par Philippe REMY-WILKIN
Brouillards de guerre est un très beau titre pour un roman… qui n’en est pas un. Quoiqu’il en épouse souvent l’allure. Mais. L’auteur, un essayiste, nous offre un mélange de genres. Des trames biographiques, romanesques, se faufilent à travers des chroniques. Paris et Bruxelles sous l’Occupation, entre 1942 et 1945. Mais oyez, oyez, lecteurs ! Le voyage sera sidérant !
Cinq cents pages ! Un événement en soi, quand nos auteurs ou éditeurs rechignent à dépasser les deux cents. Une ambition rare a donc précédé l’œuvre, une immense collecte d’informations y est chevillée. Mais « l’Esprit souffle où il veut », aurait dit Jésus. Quand Barrès lui rétorquait, à deux mille ans de distance : « Il est des lieux où souffle l’Esprit ». Eh bien, disons-le haut et clair, ce livre est l’un de ces lieux, un souffle traverse ces pages, les animant comme les voiles d’une caravelle tournée vers le Nouveau Monde.
Les premières lignes, fluides, nous projettent dans un roman historique :
« La jeune femme descendit du tram devant le théâtre du Parc, face au Palais de la Nation qui abritait le Parlement et le Sénat, et se dirigea vers le coin de la rue Royale et de la rue des Colonies. Un grand drapeau à croix gammée flottait légèrement en cette douce matinée de printemps devant la façade du bâtiment rendu inutile par la défaite et l’Occupation. »
On vit de plain-pied la rencontre entre une créatrice mue par l’ambition et son éditeur, toutes les émotions et pulsions qui affleurent :
« Elle croisa les jambes et posa son sac sur ses genoux. Colin transpirait un peu à la vue de cette belle et fraîche jeune romancière. Bien qu’il la connût depuis quelques années déjà, elle lui faisait toujours autant d’effet. (..) Elle se sentait si reconnaissante qu’elle était prête à toutes les concessions face à ce gros mâle concupiscent (…) De quoi parlait-il ? Sa bouche grasse luisait. Il avait fait rouler l’expression sur sa langue, comme une plaisanterie salace parce qu’elle était une femme… « La première fois »… C’est tentant de faire le rapprochement… Ils ne pensent qu’à ça, se dit-elle. Ils n’y peuvent rien. C’est glandulaire. Glissons. »
On songe un instant à l’actualité, aux affaires Weinstein et Spacey, l’arrivisme et la prédation, etc. Mais nous ne sommes pas dans un roman, ou alors un roman arcbouté au Réel ?, la jeune beauté n’est pas une créature chimérique ou quelque obscure écrivaillionne, non, c’est l’une des plus grandes plumes de notre Histoire littéraire, Dominique Rolin*, adaptée au cinéma, mystérieuse compagne des décennies durant du (trop ?) célèbre Philippe Sollers. Face à l’éditeur de son premier roman, Paul Colin, un collaborateur de la pire espèce, malveillant, antisémite.
Le portrait de Rolin, en quelques pages, est fracassant. Une égocentrique uniquement préoccupée par sa réalisation personnelle, qui se fiche de la politique (et donc du sort des autres) comme d’une guigne, ne voit ses interlocuteurs que dans leur rapport à elle et à son œuvre.

Maxime Benoît-Jannin
Une biographie sans fard de l’autrice (osons ce mot féministe !) de L’Infini chez soi ? Non, la scène s’élargit rapidement, les acteurs défilent. Rolin voyage vers Paris et y oublie son mari dans les bras de l’éditeur parisien d’origine belge Robert Denoël, mais voilà qu’apparaissent des célébrités du temps ou futures, le récit explose en sillons multiples, la polyphonie s’installe, c’est une ère entière qui ressuscite. Nous pénétrons dans les atermoiements d’Elsa Triolet et Louis Aragon, sortons au café avec Sartre et Beauvoir, surprenons la première rencontre de celui-ci avec Albert Camus, écoutons atterrés les propos antisémites de Céline et Rebatet, les échanges sur la littérature entre Paul Valéry, Gaston Gallimard et Denoël, observons à la loupe Cocteau et Eluard, Max Jacob et Jean Genet… dans des rues, des soirées hantées par des silhouettes en uniforme vert de gris.
Comment décrire la submersion qui nous engloutit délicieusement ? Des biographies se croisent et se décroisent, se superposent parfois (les amours axiales de Rolin et Denoël, Valéry et Jeanne Loviton, Denoël et Loviton) mais explosées par l’irruption du Temps : articles de presse, recensions de spectacles, de procès, etc.
Benoît-Jeannin tient du démiurge, il y a une tentation proustienne à l’œuvre, un fil glisse du sillage de Rolin (quel beau film eût écrit un Truffaut à partir des premières scènes !) pour embobiner un univers, une époque. Qui jaillit sous nos yeux hallucinés tel un Titanic remontant des profondeurs océanes pour retrouver sa trépidation.
Il y a un bémol. Parfois, aspiré par une trame narrative, on est pressé de lire la suite mais l’auteur privilégie la reconstitution panoramique et nous voilà séparé du roman par la chronique pure et dure. Qui intéressera davantage le féru d’Histoire que le lecteur d’histoires. Ainsi, accompagnant Paul Valéry aux concerts de la Pléiade, on en découvre le programme :
« Emmanuel Chabrier, Trois valses romantiques (Jean Françaix et Soulima Stravinski).
Michel Ciry, Madame de Soubise (paroles d’Alfred de Vigny), (Paul Derenne et Francis Poulenc).
Erik Satie, Trois morceaux en forme de Poire (Simone Filliard et Francis Poulenc).
Etc. »
Oui, parfois, reprenant son souffle, on s’interroge. Que lit-on ? Un roman, des romans, des biographies, des chroniques, une étude historique, des micro-essais, des nouvelles ? Et il y a tout cela. Mille manières d’aborder le thème central : la reconstitution d’un monde perdu, peuplé de fantômes et d’ambiguïtés sur la nature humaine, mais une reconstitution d’une essence supérieure, où le Vrai se révèle sans maquillage. Comme si l’ouvrage de Benoît-Jeannin accrochait ses lecteurs à une caméra et un micro pour les projeter via une machine à remonter le temps au cœur des événements.
Si l’on intègre la profusion du contrepoint, l’entreprise est globalement passionnante. Car l’immense puzzle vaut à la fois par sa vision d’ensemble et l’enseignement qu’elle délivre mais, tout autant, par l’appétit suscité par une infinité de ses pièces/fragments narratifs, qui transportent intrinsèquement et indépendamment du Tout. On sera donc happé par des épisodes de la Résistance (l’assassinat de Paul Colin, les prouesses de notre aviateur Jean de Sélys Longchamps, l’attaque d’un train destinée à sauver un convoi de Juifs, etc.), des énigmes policières qui incendient justice et médias, les affres des vies privées de célébrités monumentalisées par l’Ecole ou l’Histoire soudain incarnées, mais on sera déstabilisé par la teneur des textes publiés par les autorités, les journaux, la plongée au cœur de la collaboration, qu’elle soit abyssale ou en méandres sournois, pusillanimes. On est surtout sans cesse surpris par l’auteur et ses mille angles d’attaque. Ainsi, à la page 154, un texte rédigé par un journaliste de province, un hommage courageux à l’une des victimes des arrestations arbitraires :
« Harry Baur vient de mourir ; mais le cinéma, qu’il a marqué de sa puissante personnalité, lui assure une longue survie.
Il y a quelques années, j’ai pu observer Harry Baur au cours d’une répétition. Congestionné, couvert de sueur, il attaquait d’intangibles difficultés, se donnait corps et âme, sans réserve, sans prudence pour sa personne, sans ménagement pour sa santé : toute intelligence, toute sensibilité à découvert (…) J’ai vu Harry Baur porter seul le poids d’une pièce, élever celle-ci au-dessus du sujet, créer autour du texte son œuvre à lui et, par son jeu, rejoindre la vie dans ce qu’elle a de plus secret. Je l’ai vu gravir avec acharnement le dur chemin de la perfection. »
Micro-essai, somme toute, sur l’Art, ode à l’investissement du véritable artiste, qui atteint une dimension métaphysique.
La suite ? Un déferlement d’informations, de réflexions et d’émotions. Où l’on mesure comme rarement l’impact de l’antisémitisme vichyste, des compromissions opportunistes, des fanatismes idéologiques. Et je doute qu’on puisse encore lire Céline (et même son Voyage) ou Rebatet (j’adorais son Histoire de la Musique) comme si de rien n’était… Un kaléidoscope, où le didactique est rarement pesant, où les sensations fugaces d’une force centrifuge s’évanouissent devant la perception du projet créateur, une puissance centripète servie par une écriture belle et limpide. On lit plusieurs livres à la fois mais ceux-ci sont les instruments d’un même orchestre, au service d’une composition unique.
In fine, on se surprend à applaudir l’auteur et son éditeur (Christian Lutz) qui ont osé aller à contre-courant des normes et des habitudes pour nous offrir un ouvrage épatant, époustouflant, l’une des rares productions de ces derniers mois qui doivent impérativement trouver niche dans toute bibliothèque humaniste.
Ph. R.-W.
* Dominique Rolin était l’autrice (je persiste, féministe !) préférée de mon épouse vers ses vingt ans et sa lecture me marqua.
Maxime Benoît-Jeannin
Brouillards de guerre
Editions Samsa, roman, 2017
500 pages
Sur l’auteur et son œuvre, un complément d’information à lire sur le site de l’éditeur SAMSA