WAKOLDA de LUCÍA PUENZO

-PAXP-deijE.gif13332843_1113565728701097_3993885120564707459_n.jpg?oh=2d4104edb64fff1be9b511b4f735e774&oe=5AB096CApar Nathalie DELHAYE

 

 

 

 

 

81w7o9uyzvl.jpgLe loup dans la bergerie

Il est des livres achetés qui trônent sur la bibliothèque pendant des mois, sans que l’on sache réellement pourquoi. C’est le cas de celui-ci. Sans même lire la quatrième de couverture, la photo de la poupée au regard angoissant m’avait stoppée dans mon élan.

Ce livre nous plonge en Argentine, à la fin des années cinquante. De nombreux dirigeants nazis ont fui en Amérique du Sud, et ce pays en abrite, en accueille, en couvre sans plus de précautions. De nombreux sympathisants, voire nostalgiques, offrent leur concours à ces monstres. D’autres ferment les yeux, ou ignorent vraiment qui ils sont.

C’est le cas de la famille de Lilith, jeune fille de douze ans qui souffre de nanisme. Fraîche, pétillante et heureuse de vivre, elle ne tarde pas à attirer l’attention d’un homme, un prédateur, un scientifique, le meilleur scientifique allemand, comme disent certains, Josef Mengele. Manipulateur, il ne tarde pas à s’immiscer dans la vie de cette famille, touchant les cordes sensibles, flattant le père, Enzo, qui fabrique des poupées pour sa fille.21006394_20130516095314308.jpg

Plusieurs thèmes sont abordés dans ce livre.

D’abord le rôle de l’Argentine, pays protecteur des nazis en fuite, mais aussi pays ayant persécuté, parqué dans des camps de concentration et exterminé des populations entières d’Amérindiens, à la fin du 19ème siècle, un parallèle qui glace le sang.

Ensuite, le personnage de Mengele, ses actes, son esprit pervers, son don de manipulation, sa cruauté. L’auteure essaie de retranscrire ce qu’était cet homme, au travers de pensées plus sombres les unes que les autres, et relate l’emprise qu’il avait sur les gens qu’il cotoyait.

Et Lilith, personnage central de cette histoire, prête à tout pour grandir, gagner quelques centimètres, afin que les autres ne se moquent plus d’elle à l’école. Enfant touchante et obnubilée par le médecin (qui se prétend vétérinaire), elle se rend complice innocemment, totalement abandonnée à son prédateur.

Reste l’histoire des poupées, Herlitzka, jolie blonde presque parfaite, échangée contre Wakolda, poupée Mapuche qui détiendrait certains pouvoirs… 
L’Aryenne contre le Sang mêlé, de quoi offrir encore au lecteur matière à réfléchir.

Ce livre est dérangeant par les thèmes évoqués, troublant par une atmosphère pesante, et horrifiant par les faits relatés. Certes faits inspirés, puisque c’est un roman, mais la volonté de Lucia Puenzo de transmettre et raconter l’horreur n’est pas à démontrer.

Ce livre a été adapté au cinéma par l’auteure elle-même, « Le médecin de famille ».

 

Le roman sur le site des Éditions Stock

Les romans de Lucía Puenzo

Bande-annonce du film tiré du roman

ÊTRE OU NE PAS ÊTRE CHARLIE par PHILIPPE REMY-WILKIN

philippe-rw-c3a0-brighton-gb-nov-09-photo-gisc3a8le-wilkin.jpgEtre ou ne pas être… Charlie.

 

Un texte écrit dans le contexte des débats sur les caricatures/blasphèmes/intégrismes et dédié aux esprits libres,

avec une pensée toute particulière pour François Cavenaile et Frédéric Renard, Michel Gross et André Versaille.

 

 

 

Des foules en marche, avec des pancartes ou des t-shirts « Je suis Charlie ».

Des foules en marche, avec des pancartes ou des t-shirts « Je ne suis pas Charlie » ou « Je suis Kouachi ».

Des foules.

A priori différentes. Les unes enracinées dans la compassion, les autres dans le rejet.

Mais. Est-ce vraiment si simple ? L’amour contre la haine, le droit contre le non-droit ?

Une foule peut-elle signifier le Mal et une autre le Bien ?

Qu’est-ce qu’une foule ?

Question subsidiaire : combien de vrais Charlie dans la foule des Charlie ? Marchent-ils pour attirer la sympathie du voisin ou pour s’intégrer, pour un idéal philosophique, pour l’autre et sa survie, sa sécurité ? Savent-ils clairement ce qu’ils proclament ? Ce qu’ils proclament est-il identique ou le message premier escamote-t-il des réalités, des revendications fort diverses voire opposées ? S’agit-il de rassembler la société occidentale, dans ses différentes composantes, athées et croyants, catholiques, juifs et musulmans, etc., au nom de la tolérance ? Ou de fragmenter, opposer un front large à un monde du Dehors vu comme menaçant, l’intégrisme islamiste voire l’islam, au nom d’une intolérance laïque ?

 

La marche des Charlie. Qui a remué l’Occident. Etait-ce positif et beau ? Ou confus et maladroit ?

La marche des Charlie. Avec des Netanyahou et des Erdogan, d’autres du même acabit. Curieux.

La marche des Charlie. Avec des gens de toutes les couleurs et de tous les horizons, qui luttent pour la liberté d’expression, les droits des femmes, etc.

La marche des Charlie et celle des anti-Charlie. Les uns, au premier abord, défilent pour la liberté d’expression, les autres contre le blasphème. Des positions inconciliables ? Ou existe-t-il un point de rencontre, loin des amalgames et des clichés, des réductions ?

 

Liberté d’expression et blasphème.

Mais de quoi parle-t-on ?

 

La liberté d’expression.

Certains la déposent sur la table des débats… comme une nouvelle Table des Lois, un socle définitif, absolu. Un palier de moralité ou de civilisation en dessous duquel il ne faudrait pas descendre. La tentation, il est vrai, est grande, car il a fallu des millénaires pour faire reculer l’arbitraire, nous doter de droits inaliénables, d’un Vivre ensemble infiniment plus confortable. Un formidable acquis de la laïcité, des philosophes ? Certainement. Mais c’est oublier que nos religions furent sans doute aussi, à un moment donné de l’Histoire, des occasions de progrès, d’ouverture. C’est oublier que tout mouvement croît, stagne, agonise. Que ce qui fut constructif et libérateur devient ensuite castrateur ou fossilisant. Le syndrome du père Mozart, le complexe Léopold ? Qui vaut pour des systèmes, des organisations, des partis, qui furent des décennies durant à l’avant-garde du progrès avant de devenir des maillons faibles, ankylosés, corrompus, égocentriques du développement sociétal.

 

La liberté d’expression.

Des Etats appartenant à la même civilisation occidentalo-libéralo-romano-gréco-judéo-chrétienne peuvent diverger sur la notion, ses limites, son viol. Ainsi un pasteur, aux States, pourra en toute impunité brûler un Coran en public, tout en sachant que le battage médiatique fera des morts aux quatre coins du monde. Mais un humoriste (Dieudonné), en France, sera poursuivi pénalement pour incitation à la haine, certains de ses spectacles interdits. Nos pays diffuseront largement les couvertures de Charlie Hebdo, les caricatures incriminées, quand le monde anglo-saxon s’y refusera. Une journaliste française (Caroline Fourest), d’ailleurs, dénonçant cette pusillanimité sur un plateau télévisé britannique, se verra rappeler à l’ordre par la présentatrice, et cette dernière présentera ses excuses au public, la caméra filera hors champ pour escamoter la couverture brandie. Une pudeur, des tabous à géométrie variable ? Oui. Selon qu’on soit en Australie, en Amérique, en France, il n’y aura pas le même rapport à l’argent, à la réussite, à l’intime, au sacré.

Or, si l’on admet des divergences de perspectives entre la France et l’Angleterre, pourquoi ne ferait-on pas l’effort d’en admettre de plus conséquentes entre la Turquie et la Belgique, la Russie et l’Allemagne, les Alpes et l’Amazonie, etc. ? Comment concilier des invariants civilisationnels chers à nos Lumières, nos Voltaire, tout en échappant à l’étroitesse de vues, au nombrilisme de l’eurocentrisme, de l’ethnocentrisme, du communautarocentrisme ? Tout est là. Oser poser des balises et interdire, refuser à droite (par exemple l’excision, le mariage forcé, le crime d’honneur…) tout en acceptant à gauche (le port de la kippa ou du voile, de la croix, la pratique du Ramadan…).

 

La liberté d’expression.

Toute liberté est, par essence, limitée, parce que ma liberté, dit l’adage, se termine où commence celle de l’autre. Peut-on fumer sous le nez d’un bébé, pousser sa chaîne hifi au maximum quand un voisin dort ou étudie, raser un biotope admirable pour y placer son habitat, poursuivre une jeune beauté de gestes débridés, pour ne pas dire violer, frapper, assassiner à son gré ? Non. Les libertés individuelles absolues ne peuvent cohabiter. Toute vie en société, fondée sur un échange de services et le respect de règles, d’interdits, nous confronte à la limite. Comme toute règle, en grammaire, s’assortit d’exceptions. Pour le meilleur, souvent, car l’existence de l’exception entrave l’abandon au dogmatisme et au Non pensé. S’il n’y avait cette nécessité de l’empathie, ce double mouvement obligé du Vouloir et du Respecter, la liberté s’embétonnerait, une loi aveugle et inflexible défaisant l’esprit de la loi, balayant la capacité de notre esprit à discriminer le cas par cas, qui fait pourtant notre dignité voire notre humanité. La règle, en art, n’a-t-elle pas souvent, loin de brider, décuplé le génie créatif ? Il n’est qu’à songer aux pièces de l’ère classique confrontées aux trois unités, aux cinéastes de l’âge d’or hollywoodien contournant le Code Hays, etc.

 

La liberté d’expression.

Si l’on ne peut tout faire, on ne peut tout dire non plus. On ne peut pas tout dire n’importe où, n’importe comment et avec n’importe qui. Une blague sur les Juifs qu’on partage avec un ami juif, ce n’est pas la même chose qu’un rire partagé avec un membre du Front national. Un Juif qui blague à propos de la Shoah, ce n’est pas la même chose qu’un jeune étudiant d’origine maghrébine. Et réciproquement avec Allah, Muhammad.

La caricature ou la liberté d’expression, somme toute, ne sont pas des valeurs absolues. Elles peuvent refléter un confort, un défouloir, flotter alors dans un horizon moyen. Elles peuvent aussi sombrer dans l’abject, s’il s’agit de stigmatiser une autre communauté ou des individus marginalisés, de hurler avec les loups, la majorité contre une minorité. L’horreur de Salem, du pogrom ! Elles peuvent enfin tendre vers l’Idéal, vers le plus beau des combats, si elles s’apparentent à un courageux contre-courant, s’il s’agit de nourrir la dialectique, relancer le débat citoyen, dénoncer ou balayer des lieux communs, des mensonges, protéger l’innocence martyrisée. La grandeur de Voltaire, de Zola !

 

La liberté d’expression.

Et le blasphème. Dans l’angle opposé.

 

Le blasphème.

Qu’est-ce que le blasphème ? Un sacrilège, un écart énorme par rapport au sacré. Or le sacré est lié à la religion, à la foi.

La foi. Il n’y a aucune preuve objective, scientifique de l’existence d’une ou plusieurs divinités. La foi, pour être de bon aloi, repose donc non sur une certitude, un Savoir mais sur un Croire, une sensation qui peut être certainement très forte, très profonde mais qui n’en demeure pas moins une terre enchâssée dans l’océan du Doute. Elle relève donc de l’individuel, du privé, de l’intime dans une société évoluée, progressiste, où le citoyen a des perceptions affinées du monde et du rapport à l’autre, à l’éthique. Mais elle est de l’ordre du communautaire dans une société du passé ou réactionnaire, où elle offre un ciment à une nation, un Etat dont le membre n’est pas encore un adulte plein et délié, un citoyen responsable, mais demeure, au contraire, un enfant immature, à l’identité précaire, qui abandonne la liberté de ses choix pour la satisfaction de besoins immédiats, le plus souvent préjudiciables.

Cependant. L’absence de preuve n’implique pas une supériorité de la négation du divin face à son affirmation. Y a-t-il des éléments matériels pour accréditer la supériorité de Shakespeare sur Marc Lévy, celle de Mozart ou des Beatles sur Plastic Bertrand, celle de Bergman ou Fellini sur Luc Besson, d’Arte sur TF1 ? Il existe une autre dimension, l’intuition, qui n’est pas mol abandon à de fugaces impressions mais fulgurance percutante issue de l’ordinateur de notre être, qui active mille logiciels d’analyse du monde et nous présente une synthèse qui peut être mille fois plus pertinente qu’un lent décryptage rationnel.

 

Le blasphème.

On peut considérer, et c’est mon cas, que la notion n’existe pas au sens strict, absolu, tout en étant pénétré de la conviction profonde et sincère, et c’est encore mon cas, qu’il y a derrière ce terme, dans certains cas, un écart éthique conséquent, voire délictueux ou criminel.

De fait, sans sacré, il n’y a pas d’insulte au sacré. Mais. Si l’on considère avec respect celui/celle qui croit, il y a une acception à définir et qui serait le verso, pour l’athée ou l’agnostique, du recto blasphème du croyant. Quand on touche à l’intime d’une communauté. Surtout quand on y touche gratuitement. C’est-à-dire sans valeur ajoutée au débat, dévoilement d’une vérité difficile à dire, etc. Quand on y touche par intérêt. C’est-à-dire pour s’attirer les faveurs d’une frange de population animée de troubles intentions.

 

Le blasphème.

Le dérapage à connotation blasphématoire, disons.

Se moquer d’une institution humaine (l’Eglise catholique, par exemple), des excès et dérives de fanatiques (DAESH), de naïfs, tout cela est sain, vital, nécessaire. De l’ordre de la critique citoyenne, de la remise en question, qui nous acheminent vers l’autonomie, la responsabilité, la solidarité.

Mais. S’attaquer à un Dieu qui ne nous a rien fait ni dit. A des fondateurs de religion (Jésus, Muhammad) dont les figures sont mal connues, dont les messages nous sont parvenus manipulés, interprétés, déformés… à quoi cela rime-t-il ? Ne serait-ce pas comme s’attaquer à la végétation ou au vent, aux volcans ou aux mers ? Soit se tromper de combat. Ou ne pas se tromper, bien sûr, par perversion, malveillance. Car le combat ne peut fonctionner que contre des acteurs conscients. Un pape, un mollah, un président, un chef de parti, une majorité dans une assemblée, un gouvernement, une escouade de fous, d’assassins, etc.

A quoi bon, ainsi, incriminer Allah ou Muhammad, l’islam quand l’islamisme, le terrorisme islamique ont comme premières victimes des musulmans et une culture musulmane ? Et comme forces motrices, très souvent, des délinquants sans foi ni loi, qui se jettent dans n’importe quelle dérive sectaire au hasard de leurs errances ou des failles du système.

A quoi bon ?

Mais à quoi bon aussi s’offusquer trop radicalement si on est sûr de sa foi et assuré dans son identité ? Il suffit de sourire et de se détourner. De ridiculiser à son tour ou de mener vers un tribunal. De proposer un échange qui véhiculera au-delà des clichés et lacunes du Savoir.

 

Le dérapage à connotation blasphématoire.

On peut mépriser ou haïr M’Bala M’Bala, l’odieux donné (au système… d’en face) sans souhaiter qu’il soit brûlé par des disciples du rabbin Kahane. Mais simplement, légalement, interdit, sanctionné. Plus judicieux encore : démonté par une analyse démontrant un opportunisme très conventionnel, très… système.

 

Alors ?

Entre liberté d’expression et dérapage à connotation blasphématoire.

Etre ou ne pas être… Charlie ?

 

Etre ou ne pas être Charlie.

Il m’est arrivé de me sentir en communion avec des (DES !) Charlie, et beaucoup assurément, tout en étant incapable de me dire Charlie, pour avoir épousé, aussi, des réflexions d’anti-Charlie ou de Non Charlie.

Situation inconfortable dans un monde d’étiquettes et de chapelles, où celui qui est à égale distance de deux ennemis est appréhendé comme un ennemi par ces deux-là.

Si être Charlie, c’est refuser qu’on soit assassiné pour un dessin, un écrit, je suis Charlie. Contre la barbarie et le non-droit. Condamnant sans réserve des sauvages, ne leur laissant aucune circonstance atténuante.

Mais. En même temps. Quand on est coulé depuis l’enfance dans la volonté de tendre des passerelles entre les communautés, dans un combat quotidien contre l’amalgame et le cliché, comment épouser le nom d’une revue qui glissait si souvent dans la provocation gratuite, soit le bête et méchant, le nihilisme ou la discrimination variable aux antipodes de l’éthique intellectuelle. Comment cautionner ce qui blesse non un puissant, ce qui confinerait à l’audace et à l’héroïsme, mais une population fragilisée, juxtaposant mille inégalités et discriminations ? Il me souvient qu’enfant j’intervenais pour protéger un condisciple attaqué par quatre garnements mais ne me suis jamais rallié à une bande, un encerclement clanique.

 

Etre ou ne pas être Charlie.

On ne tiendra pas compte, évidemment, de l’opinion des fanatiques, et la vérité, toujours, mérite de progresser toutes voiles dehors (sans jeu de mots).

 

Je suis Charlie s’il s’agit de pouvoir avancer des thèses sans tabou. Muhammad n’a pas existé, il était juif, il n’a pas inventé l’islam mais poursuivi la religion du Livre. Les Juifs n’ont pas connu l’Exode et sont descendus des collines cananéennes, David fut un roitelet et un chef de bande, le monothéisme biblique est une création tardive d’un Josias aux aspirations génocidaires, Yahwé avait une épouse, Ashera, le Jardin d’Eden ou le Déluge sont des plagiats de L’Epopée de Gilgamesh, une merveille mésopotamienne. Jésus était un homme, sa mère l’a conçu hors mariage, son père, Pantera, était un légionnaire romain d’origine syrienne dont on a retrouvé la tombe en Allemagne. Le christianisme a été réinventé, confisqué, détourné par Byzance et Rome. Etc. On doit pouvoir ouvrir tous ces débats, comme il convient de remettre en question les soubassements de l’Amérique, l’impérialisme financier, l’influence sur le sort du monde de la City ou des compagnies pétrolières, le colonialisme, les dérives du communisme, de l’ultra-libéralisme, de l’islamisme… Démonter Napoléon, Staline, Léopold II. Tout doit pouvoir être interrogé, critiqué, remis en question. Baudouin a-t-il trempé dans l’assassinat de Lumumba ? Qui a assassiné Lahaut ? Peut-on parler d’un génocide congolais ?

Tout. Tant qu’il s’agit de faire progresser la dialectique, le savoir, la compréhension du monde. Détruire (des mythes, des légendes, des contre-vérités) pour permettre une reconstruction plus nuancée, sincère, vraie.

Mais. Si la destruction est pathologique ? Gratuite donc.

 

Je ne suis pas Charlie s’il est question de dessiner un Muhammad hideux et barbare, voire le derrière à l’air. Car. Loin de susciter un débat fertile, ne tente-t-on pas alors de flatter/rallier le raciste qui sommeille en beaucoup ? Le musulmanophobe, rimant avec arabophobe, qui nous éloigne d’une islamophobie a priori légitime. A contrario, un dessin où Muhammad regretterait d’être aimé par des abrutis… Le message serait subversif, interpellant, productif. Sauf s’il est dit ou sous-entendu qu’il n’est aimé QUE par des abrutis. La caricature, là, au lieu d’ouvrir, amenuiserait la réflexion et la plaquerait violemment entre des œillères.

 

Etre ou ne pas être Charlie.

Ou être à la confluence des deux courants. Des deux aspirations.

Exprimer et respecter.

Sortir de la théorie et du laboratoire. Appliquer dans le champ du réel. Essayer.

Elire. Tout acte, toute parole attachés à une réflexion.

Faire et dire à droite, ne pas faire ou dire à gauche. Ou peaufiner la manière, poser des balises claires.

Ainsi, dans un roman, narrer une page d’Histoire, un génocide (en Terre de Feu), en s’abstenant de révéler les origines du commanditaire. Dans un autre, donner une famille d’accueil juive au héros, ou des amis allemands, polonais au creux des sombres années 1920. Ou oser raconter Muhammad et la genèse de l’islam.

Dans tous les cas, en balayant clichés et amalgames, en offrant de la matière solide, de la diversité, de la nuance. Sans complaisance. Avec empathie. Pour s’enrichir de la richesse inépuisable et somptueuse de l’altérité, reculer ses limites, atténuer ses lacunes, ses a priori. Avant de proposer le même voyage à d’autres.

Philippe REMY-WILKIN

 

Le roman de Philippe Remy-Wilkin, Lumière dans les ténèbres, vient de paraître aux Éditions Samsa

L’Épopée de Gilgamesh de Philippe Remy-Wilkin (Éd. Maelström)

EPIPHANIA 1937 (« J’ai maintenu ma vie… ») de GEORGES SÉFÉRIS

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 » Cher Georges Séféris, si proche du plus malaisé – du plus vrai – de chacun de nous, que signifie cet impossible dont vous parlez dans votre poésie vigilante, à quelle contradiction ultime emprunte-t-il son malheur? À votre histoire sans doute, pour une part, et il serait facile de reconnaître dans les hasards qui ont déterminé votre vie les éléments comme rassemblés à dessein d’un théâtre de la dissociation du réel. Il n’est pas indifférent qu’un enfant ait vécu à Clazomène l’été, entre des pêcheurs et la vigne, et à Smyrne, grand port « retentissant » où l’Europe et l’Asie, l’intemporel et le siècle, les rituels et les marchandises se mariaient richement pour la conscience charmée ; puis, que l’exode de tout un peuple, dans le sang et les larmes du désespoir, l’ait séparé à jamais de l’heureuse terre natale : 

Tout ce que j’ai aimé a disparu avec les maisons 
Neuves l’autre été 
Qui ont croulé sous le vent d’automne

a écrit Séféris, et ce n’est pas là qu’une image. Mais tout aussi décisif fut que la nouvelle patrie, à la fois la même et si différente, l’Attique au passé trop présent, au présent trop grevé d’absurdités et de drames, n’ait guère eu à offrir au jeune homme qui lui venait que sa tristesse d’alors : que la « souffrance », dirent tant de voix, d’être grec. Et encore la guerre, et toutes sortes d’exils. Georges Séféris a passé une grande part de sa vie à être grec – à servir la Grèce – dans les pays étrangers, et il a bien été ce voyageur empêché de rentrer au port qu’il évoque dans ses poèmes.  » 

Yves Bonnefoy (1963).

 

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EPIPHANIA 1937

La mer en fleurs et les montagnes au décroît de la lune ;

La grande pierre près des figuiers de Barbarie et des asphodèles ;

La cruche qui ne voulait pas tarir à la fin du jour ;

Et le lit clos près des cyprès et tes cheveux

D’or : les étoiles du Cygne et cette étoile, Aldebaran.

J’ai maintenu ma vie, j’ai maintenu ma vie en voyageant

Parmi les arbres jaunes, selon les pentes de la pluie

Sur des versants silencieux, surchargés de feuilles de hêtre.

Pas un seul feu sur les sommets. Le soir tombe.

J’ai maintenu ma vie. Dans ta main gauche, une ligne ;

Une rayure sur ton genou ; peut-être subsistent-elles encore

Sur le sable de l’été passé, peut-être subsistent-elles encore

Là où souffle le vent du Nord tandis qu’autour du lac gelé

J’écoute la voix étrangère.

Les visages que j’aperçois ne me questionnent pas ni la femme

Qui marche, penchée, allaitant son enfant.

Je gravis les montagnes. Vallées enténébrées. La plaine

Enneigée, jusqu’à l’horizon la plaine enneigée. Ils ne questionnent pas

Le temps prisonnier dans les chapelles silencieuses

Ni les mains qui se tendent pour réclamer, ni les chemins.

J’ai maintenu ma vie, en chuchotant dans l’infini silence.

Je ne sais plus parler ni penser. Murmures

Comme le souffle du cyprès, cette nuit-là

Comme la voix humaine de la mer, la nuit, sur les galets,

Comme le souvenir de ta voix disant : « Bonheur ».

Je ferme les yeux, cherchant le lieu secret où les eaux

Se croisent sous la glace, le sourire de la mer et les puits condamnés

À tâtons dans mes propres veines, ces veines qui m’échappent

Là où s’achèvent les nénuphars et cet homme

Qui marche en aveugle sur la neige du silence.

J’ai maintenu ma vie, avec lui, cherchant l’eau qui te frôle,

Lourdes gouttes sur les feuilles vertes, sur ton visage

Dans le jardin désert, gouttes dans le bassin

Stagnant, frappant un cygne mort à l’aile immaculée

Arbres vivants et ton regard arrêté.

Cette route ne finit pas, elle n’a pas de relais, alors que tu cherches

Le souvenir de tes années d’enfance, de ceux qui sont partis,

De ceux qui ont sombré dans le sommeil, dans les tombeaux marins,

Alors que tu veux voir les corps de ceux que tu aimas

S’incliner sous les branches sèches des platanes, là même

Où s’arrêta un rayon de soleil, à vif,

Où un chien sursauta et où ton cœur frémit,

Cette route n’a pas de relais. J’ai maintenu ma vie. La neige

Et l’eau gelée dans les empreintes des chevaux.

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Poème de Georges Séféris écrit en 1937 et publié dans le recueil collectif de son œuvre sous le titre ÉPIPHANIE 1937, dans Cahier d’études.

Traduction de Jacques Lacarrière (Poésie-Gallimard, page 84)

 

Ce poème de Séféris dit par Yves MONTAND (sur Youtube)

 

La cantate de Mikis Theodorakis d’après le poème de Séféris chantée par Dimitri Kavrakos avec le National Symphonic Orchestra de l’E.R.T. sous la direction de Loukas Karytinos

 

Merci à Jean-Paul Leclerc pour m’avoir fait connaître ce texte ainsi que la cantate de Mikis Theodorakis.

 

ENTRE LA VAGUE ET LE VENT de Georges SÉFÉRIS, lu par Philippe LEUCKX

 

Georges Séféris, le Prix Nobel de Littérature de 1963, (sur la photo ci-dessous le long de la plage de Salamis) s’est éteint en 1971 à Athènes à l’âge de 71 ans. 

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SOUVENIRS DORMANTS de PATRICK MODIANO

leuckx-photo.jpgpar Philippe LEUCKX

 

 

 

 

 

9782072746321FS.gifLes livres de Modiano deviennent de plus en plus brefs mais gardent la magie de l’arpenteur insatiable des terres d’adolescence à Paris. Le spécialiste des nomenclatures de patronymes comme puisés aux bottins d’antan sait comme pas un entortiller les fils de sa narration pour créditer son récit du maximum de vraisemblance. Pour mieux faire, il puise à grandes louches dans son propre passé (des dates qui correspondent, le narrateur est né à Boulogne-B. comme lui en 45; la mère est comédienne de seconde zone etc.)

« Souvenirs dormants » ou comment puiser (et épuiser) à la nasse de ces menus événements entre déambulations et activités insolites pour recréer un temps que les moins de cinquante n’ont pas pu connaître. On est en 58, en 64, en 67. Comme des fantômes ressurgis du passé, les personnages portent toutes et tous un passé qui les poisse : ici autour d’une secte (parisienne, puis savoyarde), des femmes croisées dans les cafés ou tout au fond d’une rue de banlieue, Geneviève Dalame, Madame Hubersen… Le narrateur a la manie de lister ses contacts, conservant des noms, des numéros d’immeubles, des numéros de téléphone…

Dormants, souvenirs toujours près de se réveiller à la conscience d’un narrateur hors pair dans la lecture de ce passé fécond, qu’il ne peut rattraper que par bribes.lead_large.jpg?1430152227

Magie d’une écriture d’une simplicité souveraine, jouant du kaléidoscope des événements recoupés pour tisser une toile proustienne autour de noctambules, puisque chez Modiano, on est oiseaux de nuits, dans des rues floues, de brouillard pour mieux relayer sans doute la brume des nostalgies enfuies.

L’incipit : « À cette époque, j’avais souvent peur du vide » annonce, de très loin, ces vertiges d’une narration somnambulesque qui conduit les personnages et les lecteurs au bord de vertiges insoupçonnés, que chacun(e) d’entre nous peut ressentir, face à son passé et à ces multiples rencontres d’un jour, d’une nuit, d’une époque, enfouies.

 

Patrick MODIANO, Souvenirs dormants, Gallimard, 2017, 112p.

Le roman sur le site de Gallimard

Le Réseau Modiano: Un site pour lire entre les lignes de Patrick Modiano

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ENTRE LA VAGUE ET LE VENT de GEORGES SÉFÉRIS

leuckx-photo.jpgpar Philippe LEUCKX

 

 

 

 

 

 

63824.jpgLe poète, né à Smyrne en 1900, lauréat du Nobel de littérature en 1963, a vécu l’histoire et ses aléas comme une seconde peau. Ses poèmes en portent trace et, mêlant mythe, terre natale, réflexion politique, amour de la beauté grecque, entre terre, île et tradition, Séféris donne une poésie qui tranche, par ses convictions, ses combats, sa posture de résistance. Il a dû souvent se résoudre à une lutte obstinée.

Entre mer, vague et remous de la géographie et de l’histoire, et le vent, tout à la fois porteur de sens, de révolte, voilà vingt poèmes qui associent ferveur et acuité, sens de la « polis » grecque, cité et démocratie, attachement résolu à ses terres et aux siens.

Poèmes qui s’illuminent de statues, d’un détour par l’enfance, d’anges « au plus près » alors que le statut d’étrangers bousculés cède à l’effroi, à la fatigue de vivre.220px-Giorgos_Seferis_1963.jpg

« Mes mains disparaissent et me reviennent

amputées »

L’exil, la cendre, le regret épuisent un destin :

« Tout ce que j’ai aimé s’en est allé avec les maisons »

La mort, compagne obsédante, la fragilité de l’être, la quête de la « mémoire/ de ceux qui vivront ici où s’achève notre course » : le poète consigne la nudité, protège des voix, « regarde les îles », en dépit de tout, en dépit des pauvres possibilités qui lui sont offertes :

« Ecris si tu peux sur ton dernier tesson

le jour le nom le lieu ;

jette-le à la mer et laisse-le couler »

C’est une poésie marquée au sceau du temps « infidèle », d’une gravité de « pierres » à soulever :

« Il sombre celui qui lève les grosses pierres.

(…)

Blessé par ma propre terre

supplicié par ma propre chemise

condamné par mes propres dieux,

ces pierres »

 

Il partage, par métaphore, le sort même de la Grèce, de toujours, celle des îles, des sculpteurs de temps, des penseurs d’espaces.

Comme le destin du roi d’Asiné modèle celui des enfants, des adultes, poursuivis par la guerre, celui du poète est de dessiner un avenir qui ne soit pas seulement teinté de souffrance mémorielle mais de l’appoint d’une sagesse renouvelée à l’aune des générations passées.

Mais la plus grande blessure, ineffaçable, n’est-elle pas d’avoir déserté la maison natale ?

« Tu sais les maisons sont promptes à nous en vouloir, quand on les déserte »

Le beau poème des « maisons » s’honore de parfums, de gestes, qui attisent chez le lecteur tout le paradis perdu.

Les vignettes de Xenos entre ocre, rouge et brun, recèlent, à côté des beaux poèmes, une esthétique liée à la Grèce profonde, éternelle, où le rouge brique saigne sur le gris, où l’ocre dit assez la terre d’où elle provient.

Un très beau livre, à l’édition bilingue, à la composition très élégante.

 

Georges Séféris, Entre la vague et le vent, La tête à l’envers, 2017, 92p., 21€. Traduit du grec par Marie-Cécile Fauvin et Catherine Perrel ; Peintures de Harris Xenos. Préface du poète Thanassis Hatzopoulos.

Le livre sur le site de L’autre livre

 

101 POÈMES ET QUELQUES CONTRE LE RACISME (Le Temps des Cerises)

Couv_101-poemes-contre-le-racisme.jpgUne excellente anthologie composée (et préfacée) par Francis Combes et Jean-Luc Despax, de poèmes d’auteurs pour la plupart toujours bien vivants et qui s’inscrit dans le cadre d’une action internationale initiée par le WPM (le Mouvement mondial des poètes). 

 » A travers la diversité des paroles présentées, elle constitue un acte en commun contre la barbarie ordinaire. « 

Voici une sélection d’une dizaine de poèmes !

Les brève notices biobibliographiques des poètes sont tirées de l’ouvrage. 

 

 

 

MICHEL BESNIER

 

Ce n’est qu’au jeu de cartes

Que les couleurs m’importent

 

Ou au jardin

Pour commenter les parfums

 

Ou avec mes chats

Pour commenter leurs noms

 

Avec les humains

Je suis daltonien.

 

Michel Besnier est né en 1945 à Cherbourg. Il est l’auteur de romans (au Seuil et chez Stock), de livres de poésie et de livres pour enfants.

 

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FRANCIS COMBES

 

ÉVOLUTION

 

Du temps où nous vivions au fond des océans

Les petits se faisaient dévorer par les grands

Aujourd’hui que nous vivons sur  terre

(parfois même un peu plus haut)

Avec difficulté nous apprenons

À nous débarrasser des habitudes anciennes

 

Francis Combes est né en 1953 En 1993, il a fondé un collectif d’écrivains Le temps des cerises. Il a publié une trentaine de livres, surtout de poésie, mais aussi des traductions, des essais et deux romans.

 

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BRUNO DOUCEY

 

LA GÉOMÉTRIE DE DONALD

 

Aucune tête au carré

Ne peut occuper tout l’espace

Dans un bureau ovale.

 

Pour y régner en maître

L’usufruitier temporaire des lieux

Ne peut miser sur l’élargissement naturel de sa pensée.

 

Il lui faut donc écraser des courbes

Tuer l’œuf dans la poule

Et la poule dans l’œuf

Torturer des ellipses

Réinventer des angles droits

Et nier que la tête est ronde.

 

Mettre au carré un bureau ovale

Est aussi difficile

Que saisir un ballon de football

Par temps de pluie.

 

Le plus simple est de construire

Un quadrilatère de quatre murs

A l’intérieur du bureau ovale

Et de les aligner

Sur les quatre points cardinaux de la planète.

 

Une fois construit

Les murs n’auront besoin

Ni de fenêtres ni de portes.

 

Imagine-t-on

La maison blanche de Donald

Ouverte sur des visages noirs ?

 

Dimanche 27 janvier 2017

 

Bruno Doucey est né en 1961. Il est écrivain et éditeur. Après avoir dirigé les Editions Seghers, il a fondé une maison d’édition vouée à la défense des poésies du monde et aux valeurs militantes qui l’animent.

 

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LAURENT FOURCAULT 

 

MON HÔTE L’AUTRE

 

Naguère j’ai dû faire un psychanalyse

fallait-il que je n’aille pas bien car ça m’a

coûté un max d’argent – suffit pas que tu lises

Freud donc j’étais perclus entre autres d’un amas

 

de haines ça t’avilit et te paralyse

or j’ai fini par remonter jusqu’au trauma

et j’ai compris ce qui depuis me mobilise :

on hait chez l’autre (et ça te pourrit le rama

 

ge) ce qu’on ne peut aimer en soi par exemple

que toi tu sois tout serré quand lui est ample

son rire sans vergogne devant toi contrit

 

qu’il vienne et se mélange chez toi tout s’emmêle

qu’il soit noir et te montre ce que de ton mel

ting pot intime tu refoules triste tri

 

Laurent Fourcault est né en 1950. Professeur émérite à Paris-Sorbonne, il est aussi rédacteur en chef de la revue de poésie internationale Paris-Sorbonne.

 

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ABDELLATIF LAÂBI

 

LES TUEURS SONT A L’AFFÛT

 

Mère

ma superbe

mon imprudente

Toi qui t’apprêtes à me mettre au monde

De grâce

ne me donne pas de nom

car les tueurs sont à l’affût

 

Mère

fais que ma peau

soit d’une couleur neutre

Les tueurs sont à l’affût

 

Mère

ne parle pas devant moi

Je risque d’apprendre ta langue

et les tueurs sont à l’affût

 

Mère

cache-toi quand tu pries

laisse-moi à l’écart de ta foi

Les tueurs sont à l’affût

 

Mère

libre à toi d’être pauvre

mais ne me jette pas dans la rue

Les tueurs sont à l’affût

Ah mère

si tu pouvais t’abstenir

attendre des jours meilleurs

pour me mettre au monde

Qui sait

Mon premier cri

ferait ma joie et la tienne

je bondirais alors dans la lumière

comme une offrande de la vie à la vie

 

* In Le Spleen de Casablanca, éditions de la Différence, 1996.

Poème à la mémoire de Brahim Bouarram, jeune Marocain jeté et noyé dans la Seine, le 1er mai 1995, par un groupe de skinheads venant d’une manifestation du Front national.

Les tueurs sont à l’affût, lu par Gaël Kamilindi


 

Abdellâtif Laabi est né en 1945 à Fès, au Maroc. Emprisonné pendant huit ans pour son opposition intellectuelle au régime, il est libéré en 80 et s’exile en France en 1985. Il a obtenu le Goncourt de la poésie en 2009. Son œuvre, essentiellement poétique, est publiée à La Différence et chez Gallimard.

 

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JEAN L’ANSELME

 

L’ÉMIGRANT

 

Pas de TRAVAIL

Pas de FAMILLE

Pas de PATRIE

 

Vive PÉTRIN !

 

Jean L’Anselme est né en 1919 et décédé en 2011.
Picard ayant appris à lire et à écrire derrière le cul des vaches le laid pour lui n’est pas ce qu’il y a de pis. Auteur entre autres de Le Ris de veau, Pensées et proverbes de Maxime Dicton, La Chasse d’eau, les Poèmes con, manifeste suivi d’exemples, La mort de la machine à laver et autres textes…

 

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ALAIN  (GEORGES) LEDUC

 

AÉROPORT DE PÉKIN

 

La vendeuse manie aussi bien le boulier

que la calculette

Elle a le type des femmes du Nord,

des femmes de Mandchourie

et ses seins soulèvent parfois  légèrement

sa tunique de soie noire.

Comme elle me tend un bol en belle laque rouge,

nous recevons une brève décharge d’électricité statique.

Nous nous sourions au même instant

et toute la fraternité humaine passe dans ce sourire.

J’aime la couleur de ce bol, la couleur de sa tunique.

 

Alain Leduc est né en 1951. Originaire du nord de la France, professeur et critique d’art. Romancier et poète.

 

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JEAN-CLAUDE MARTIN

 

   le bulletin d’information  dit qu’une épidémie  tue

par milliers des gens dans un pays lointain. Devant ce

bleu, ce ciel, peut-on y croire ?  Ça nous gâche l’insou-

ciance, comme un festin devant des mendiants. Mais

qu’y changer ? le monde est injuste. Dieu, est mal

fait… Envoyer un chèque. La radio passe à d’autres

sujet. Il faut surmonter la douleur des autres.  D’ail-

leurs, il n’y a pas de cadavres  sur la plage. Juste un

petit crabe éventré. Qui procure  à un bataillon  de

fourmis une très agréable après-midi.

 

Jean-Claude Martin est né en 1947. Préside la Maison de la Poésie de Poitiers depuis 2006. A publié de la poésie chez Rougerie, au Cheyne, au Tarabuste, au Dé bleu, chez Gros textes et aux Carnets du Dessert de Lune.

 

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JACQUES ROUMAIN

 

SALES NÈGRES

 

 

Jacques Roumain est un écrivain et poète haïtien né en 1907 à Port-au-Prince et mort en 1944.

Fondateur du parti communiste d’Haïti en 1934. Il est l’auteur de Gouverneurs de la rosée, chef d’œuvre de la littérature mondiale.

 

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JOËL SADELER

 

AMBRE SOMMAIRE

 

Sur la plage alignés

En épidermes serrés

Les gentils vacanciers

Aux petits pores

Et aux grands pieds

Se bronzent au soleil

De l’été

Tout bien-pensant

Tout bien-dorant

Tout bien-bronzant

Tous

Bruns-bicots

Et noirs-négros

Mais à la rentrée

Racistes jusque dans le métro

Racistes jusque dans le boulot

Racistes jusqu’à l’os

Et tout ça

      pour la peau

 

Joël Sadeler est né en 1938 et mort en 2000. Il a donné son nom au prix Joël Sadeler qui récompense chaque année depuis 2001 un recueil de poésie destiné à la jeunesse.

 

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SALAH STÉTIÉ

 

SENGHOR

 

Il y a dans le nom de Senghor le battement du sang
Il y a le souvenir de Gorée
Il y a – sans impertinence mais c’est référence parler – « Luitpold le vieux prince régent »
Il y a pour moi dans Sedar, abusivement, mémoire d’un cèdre du Liban

Il y a bien des Français qui parlent petit-nègre
Lui parle et écrit le français naturellement
Comme l’agrégé de grammaire qu’il est et comme le
Normalien qu’il fut et plutôt mieux que l’un et que l’autre
Parce qu’il a su désagréger la langue au bénéfice d’une langue plus forte, éternellement à venir, ô poésie, superbement, anormalement,
Un français châtié que le sien, mais non point puni pour autant,
Car il y a dans le nom de Senghor, à fleur de peau, le grand cri simplificateur, le cri du sang !

À fleur de peau, il est fils d’Afrique, de Sainte Afrique, sa mère est noire
Sa femme est blanche et sa mère est noire et c’est pourquoi cet homme est un pont
Un pont, à travers Gibraltar, entre Casamance et Normandie,
Entre Normandie et Casamance,
Un pont entre hier et demain et, entre Grèce et Bénin, à peine un détroit, un Hellespont.

Négritude est un mot de sa trouvaille, et de son invention aussi métissage
Nous serons tous demain nègres ou nous ne serons pas
Nous serons tous demain blancs ou nous ne serons pas
Nous serons jaunes, nous serons rouges, nous serons
Ces beaux métis par l’esprit et le cœur, délicieusement comblés par l’arc-en-ciel

Nous habiterons tous, Senghor, ta négritude
A seule fin d’habiter ta vastitude et la nôtre
Car les chambres étroites sont comme les fronts étroits :
L’homme et l’idée y respirent mal et s’y déplaisent

L’homme et l’idée avec toi vont leur libre chemin de langue
Leur chemin français vers tous les hommes et toutes les idées
Leur chemin sénégalais vers tous les hommes et toutes les idées.

Car la langue après tout n’est que la langue et l’homme est plus :
Il est le citoyen de Babel
Il est celui par qui toute langue se délie et Babel ô Babel sa liberté !

 

Salah Stétié est né à Beyrouth en 1923. Considéré comme un des principaux poètes de la francophonie.

Le site de Salah Stétié

 

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L’ouvrage sur le site du Temps des Cerises

RENTRÉE LITTÉRAIRE 2017 : SOLDE D’AUTOMNE

arton117866-225x300.jpgpar Denis BILLAMBOZ

Ce titre qui évoque la braderie commerciale ne s’applique absolument pas à ma marchandise littéraire. Par ce titre, je veux seulement dire que je vous propose une chronique constituée de mes trois lectures d’automne que je n’ai pas encore présentées ici. Si ce sont les dernières, ce ne sont pas pour autant les moins bonnes, elles sont toutes les trois excellentes même si elles représentent des genres très différents. Mickaël Glück propose des aphorismes croustillants, Gwenola Breton des textes courts, de la poésie en prose, succulentes, quant à Mir Amman, il est mort depuis bien longtemps mais ses contes sont toujours réédités.

 

CVT_nuova-prova-dorchestra_2544.jpgNUOVA PROVA D’ORCHESTRA

Mickaël GLÜCK

Les Carnets du dessert de lune

 

Je ne sais si le célèbre Chevalier von Gluck, auteur de nombreux opéras comme Orphée et Eurydice, figure dans l’arbre généalogique de Michaël Glück (la question a dû lui être posée de nombreuses fois mais j’avais besoin de cette interrogation pour introduire ma chronique), le cas échéant cela pourrait peut-être expliquer le penchant de l’auteur de ce recueil pour la musique.

Il compose des aphorismes comme le Chevalier composait des partitions musicales pour les divers morceaux qu’il a créés. Alors, même si ces deux personnages n’ont aucuns liens familiaux en commun, ils ont un point commun : la musique. Et même si

« Sept notes de musique ne font pas un arc-en-ciel »

Elles peuvent inspirer un compositeur comme un auteur d’aphorismes. Et, notre Glück à nous celui qui nous fait rire

« Scarlatti n’avait pas été vacciné, mais il fut pourtant la coqueluche de ces dames. »P1910590.JPG

sourire

« Elle astiquait les cuivres pour de l’argent ».

ou parfois même rire un peu jaune

« Une chanson douce… murmurent les enfants dans les villes bombardées. La musique adoucit-elle les morts ? »

Même s’il prend plaisir à nous dérider, Michaël Glück prend la musique très au sérieux et constate que comme de nombreuses composantes de notre monde, elle souffre un peu de la sottise des hommes qui ne la respecte pas toujours comme elle le mérite

« Histoire de la musique : on est passé du concert public à l’enregistrement live, sans public ».

Ce recueil publié dans la jolie collection Pousse-Café de Les carnets du dessert de lune est donc pour l’auteur l’occasion de rendre un hommage à la fois drolatique et très sérieux à cet art qu’il semble si bien connaître au point de demander en ultime requête

« S’il vous plait, laissez-moi donner mon dernier soupir ».

Le livre sur le site des Carnets du Dessert de Lune 

 

manuel-pour-dire-aurevoir-150x263.jpgMANUEL POUR DIRE AU REVOIR

Gwenola BRETON

Bleu d’encre

 

J’aime ce livre, je crois que je vais le classer parmi mes coups de cœur de mon année de lecture pourtant déjà bien remplie. J’aime sa présentation sobre et élégante et, c’est plutôt rare pour le signaler, j’aime son toucher délicat comme celui des blousons de daim que je rêvais de porter, sans jamais avoir les moyens de me les payer, quand j’étais jeune.

J’aime aussi la riche illustration réalisée à l’encre diluée par Thibault Pétrissans, elle entoure le texte d’un gris qui évoque le celui des ciels de Brel qui ont égaré les canaux dans son plat pays. Ce gris nimbe les mots scintillants et chatoyants dont Gwenola a habillé son texte, on dirait qu’elle les a revêtus de leurs habits du dimanche.

Les textes qu’elle glisse dans le gris de dessins de Thibault Pétrissans sont de la véritable poésie en prose mais pas seulement, ils sont aussi des petits bijoux de quelques lignes à une page complète, taillés, ciselés pour rendre tout l’éclat des mots qu’elle a soigneusement choisis pour vivifier la langue qu’elle utilise.

Une langue vive et alerte mais en même temps douce et sensuelle, une langue pour dire la vie, la mort comme une partie de la vie même si c’est la dernière, l’amour, l’amour sous toutes ses formes : passion, pulsion, amitié, passager, pour toujours…, la recherche d’une identité perdue dans le doute, la confirmation d’une existence, tout ce qui interroge, dérange, interpelle, tout ce qui s’explique mieux avec des mots même des mots qui expriment le doute.

« Je doute. Si j’hésitais. Pour qui j’hésiterais ? J’écoute. Si j’existais. Pour qui j’écrirais ? Un mélange de phrases imprononçables. Un terre-plein, des galets. De quoi faire mes espaces vides. Si j’existais. »

Gwenola jongle avec les mots pour leur faire dire ce qu’elle ne sait pas dire car les « Les mots disent la vérité. Pas moi ». Pour elle les mots sont jeu et dans le jeu il y a la vérité qui se cache et qu’on ne sait pas voir.

« Boîte à chapeau. Voir. Plus voir. Apparaître. Disparaître. Hop ! Revenir. Hop ! Disparaître à nouveau. Hop ! Hoquet. Réintégrer. Hop !… »

Des mots qui claquent à la place des phrases pour laisser filtrer cette vérité que le lecteur doit aller chercher au fond de ces mots-phrases ou de phrases très courtes. Avec ses phrases qui claquent comme des coups de fouets, Gwenola va plus loin, elle ne se contente pas de suggérer à travers le doute, de proposer par le jeu avec des mots espiègles, elle dénonce les idées toute faites, les truismes, les facilités langagières, les formules convenues, les insuffisances culturelles qui nourrissent le langage courant de ceux qui ne font pas l’effort de réfléchir.

« Je sens glisser le long de ma barbe molle un silence. Dans lequel se fonde une Certitude. Les gens qui chantent en anglais sont des cons. Les gens qui font des livres pour les enfants ne savent pas écrire. Les gens ne lisent plus. Les gens ne savent pas ce qu’ils disent… C’était mieux avant. Souvent même… »

La somme du langage moyen, les expressions qui constituent ce qui reste du vocabulaire : quelques formules toute faites répétées à l’infini pour nourrir des conversations absconses, vides de sens.

Un texte dont je retiendrai surtout la grande aisance langagière de l’auteure, sa facilité à mettre des mots bout à bout sans réellement faire des phrases, les mots étant eux-mêmes la phrase, pour évoquer des problèmes qui agitent notre vie depuis l’origine du monde. Elle n’hésite pas à bousculer l’orthographe en utilisant les majuscules comme des éléments de ponctuation supplémentaires pour apporter une accentuation particulière à certains mots. La difficulté reste pour le lecteur qui voudrait se livrer à une tentative de résumer, de condenser, d’expliquer ces textes qui sont déjà distillés sous la forme d’une essence de vocabulaire très concentrée.

Le livre sur Espace livre et créations

Le site de Bleu d’Encre Editions

 

9782369143871-3043b.jpgLES AVENTURES DE QUATRE DERVICHES

Mir AMMAN

Libretto

 

« Donne-moi actuellement à boire, ô échanson ! un vin généreux, afin que mon esprit ne soit jamais émoussé. Il me faut un vin très capiteux, car je vais mettre le pied dans l’étrier du voyage ».

Chaque chapitre du récit des aventures des quatre derviches commence par une requête de ce type, c’est une idée généreuse et judicieuse car ce voyage est particulièrement mouvementé.

Mais avant de narrer les aventures de ces derviches, il faut évoquer l’histoire de ce texte. Selon les propos liminaires de l’éditeur, il a été composé au XIV° siècle en langue persane et attribué par la tradition littéraire au poète indo-musulman Amir Khorso. Il a ensuite été écrit en persan et en ourdou par plusieurs rédacteurs, la version publiée est celle établie par Mir Amman, dactylographiée en 1803 à Lucknow et traduite de l’ourdou au français par Joseph-Héliodore Garcin de Tassy qui vécut au XIX° siècle.

Ce texte raconte l’histoire d’un roi très riche et très puissant pourtant fort malheureux car il n’avait pas d’héritier. Un soir qu’il errait dans les ténèbres, il rencontra quatre derviches qui venaient de décider de se raconter leurs aventures respectives pour rester éveillés. Ils acceptèrent que le roi partage leurs récits et quand les deux premiers derviches eurent narré leur périple rocambolesque (ils auraient pu inventer l’équivalent de ce qualificatif avant que Ponson du Terrail ne s’essaie à l’écriture), le roi leur demanda de les écouter car il voulait lui aussi raconter les folles aventures advenues à la fille de son vizir, elle voulait sauver son père de la peine capitale encourue pour cause de mensonge. Elle voulait prouver au roi que son père n’avait pas menti. Les aventures des deux derniers derviches sont un peu « expédiées » par l’auteur.

Il faut préciser qu’il avait déjà fait preuve de beaucoup d’imagination pour raconter les précédentes aventures et qu’il commençait à répéter des histoires un peu identiques. Ce texte est construit selon le principe de l’enchâssement ou de la mise en abyme, ce qui facilite la redite car l’histoire s’inscrivant dans une autre histoire en reprend souvent les mêmes éléments et les mêmes événements.

Ces aventures très surréalistes, relevant plus du conte que de la réalité sont fondées sur un schéma qui semble toujours identique : un marchand riche, même très riche, ou un prince tout aussi riche, part pour un long périple avec un objectif très noble, chemin faisant il rencontre une belle, une femme sublime, inaccessible qu’il parvient cependant à séduire et à emmener avec lui, mais, en cours de route, il est attaqué par des bandits ou autres adversaires tout aussi vilains et mal intentionnés qui le battent à mort ou presque. A ce moment surgit toujours un vieillard, une sorcière, un chaman, … qui lui rend vie, santé et fortune mais, hélas, la belle est souvent la victime des ces violentes échauffourées. Le héros lui revient toujours à son point de départ en ayant acquis ou développé sa fortune et sa réputation.

Ce texte s’il peut paraître absolument fantastique, tout droit surgi de la folle imagination d’un poète de l’Orient médiéval cache tout de même quelques réalités historiques qu’il serait intéressant d’étudier de façon un peu plus précise. Il laisse une place importante aux marchands qui ont sillonné les mers et les terres entre Ceylan et la Méditerranée occidentale pour approvisionner les fameuses échelles d’Orient où les Occidentaux venaient, depuis les croisades, acheter les produits venus de la lointaine Chine et du Sud-est asiatique. Ce ont eux qui ont permis aux marchandises de voyager plus loin que les hommes malgré tous les aléas du voyage si bien mis en scène dans ces récits. Il faudrait aussi analyser plus finement cette présence systématique de la belle qui, comme dans les poésies de l’amour courtois, n’est peut-être que la métaphore de la connaissance, de la liberté, de la justice, … que les « Quatre derviches et un roi cherchent à poursuivre (comme) leur but » ultime.

Le livre sur le site de Libretto

 

LES CHANTS DE JANE / CLAUDE MISEUR

23659568_1037716776377690_5225234570459587413_n.jpg?oh=2442334eba82af830e1f7acb647caab1&oe=5AD3DEEC« Petits tableaux pour se risquer plus loin que la couleur »

Longtemps Claude Miseur a été avare de ses poèmes. Depuis peu, il nous en livre davantage. Ici, vingt, une aubaine pour le lecteur de ses vers.

Sa poésie parle d’absence, de silence et de mer, d’effacement, de non-dit, d’espace et de chemin… Elle nous parle du secret et de l’essence des choses. C’est une poésie vigilante, attentive qui guette l’être dans l’incertain, dans ce qui affleure des choses et du vivant, sur le brisant des mots, dans cette clarté qui se dérobe / à la lumière. Car il sait que l’être est pensée, cheminement incessant, façon de dire et d’écrire en rapport avec la beauté.

 

Nouer sur soi

La phrase dévêtue

Des mots imprononcés

 

Le prononcé n’est jamais qu’une expression malheureuse du non-dit, un malentendu de l’inaudible à l’œuvre dans notre rapport à soi et à autrui. S’entend-on bien, se voit-on clairement, comment s’appréhende-t-on par rapport au monde ? C’est ce sur quoi s’interroge Claude, par le biais des mots qui résonnent en nous, alpaguant notre émoi, engageant notre cœur.ob_836214_clm-4325.jpg

 

Je tiens

à ce qu’aucun mot

ne sorte d’ici

sans s’habiller de silence

 

Mais nommer ce silence et la tragédie n’est plus.

Miseur dit ce caractère éphémère voire impossible d’une telle entreprise de dévoilement qui ne doit pas décourager le poète dans sa quête inlassable.

 

Dans l’encre de l’estampe

s’effondre l’illisible

d’un battement d’ailes

 

La vérité des choses repose sur des bases inaccessibles aux sens. L’énigme qui régit le monde n’est atteignable que par la poésie (des mots, des images). Ce qu’on voit, ce qu’on perçoit, comprend est susceptible de se dérober à la vision, à la compréhension au profit des forces de l’invisible. Rien n’est sûr, assuré, aucune assise n’est raisonnable mais pourtant il ne faut guère s’arrêter de penser et de guetter la sève sous le sang, de relever les appâts sur le blanc des mouettes

 

Toujours ce rivage

Me hante d’une île

Et qui semble se rompre

aux lèvres de la mer

 

Exil où le cœur

S’accroît des mots murmurés

Dans le lit de la page.

 

Parfois, de cette attention aux sources des choses, au voilé, à l’inaperçu, surgit un éclat, une clarté, un poème, cette épiphanie de mots et de lumière qui fait voir comme dans un éclair ce que nous sommes dans le monde et dans le temps.

 

Éric Allard

 

ob_836214_clm-4325.jpgClaude Miseur sur le site du Grenier Jane Tony

Claude Miseur sur le site de la Maison de la Poésie

BLUES SOCIAL CLUB de LORENZO CECCHI

cover-blues-social-club.jpg?fx=r_550_550COUPS DE COEUR, COUPS DE BLUES 

Blues Social Club est le sixième ouvrage de Lorenzo Cecchi et son troisième recueil de nouvelles. 

   Délit de fuite, la première nouvelle se termine par le feu. Avec une chute finale mémorable, au propre comme au figuré… 

   C’est fini ce boucan ? s’achève aussi dans les flammes. De ce feu qui efface toute trace réelle, en tout cas, mais pas le souvenir de ce qui a été… La troisième, La dispute, est le récit d’une passation douce-amère, par l’écriture… La quatrième narre une apparition miraculeuse, un de ces moments qui marque une vie, fige un destin, entre douleur et enchantement, et duquel on ne se remet jamais vraiment. Comme la dernière aussi, Le sac à dos, qui assujettit le narrateur à une vision des choses et lui fait voir la vie, le monde, sous cet aspect. Un beau cas de paranoïa.

   Le sac à dos, c’est un peu la part secrète de chacun, ce qu’on imagine d’autrui sans jamais vraiment savoir, ce qui fait qu’on devine l’autre autant qu’on se trompe sur lui, ce qui nous le fait appréhender comme terroriste de nos habitudes de penser. 

   L’avant-dernière nouvelle nous conte l’histoire des chats-à-gratter et plus jamais ils ne taquineront votre gorge sans que vous vous référiez à ce récit… Maman est morte, nouvelle lapidaire, rapporte aussi un de ces événements dont on ne sort pas, la disparition brutale d’un proche auquel on ne veut et pourra jamais croire.

   Ces récits, souvent écrits à la première personne, réduisent la frontière entre fiction et réalité sans verser dans l’autofiction, ils nous disent que ce qu’on croit, rêve, pense des faits est plus important que les faits nus ou bien que ceux-ci ne prennent tout leur sens qu’une fois interprétés, reliés à un « je » et inscrits dans une histoire personnelle, une vision embrassant passé et futur.  

   Cette collusion entre fiction et réalité est une des marques et constantes de l’écriture cecchienne. Cet art de la narration, qu’il a chevillé au corps et à la plume, qui rend son écriture concise et intense, prend sa source dans son existence même, entre coups de blues et goût immodéré de la vie, entre essoufflement et grandes respirations.

   Il y a du John Fante dans la façon d’écrire de Lorenzo Cecchi, ce goût accru de vivre qui met du vif-argent dans l’instant, cette capacité à rendre le quotidien au plus près, au plus fort.

   Un de ses personnages récurrents est Vincent, un autre lui-même, ce double fictif qui l’autorise à toutes les audaces fictionnelles. Lorenzo plante ses récits dans diverses époques de sa vie, après quoi bien sûr il appuie sur la touche start de son logiciel imaginatif et ça démarre, ça pétarade, ça l’éloigne loin de tout vécu. Ce qui peut expliquer qu’il emploie parfois le feu pour arrêter ce flux, ce flow qui, sinon, le brûlerait de l’intérieur.

   Ce qui donne à la plupart de ses nouvelles ce cachet d’intimité, cette dose accrue de réel, ce shoot de sensations fortes ; ce qui fait qu’une fois la lecture d’un de ses recueils terminée, on en redemande…

Éric Allard

 

Le livre sur le site du Cactus Inébranlable

 

UN RÊVE DE BEYOGLU de DEMIR ÖZLÜ (Ed. Petra)

leuckx-photo.jpgpar Philippe LEUCKX

 

 

 

 

 

beyoglu_0.jpgCe natif d’Istanbul, alors en résidence à Berlin, relate dans ce récit entre rêve et réalité, un amour, un quartier, une enfance, une ville.

L’imbrication de ces divers éléments nourrit la fiction. Un écrivain, installé en Allemagne, se remémore certains épisodes de sa vie au pays natal. Il laisse aller sa mémoire et son imaginative création de rêves, les uns plus inventifs et réalistes que les autres, pour brosser l’histoire d’une passion dont l’objet est la voisine stambouliote de l’auteur.

Beyoglu, la Place de Tünel, la Corne d’Or, les rues pauvres et passantes, le tramway qui oblitère la vie du quartier, la rue des cinémas, Istiklâl, les brasseries, les passages Krepen et autres : tout restitue une Istanbul plus vraie que nature, et il est parfois difficile de limiter la zone réelle des toponymes du rêve.artist_97802.jpg

De sa fenêtre, l’auteur suit les allées et venues des passants, des riverains, des commerçants : le Bosphore n’est pas loin, et il suit de l’autre côté, sur l’autre rive, les manœuvres de militaires.

Le jour, il flâne, rencontre un confrère d’écriture dans un café qui lui prodigue quelques conseils et l’encourage.

La vie suit son cours et le lecteur, d’amble, fonctionne au quart de tour pour épouser les formes sinueuses de la fiction dans un lacis de ruelles, de rues en pente, de passages salis, de tramways qui percutent le silence.

Un grand auteur, certes, que ce Özlü, né en 1935, auteur entre autres de « «Hallucination à Berlin » (1987, Publisud en 1993), de « Canaux » (1991).

C’est une découverte : style racé, sens aigu du réalisme, clins d’œil à certaines œuvres (la fenêtre de l’antihéros n’est pas sans faire penser à celle de « L’Etranger » de Camus qui observait les allées et venues un dimanche.)

Un écrivain à suivre.

 

Demir Özlü, Un rêve de Beyoglu, Ed. PETRA, coll. Voix d’ailleurs, 2009, 88p., 9€.

Traduit du turc par Célin VURALER.

Le livre sur le site des Editions Petra