TROISIÈME ÉPISODE : ALBUMS 13 à 19
ALBUM 13 : Le Voyageur du Mésozoïque (1960)

Arnaud : Cette fois, Franquin, qu’il s’agisse des mots ou des images, atteint une sorte de perfection : une stylisation absolue qu’il ne dépassera plus, sinon en tentant de s’auto-plagier. Alors, devant ce niveau-limite, le lecteur, ou le « critique », responsable, comme le dit Maurice Blanchot, d’une « lecture écrite », reste sans voix. Que dire ici, sinon que Spielberg, dans ce long-métrage somme toute moyennement réussi qui s’intitule Jurassic Park, en 1993, ne fera que démarquer cette histoire… Et, une fois atteinte la « note bleue », que reste-t-il finalement à ajouter ?
Phil : Spielberg d’après Crichton, qui reprenait Conan Doyle et son Monde perdu… que pourrait avoir lu Franquin ? Il a surtout visionné King Kong, qui lui inspire l’attaque des avions contre le (gentil) monstre. Eh bien, je ne suis pas aussi emballé par ce récit, la représentation graphique du dinosaure louvoyant vers la lecture pour tout petits.
ALBUM 14 : Le Prisonnier du Bouddha (1960)

Arnaud : Un scénario joliment ficelé, sur fond de guerre froide, par Greg. Le père d’Achille Talon nous gratifie au passage du discours peut-être le plus faramineux du maire de Champignac (« Et je suis heureux d’être aujourd’hui présent parmi vous, parmi toutes ces magnifiques bêtes à cornes à la tête desquelles Monsieur le Préfet me fait l’honneur de s’asseoir… »). Jidéhem, quant à lui, a fignolé les véhicules jusqu’au dernier boulon. Cependant, je me prends à regretter les scénarios et dialogues improvisés à mesure par Franquin, qui lui permettaient de laisser libre cours à sa fantaisie. Laquelle me semble, ici, un peu, hum, bridée.
Phil : Elargissons un instant à la série pour insister sur un aspect décapant : le nombre d’inventions ou de scènes qui touchent au fantasme, bouleversent ad vitam l’imaginaire. Arnaud évoquait il y a quelques paragraphes le fantacopère et voici venir, avant la zorglonde, le… G.A.G. ( !), appareil qui soulève… (entre autres astuces !) et projette au cœur de séquences fabuleuses dans la vallée des Sept Bouddhas (le passage du pont, le combat jubilatoire avec les soldats chinois). Peut-on lire un pastiche des Dupondt avec les paires d’espions russes et british ?
Elargissons plus encore. Spirou, Tintin et la crème des Bob et Bobette (avant l’industrialisation de la série), Bob Morane, Blake et Mortimer, autant de grenades incendiaires pour dégoupiller les imaginaires des jeunes lecteurs. Cette manne céleste a-t-elle à voir avec le fait que notre plat pays est moins avide de grande culture (nous n’avons jamais eu les cohortes de philosophes qui ont nourri la pensée française), récoltons-nous les fruits indirects d’un excès de modestie/déficit d’ambition qui permet l’éclosion de la truculence, de la péripétie, la folie narrative la plus débridée ?
ALBUMS 15 et 16 : ZZ TOP !

Arnaud : Z comme Zorglub (1961) et L’Ombre du Z (1962) composent un diptyque de 128 pages contant l’ascension et la chute de Zorglub, reflet inversé du comte de Champignac, exactement comme Zantafio (qui réapparaît ici brièvement) constituait le jumeau négatif de Fantasio. Le rythme enlevé du récit, les dialogues d’une grande drôlerie, tout ici est réussi. Une longue séquence, en particulier, force mon admiration : la découverte des habitants de Champignac statufiés sous l’effet de la zorglonde, séquence ouvrant un deuxième volume dont la chute, elle, est un peu précipitée (mais elle trouvera un long épilogue dans Panade à Champignac en 1969). Un sommet.

Phil : Un diptyque aux allures d’œuvre-maîtresse, comme le furent ceux d’Hergé (Les 7 Boules de Cristal/Le Temple du Soleil, Le Secret de la Licorne/Le Trésor de Rackham le Rouge) ou de Jacobs (L’Espadon et surtout Le Mystère de la Grande Pyramide) ? Oui et non. Autrement, disons. Dans un registre plus léger. Pour le meilleur et pour le… rire. La rivalité des deux génies scientifiques m’apparaît comme une version burlesque du binôme Professeur X/Magneto des comics américains (saga mythique des X-Men). Des scènes m’ont tué enfant : Fantasio et la voiture sans pilote, la transformation en zorglhomme, la ruée vers les tubes de dentifrice, etc. Enfin, léger… On encaisse une satire métaphorique du consumérisme et de l’ultra-capitalisme prédateur et manipulateur pressurant les foules comme des citrons.
On notera l’allusion, étrange, au veuvage (supposé) du comte de Champignac (« Du temps de ma femme… ») et la juxtaposition des deux plus grands méchants de la série, Zantafio venant faire de son nez et de son Z dans le deuxième volet, qui nous ramène en Palombie.
ALBUM 17 : Spirou et les hommes-bulles (1964)

Arnaud : Deux épisodes d’une trentaine de pages chacun, essentiellement concoctés par Roba (Franquin, à l’époque, est pour le moins épuisé, ayant un temps mené de front Spirou et Gaston dans le journal de Spirou, et la série Modeste & Pompon dans l’hebdomadaire concurrent, Tintin). Roba est un grand dessinateur, sous-évalué à cause du succès écrasant de sa création familialiste et passablement gentillette, Boule & Bill. Il n’en reste pas moins que, face au diptyque des albums consacrés à Zorglub, celui-ci fait figure d’ouvrage mineur. Avec cependant quelques moments extraordinaires, telle la séquence finale de la poursuite dans la foire : ne boudons pas notre plaisir.
Phil : Le règne du fantasme encore ! Avec cette ville sous-marine aux allures d’Eden, débarrassée du bruit, de la pollution, de la foule. Ou ces sous-marins/armures qui transforment les héros en (quasi) poissons. Avec Franquin, au gré des épisodes, on vole dans les airs ou sous la mer, on réalise mille prouesses vertigineuses grâce à la queue du marsupilami ou à des engins futuristes.
Deuxième récit : Les Petits Formats. A-t-on réduit Fantasio aux dimensions d’une poupée ?
ALBUM 18 : QRN sur Bretzelburg (1966)

Arnaud : J’ai eu, il y a quelques années, la chance d’assister à une remarquable conférence de François Schuiten au sujet de cet album, qu’il décrivait à juste titre comme une odyssée de la communication (et de l’incommunication), déclenchée par le fait que le Marsupilami avait avalé un transistor émetteur-récepteur. Franquin dira de l’album que c’était son préféré. Il en a pourtant interrompu la prépublication durant un an et trois mois (de la fin décembre 1961 à la mi-avril 1963), atteint par la dépression. Schuiten conseillait de lire la version intégrale, publiée par Dupuis en 1987 : elle n’est pas facile à dénicher et mériterait une réédition. Franquin, désobéissant régulièrement au scénariste Greg, y donne libre cours à sa fantaisie, si bien qu’il a dépassé le nombre de pages initialement prévu. Il s’agit sans doute de son chef-d’œuvre. « Zi fous foulez MANCHER, il faut BARLER !! »
Phil : Cas ! J’ai détesté, enfant. Et je comprends enfin pourquoi grâce à Arnaud ! Le récit a subi mille avatars, paraissant à raison d’une planche + une bande, se réduisant à une bande, revenant à la planche standard, s’interrompant. Je le relis dans sa version complète car je possède les recueils du magazine. Et… ? Je ne retrouve pas la folle innocence, le parfum d’épopée de la grande époque (des Héritiers aux Zorglub). Je perçois qu’il s’est passé quelque chose dans l’air du temps, aux alentours du passage des années 50 aux 60. Qui me semble ne pas trop réussir à ce qui était déjà installé. Restent des gags superbes, notamment le bus à pédale qui s’apparente à la galère de Ben Hur !
ALBUM 19 : Panade à Champignac (1969)

Arnaud : Le trait de Franquin, dans cet album, s’est à ce point assoupli et complexifié qu’il en devient, par endroits, disons, maniéré. Panade tourne autour d’une bonne idée (Zorglub retombé en enfance) mais tourne un peu à vide. Par contre, Bravo les Brothers, qui clôt l’album, est un bijou d’humour tendre, où l’univers de Gaston croise celui de Spirou pour un superbe bouquet final. Final ? Pas tout à fait…
Phil : Mise en abyme ! Le cycle Spirou, pour Franquin, est achevé depuis un certain temps, il se survit, son énergie créatrice, immense, s’étant tournée vers Gaston. On a donc ici affaire à une hybridation à mi-chemin des deux séries. Qui vaut autrement. On peut aimer et même préférer. On peut même admirer. Car Franquin se réinvente quand Hergé, lassé par Tintin depuis de longues années, n’aura jamais le courage ou l’énergie d’ouvrir un nouveau sillon et se contentera d’assurer (et encore !) durant… des décennies.

SPIROU APRES FRANQUIN

Arnaud : Prépublié en 1959 dans Le Parisien libéré, puis en 1971 dans l’hebdomadaire Spirou, paru enfin en album en 1974, scénarisé par Greg et largement dessiné par l’excellent Roba, Tembo tabou (album 24) constitue plutôt une bonne surprise. Si je ne suis pas sensible au trait un peu mou de Fournier, si je respecte mais ne suis pas séduit par les albums de Tome & Janry, Spirou, le journal d’un ingénu, signé Emile Bravo, exploite en 2008 une idée autrefois esquissée par le grand Chaland : Spirou, sous l’Occupation, est groom au Moustic Hotel. Frissons, amourette et vilains nazis : un petit chef-d’œuvre, à lire en écoutant… Charles Trenet.

Phil : Comme Arnaud, j’ai lâché sous Fournier, qui tiendra la barre des aventures de Spirou durant une dizaine d’années. Ou, en fait, juste avant, devant l’essoufflement de Franquin (pour la série) ou… tout simplement parce que je vieillissais et passais à des BD plus réalistes comme Black et Mortimer, Alix, les comics américains… L’adolescent part-il en guerre contre l’enfant qu’il a été ?
LIEN VERS L’ÉPISODE 1 : les albums 1 à 6

LIEN VERS L’ÉPISODE 2 : les albums 7 à 12

Les Éditions DUPUIS

ARNAUD DE LA CROIX sur le site des Éditions RACINE
LETTRES BELGES, le blog de Philippe REMY-WILKIN