LE DERNIER THRILLER, AUX EFFLUVES DE ROMAN DE MŒURS OU DE SATIRE SOCIALE, DE LA PLUS GRANDE PRO DU GENRE EN NOS TERRES

philippe-rw-c3a0-brighton-gb-nov-09-photo-gisc3a8le-wilkin.jpgpar Philippe REMY-WILKIN 

 

Je sais pas est le onzième roman/thriller de Barbara Abel, qui est un peu notre Mary Higgins-Clark nationale, sans le conformisme psychologique et la mièvrerie sociologique de la célèbre reine du polar, avec une envergure littéraire bien supérieure aussi… ou tout court. Cocorico ! 

 

 

9782714470874.JPGLe pitch ? Un groupe d’enfants de cinq ans en excursion scolaire aux alentours d’une forêt, encadrés par quelques enseignants. Du rififi entre une institutrice, Mylène, au physique ingrat, et une fillette, Emma, aux traits d’angelot, quelques menues frictions entre ces innocentes têtes blondes et… la gamine rebelle disparaît. Mais sa rivale adulte aussi, dans la foulée. On les recherche, surtout la plus jeune, négligeant un peu la plus âgée, on doit recourir aux forces de l’ordre, une battue s’organise et… On va retrouver celle que le lecteur attendait le moins. Emma. Blessée. Un foulard autour du bras. Celui de Mylène. Elles se sont donc croisées après la disparition. En pleine forêt. Mais. Ensuite ? Que s’est-il passé ? Où est l’institutrice ? « Je sais pas, répond Emma imperturbablement. »

Retour en arrière. L’importance du background. Emma allait-elle mal parce qu’elle en avait trop vu ? Avait-elle deviné que sa mère Camille avait entamé une liaison extraconjugale ? Savait-elle qu’il y avait un lien entre Etienne, l’amant de sa mère, et… l’institutrice ? Que s’est-il passé mais, surtout, que va-t-il se passer à présent ? Car, pour Mylène, diabétique privée des moyens de s’injecter sa dose d’insuline, le compteur est déclenché, et elle se trouve doublement proche de l’abîme.

Voilà un canevas stressant et palpitant. Mais le talent particulier de la romancière est ailleurs. D’un côté, Barbara Abel réussit à distiller des informations/paquets-surprises qui renouvellent et dynamisent l’appréhension du récit, surtendent ses fils. Liens inattendus entre les personnages, traits de caractère souterrains qu’un facteur déclenchant pourrait transformer en bombes à retardement. De l’autre, elle nous décrit le ballet des sentiments humains et des comportements, tout autour de cette Emma qui sait tout mais ne veut rien dire, et ce n’est guère reluisant. Que du pitoyable, du faible, du lâche, de l’hystérique. On est pris de nausée devant ces parents surprotecteurs, manipulateurs et calculateurs. Trop aimer, mal aimer, c’est pire encore que ne pas aimer, plus débilitant pour l’enfant en construction. Et la nausée déborde pour submerger cette enfant-poupée qui nous rappelle les anges blonds du Village des Damnés, le film-culte de Wolf Rilla :

« C’est difficile de dénigrer une petite fille de cinq ans (…) Dans ses rapports avec les autres enfants, Emma est particulièrement autoritaire, presque tyrannique. Elle installe constamment un rapport de force. (…) Eh bien, pour dire les choses comme elles sont, la petite Emma Verdier, n’a de beau en elle que son visage. C’est une sacrée peste, je peux vous le dire. Une vraie chipie. Et je la soupçonne même parfois d’être volontairement malveillante. »

D’où cette question existentielle qui se faufile entre les situations : la véritable humanité ne consiste-t-elle pas à échapper à la machine infernale de nos lacunes, limites, pulsions ou à la dompter pour maîtriser nos vies et leur donner du sens, une éthique, s’extraire de la gangue du premier cercle concentrique pour rallier un intérêt plus général, le respect d’autrui ?

 

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Barbara Abel

 

Barbara Abel détient un gros avantage par rapport à la plupart de nos littérateurs, elle raconte de véritables histoires, avec du suspense et des rebondissements, un cadre rigoureux, un parfum de cinéma ou de série américaine. Barbara Abel possède, tout autant, un gros avantage par rapport à de nombreux auteurs de thrillers, elle ne tente guère de la jouer littéraire, privilégiant simplicité, percussion et narration, mais elle est naturellement littéraire, son écriture est adroite et solide, compacte et dense, teintée d’envolées chirurgicales :

« Ils s’étreignent, se sentent, se goûtent, ils se pillent jusqu’au dernier râle. »

On entre aisément dans un roman de Barbara Abel, on lit agréablement et on progresse, on ne stagne jamais. On peut parfois, et c’est mon cas, avoir un moment de flottement, parce qu’elle ne multiplie pas les actions, instille plus qu’elle ne balaie, la joue trop fine pour emporter à du 1000 à l’heure. Mais la maîtrise est élevée, elle vous aura, tôt ou tard, elle vous aura. Arrivera un moment où le récit s’arrachera soudain aux rails pour esquisser un tour inattendu, saisir ou bousculer le lecteur, et, quoi qu’il en soit, l’emporter sur un toboggan.

Page-turner !

 

7ec12aa91918c9b6e577c1ae18a0a34b-1480605353.jpgBarbara Abel

Je sais pas

Editions Belfond, Paris, roman, 2017

430 Pages

Le livre sur le site de l’éditeur