À multiplier les marées
Un sommeil gonflé de songes
Nourrit la source
D’un ruisseau fantôme
Près d’une nuit au cou
Aussi long qu’un silence
Un feu de rapine se consume
Sur les ruines du soleil levant
Les couleurs fatiguées du peintre
Relèvent le blanc d’une robe
Entre les lignes du secret
On devine la forme du coeur
Qui ferme l’aorte
Avant qu’un nouveau son
Appelle au démembrement de l’air
Sur l’échelle des turbulences
Avant qu’un nouveau pas
N’ébranle l’espace séparant
Le prédateur de sa proie
par Philippe LEUCKX
La nuit secrète des atmosphères tendues ou tendres chez Pessan. Dans ces destins croisés au cœur de « La nuit du second tour », les rues, les humeurs de la ville (jamais nommée), les tensions nées d’un résultat (jamais dévoilé avec force détails), les rencontres insolites (vagabonds, SDF, errants) donnent force au tableau d’une société en déglingue, qui génère peurs, doutes, ceux d’une violence ordinaire, ceux aussi de la perte d’emplois et de valeurs.
Dans une écriture qui joue du contrepoint et d’infimes articulations verbales, Pessan unit les « vagues » assourdissantes de la mer (où Mina « se mine » les sangs) et des rumeurs d’une ville « en ébullition » (dans laquelle David tente de trouver sa voie).
Un second tour, deux personnages principaux dont la vie en contrepoint éclaire cet univers sans nom, où même les indications de temps et de lieux pourraient nous être de quelque recours.
Pessan aime ces êtres déboussolés, à l’heure où il faut sonner quelques bilans : des élections qui ont mal tourné, offert la voie à ce qu’on ne voulait jamais connaître; une vie amoureuse qui s’est délitée et dont on regrette les tendres souvenirs, les sensuelles caresses au corps; cet unanimisme qui traverse la société au moment même où tout se déglingue, comme si toucher, parler, s’inventer une autre vie devenaient de vrais motifs d’agir et de penser…
Éric Pessan
David et Mina, universelles figures de ce que l’être en déperdition peut vivre, et oser. Puisque, tout de même, au bout du rouleau, il y a autre chose à vivre, quelque espoir sans doute…
Certes, David aura erré, perdu sa voiture, vu la violence à ses basques, traîné sa mélancolie et son désintéressement, vécu une affreuse nuit de cauchemar entre véhicules incendiés (comme hier à Sarcelles, à Villiers-le-Bel…), courses folles et déshérence…
Mina, que mène en bateau la vie de mer, aura elle aussi cauchemardé, ressassé, désappris et appris…
Le monde de Pessan n’est ni dichotomique ni fleur bleue ni à message variable ni didactique : son roman ressemble étrangement à la vie ordinaire, avec ses aléas, ses maigres embellies.
Un 33e livre pour cet auteur doué, né en 1970, et que les lecteurs devraient suivre avec ferveur.
Lisez Eric Pessan!
(Albin Michel, 2017, 176p., 16€)
par Denis BILLAMBOZ
J’ai longuement hésité avant de vous présenter ce texte mais, comme je n’ai pas pour habitude de pratiquer la censure sauf dans des cas où il est nécessaire de rejeter certaines lectures pour des raisons purement éthiques ou humanitaires, je vous le propose, tout en prévenant les âmes sensibles qu’il évoque un monde bien particulier qui à ses adeptes que je respecte comme tous les ceux qui adoptent des pratiques inhabituelles. Ce livre dit les choses clairement, avec passion, sans aucune vulgarité.
MARQUÉE AU FER
Eva DELAMBRE (1978 – ….)
Editions Tabou
Quand Laura rencontre Hantz, c’est le M de SM qui rencontre le S de Sadisme, elle n’est qu’une toute jeune fille, même pas majeure, qui voudrait que son maître la traite plus rudement mais il n’en a pas envie, il ne veut pas la faire souffrir. Elle a fait connaissance de la douleur quand elle n’était qu’une adolescente qui se tailladait les bras avec un couteau pour évacuer le mal être qui lui pesait lourdement sur les épaules. Elle se sent viscéralement masochiste, elle écrit : « J’ai envie d’affronter cela. Envie de connaître ces sensations, de savoir comment je parviens à les supporter. Plus encore, finalement, j’ai envie de sentir que Hantz aime me faire mal ainsi, et qu’il prend du plaisir à le faire ». Alors Karl la confie à maître Hantz qui est, lui, le S de sadisme, un vrai sadique capable d’infliger à ses soumises des traitements à la limite des tortures pratiquées dans certaines geôles. Le S et le M de SM ainsi idéalement réunis, Laura peut tester ses capacités à endurer la souffrance et sa dévotion à un maître. Hantz essaie de la conduire là où il n’a jamais conduit une soumise, à la limite de la souffrance humaine. Ainsi le maître va progressivement se sentir emporter par l’attente de sa soumise, impuissant devant sa capacité à supporter ses sévices et humiliations.
« Il avait du mal à réellement sentir ses limites d’acceptation et dans le fond, il estimait qu’elle ne méritait pas qu’il la pousse jusque-là ».
Selon son éditeur, Eva Delambre a fait la découverte du BDSM depuis quelques années et on ressent bien à la lecture de son texte qu’elle sait de quoi elle parle, qu’elle a une véritable expérience. « … lorsque mon corps ne retient que la souffrance, la véritable satisfaction n’est plus physique, mais uniquement mentale, elle est liée à ma propre résistance, à ma capacité à endurer ». Mais, on ressent bien également qu’elle n’est pas allée jusqu’aux limites qu’elle évoque dans ce roman, on devine assez vite que son imagination s’est nourrie des fantasmes qui l’habitent et qui agitent ses sens. Pour elle les pratiques masochistes sont des pratiques comme les autres et pas plus déviantes que les pratiques homosexuelles ou autres. Laura raconte son entrée en BDSM et affirme ses penchants sexuels sans aucune honte ni culpabilité. « … je replonge dans mon passé, je retourne voir la petite fille que j’étais, je lui parle. Je lui dis ce que j’aurais aimé qu’on me dise à l’époque. Je fais la paix avec moi-même… Je refuse de me sentir coupable de ce que je suis. Je refuse d’avoir à m’en excuser, d’avoir à le cacher, d’en avoir honte ».
Ce roman choquera certainement les lecteurs non avertis, moi-même je n’ai pas tout accepté, notamment l’âge de l’héroïne, certaine pratiques dignes des nazis et des comportements très tendancieux. Pour le reste, bien que n’ayant aucune connaissance en la matière, je conçois assez facilement que chacun assume ses désirs et envies sexuels même si c’est au prix d’une certaine souffrance acceptée et même recherchée. Il faut comprendre que nous n’avons pas tous les mêmes envies et désirs et que certains vont rechercher le plaisir là où nous ne pensions pas qu’il puisse se nicher.
Eva Delambre écrit avec passion des romans érotiques consacrés au BDSM, à travers les trois derniers, bien que les personnages soient différent, elle décrit le parcours qui pourrait être celui d’une jeune femme attirée par la soumission, en trois étapes qui correspondent aux titre de ces romans : L’éveil de l’Ange, les premiers émois, les premières envies, les premières expériences ; L’envol de l’Ange , la découverte de la soumission effective et des premières séances SM et enfin ce dernier ouvrage qui conduit l’héroïne au paroxysme de ce qui peut être supporté, au summum de la dévotion et du don de soi.
Une écriture douce, élégante et passionnée pour dire des choses violentes mais jamais vulgaires ni triviales, des choses qui peuvent choquer sans jamais répugner. C’est aussi une approche différente des corps, une façon différente de rencontrer des êtres avec lesquels on peut partager des pratiques différentes.
La Commission de Lutte contre les Expressions Nazes, en accord avec le ministère de la Marine (d’où est issu le concept), signale dans un communiqué de presse qu’elle vient de créer une task force, constituée des meilleurs linguistes francophones, afin d’éradiquer l’expression anglo-saxonne des nombreux supports médiatiques où elle a trouvé refuge cet été et qui s’est propagée dans le langage courant comme une onde de forme dans le mouvement New Age (pour donner une idée vague de la vitesse de propagation).
Les pleins pouvoirs, licites et illicites, seront donnés à cette task force pour parvenir à ses fins, précise le communiqué.
Toute personne ayant été à prise à employer l’expression sera contrainte d’écrire ou de répéter (au choix) task force jusqu’à ce que dégoût s’ensuive. Le dégoût devra être acté par une task force formée de médecins huissiers.
Ce message et son auteur s’autodétruiront donc au terme d’une période fixée en secret par la task force mais qui ne devrait pas excéder dix jours.