ET SI LES OTTOMANS AVAIENT TRIOMPHÉ À VIENNE EN 1529 ET SOUMIS L’EUROPE JUSQU’À AUJOURD’HUI ?

philippe-rw-c3a0-brighton-gb-nov-09-photo-gisc3a8le-wilkin.jpgpar Philippe REMY-WILKIN

 

Guerre sainte est le premier roman de Bertrand Scholtus, un compatriote qui débarque dans notre microcosme à un peu plus de cinquante ans, et qui ose, ose ! Évoquer les attentats des islamistes, le conflit Israël/Palestine, le fanatisme religieux… en renversant la perspective et en explosant la pagination !

 

 

9782875862211.jpgLe livre commence par un attentat à Bagdad… commis par des chrétiens fous de Dieu. Et nous voilà plongés dans un monde inversé où les musulmans ont colonisé le monde et exporté leurs valeurs libérales, défendent progrès, laïcité, etc. quand les chrétiens vivent le plus souvent dans la frustration et l’humiliation, en marge du grand mouvement social.

J’entre difficilement dans le livre. Ou plutôt j’y entre sans grande difficulté, car c’est écrit de manière simple, claire, fluide, raconté sans pesanteur, MAIS sans enthousiasme, voilà. Parce que l’écriture ne m’emporte pas ou la puissance centripète d’un thriller à l’anglo-saxonne. Pourtant, bientôt, mon appréhension va basculer. Pourquoi ? Comment ?

Le roman se partage entre deux fils principaux. Le premier suit Paul Lemonnier, un père de famille, Occidental d’origine mais parfaitement intégré sinon assimilé à la civilisation orientale dominante, qui assume de hautes responsabilités dans un hôtel de Dubaï. Un Paul confronté aux dérives radicales de son fils Iskander (ex-Alexandre et re-Alexandre) et qui va se battre pour dénouer l’écheveau de ses influences, remonter la source des manipulations sectaires, tenter d’éviter que le jeune homme ne tombe victime de forces de répression parfois/souvent aveugles ou ne passe à l’acte ultime. Le deuxième fil nous précipite dans la péninsule ibérique où se voit transposé le conflit Israël/Palestine, avec références obsédées des protagonistes à la Reconquista historique, avènement d’un caudillo de Castille, lutte des Occidentaux/chrétiens contre un califat de Grenade qui tend à gagner du terrain.

C’est dans l’épopée espagnole que s’opère en moi un chamboulement. J’oublie mes réticences et me retrouve de plain-pied au côté d’Esteban, un jeune homme en perte de repères, et de ses comparses, parcourant les collines et la campagne au gré de missions ahurissantes bien dessinées, réalistes. Tout est décortiqué dans ce roman parallèle. Les luttes entre factions chrétiennes rivales, la corruption et les règlements de comptes occultés par des trahisons montées de toutes pièces, chacun étant le traître d’un autre, l’enchevêtrement des haines au gré des attentats et ripostes, le cheminement complexe des esprits des uns et des autres, des quêtes (argent, pouvoir, succès auprès des femmes, pureté, salut, amélioration du sort d’un peuple, plaisir de tuer, volonté d’organiser un monde juste…) très différentes réunissant des complices aléatoires, la fuite du sens, quand il n’est plus question d’essayer de gagner mais de vivre par défaut :

« (…) On ne peut plus les battre en combat classique, Esteban, tu dois te mettre ça dans la tête. (…) – Mais alors, à quoi on sert ? – T’as de ces questions ! On sert de pions dans une partie que Guillerez (NDR : transposition d’Arafat ?) et d’autres comme lui mènent depuis près de vingt ans pour l’emporter malgré tout. On ne peut pas gagner sur le terrain, mais on s’en fout d’avoir la guerre. Qu’est-ce qu’on a jamais eu d’autre ? Alors que les Grenadais, ils peuvent pas être vaincus, mais ils rêvent de vivre en paix. (…) Ils sont invincibles mais ils ne sont pas invulnérables ! (…) »

Le récit est plus gouleyant et moins solennel qu’un « Pour qui sonne le glas ? » mais il y a un parfum d’Hemingway dans ces aventures-là.

Je marque une pause dans ma lecture. Partagé entre regret et admiration.

Regret. Les qualités du livre demandent un temps d’adaptation, l’attentat initial tentant d’être un moment fort mais n’ayant pas la percussion d’originalité du récit qui va suivre.

Admiration. Ce livre est d’une intégrité rare. Au lieu de partir en trombe et de s’essouffler, décevoir, comme 90 % des thrillers, il instille ses richesses progressivement et sans cesse plus largement, plus profondément.

 

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Bertrand Scholtus 

 

Admiration. L’auteur et l’éditeur (Ker, mené par le très dynamique Xavier Van Vaerenbergh) vont à l’encontre des règles (tacites ou inconscientes) de l’édition belge. Un premier roman et l’auteur ne se lance pas dans l’autofiction, le local, il déploie une énergie énorme à se documenter, préparer en amont, puis une autre, en aval, à écrire une épopée en près de 400 pages de notre temps et de notre monde, à s’aventurer dans les méandres périlleux de la politique, de l’histoire, du thriller, à recréer de manière naturelle l’extraordinaire complexité des phénomènes liés au terrorisme ou au conflit Israël/Palestine. Mieux que tout discours didactique sur le comment du pourquoi du chaos mondial, on évolue à hauteur d’homme et au sein de situations concrètes, on voit ces gens vivre et rêver, aimer et haïr, suivre comme des moutons ou s’interroger, louvoyer, bifurquer, justifier… jusqu’à l’innommable :

« (…) Padre, on entre au paradis avec du sang d’enfants sur les mains ? (…) – Esteban, qui peut savoir ce que désire Dieu ? Ce qui compte, c’est que les enfants qui sont morts à Almheida étaient trop jeunes pour avoir été salis par l’infidélité au Christ de leurs parents.

(…) Ils sont donc eux aussi entrés directement au paradis. (…) pour nous, chrétiens, qui croyons en la vie éternelle, la mort d’un enfant n’est pas un drame. (…) »

Admiration. Ce roman rappelle la plus grande série TL de tous les temps, The Wire, qui décrivait l’univers d’une ville américaine à travers le prisme du crime mais en donnant sa chance et une voix réelle à chacune de ses composantes, du potentat dealer au maire, des petites mains adolescentes qui repèrent/alertent aux policiers de terrain, éducateurs, etc., évacuant les étiquettes morales toutes faites ou les redistribuant. Mais, ce faisant, le récit en arrive à donner le vertige, tant il devient malaisé de répondre à certaines argumentations perverses, tant la force de conviction des uns (qui est le véritable mensonge, disait Nietzsche) s’apparente à un rouleau-compresseur qu’il paraît bien ardu d’arrêter, amenuiser, éradiquer.

En clair ? On vit avec ces terroristes chrétiens, qui sont une transposition des combattants palestiniens, et la caméra de l’auteur nous permet d’assister à la naissance des flux et reflux qui vont générer des drames. Plutôt que de parler de monstres et de se laver les mains d’un monde qui nous serait étranger, le roman vient asséner une démonstration digne d’une Hannah Arendt et de sa théorie de la « banalité du Mal ». Ce faisant, le miroir tendu, il nous contraint à l’introspection personnelle et collective, première étape avant la réaction, l’action. Qui ne peuvent avoir le tranchant net et dément des binaires Trump et Bush, Erdogan et Le Pen. Ni le laxisme de leurs apparents contraires qui constituent le verso d’une même pièce entretenant le règne de la confusion et de la terreur.

La suite ? L’enquête de Paul semble une course contre le temps pour arrêter l’inéluctable, la quête d’Esteban conjugue ascension apparente en direction du paradis et descente inconsciente aux Enfers. Les fils se tendent et convergent. Jusqu’à…

A faire lire par nos jeunes (et moins jeunes) et à discuter, en classe, en famille, entre amis ! Un livre hors normes à l’échelon belge francophone. Un thriller… citoyen.

PS On se réjouira de voir récemment éclore des romans belges francophones qui pensent et racontent large, de Jean-Pol Hecq* (les Indes, 1959, dans Tea Time à New Delhi, chez Luce Wilquin) à Alain Berenboom* (l’Asie d’aujourd’hui dans Hong-Kong Blues, chez Genèse).

 

9782875862211.jpgBertrand Scholtus

Guerre sainte

Ker éditions, roman, 2017

385 pages

 

Le livre sur le site de l’éditeur KER