Le coup de projo d’Edi-Phil RW sur le monde des Lettres belges
(mars 2018, 1/2)
Dans ce premier volet, il est question des livres de Sébastien Ministru, Isabelle Bielecki, Lew Bogdan, Carino Bucciarelli et Guy Stuckens.
L’actualité ? Me frappent les sorties nombreuses de journalistes et critiques belges dans de belles maisons parisiennes (Eric Russon, Sébastien Ministru, Jérôme Colin, Myriam Leroy…).
Un Colin assènera qu’ils cherchent ainsi (à l’étranger) à ne pas être publiés sur la foi de leur popularité médiatique, mais, sans douter de la bonne foi d’un médiateur qu’on apprécie beaucoup, on sourira devant sa naïveté. Une starlette belge francophone a beau être en principe inconnue en France ou en Flandre, la signer signifie nécessairement un amortissement à l’échelon local, des ventes supérieures à la plupart des auteurs… français.
Mais. Ne parlons pas abstraitement ou cyniquement. Ces auteurs/autrice ont peut-être tout simplement été élus sur foi de leurs talents. Jetons un œil sur l’une de ces productions.

Sébastien Ministru a livré son premier roman, Apprendre à lire, publié par un géant parisien, Grasset (157 pages).
Le pitch est accrocheur : un père de quatre-vingt ans demande à son fils de près de soixante de lui apprendre à lire. Stupeur de celui-ci : ils n’ont quasi jamais rien partagé, échangé. A l’arrière-plan, la relation du narrateur, Antoine, avec son compagnon Alex, un peintre de grand talent. Se précipitant rapidement vers l’avant-scène, une rencontre de passage, un prostitué très jeune, Ron, va interférer dans les cours dispensés, la vie des personnages.
Les premières pages me déconcertent. L’écriture est simple, les thématiques renvoient à un autre roman belge, le Rosa de Marcel Sel (voir article sur ce blog) : incommunicabilité père/fils, secrets de famille et traumatismes du passé qui bloquent le déploiement de la vie sur plusieurs générations, absence de recours aux tuteurs de résilience qui confine à une complaisance dans le malheur, racines italiennes et biographies d’émigrés et descendants, etc.
Une fois digérées ces intersections, je renverse progressivement ma perspective. Somme toute, il est très intéressant d’observer des variations sur le même thème. Rosa avait une ampleur de fresque, un souffle romanesque que ce livre ne possède pas, n’a pas choisi aussi de posséder, il faut l’admettre et découvrir le texte pour ce qu’il est, hors comparaison.
L’écriture est simple ? Mais elle est fluide, efficace, sobre :
« Je lui ai dit que j’avais trop de choses en tête, trop d’informations qui, au bout du compte et du vacarme, annulaient tout ce que je pouvais penser, si jamais j’avais pensé quelque chose.. »
Les personnages ? Ils sont esquissés avec subtilité et, surtout, beaucoup de réalisme, une absence de complaisance. Ainsi, le narrateur, s’il a ses bons moments, s’il nous confronte parfois à des élans de pure humanité, se montre un peu revenu de tout, aimant son compagnon mais à travers une vie de couple délavée, où on va chercher le sexe ou un certain accomplissement ailleurs, où on ne s’intéresse pas à des prostitués utilisés comme objets, où l’activité professionnelle semble sur des rails ne menant vers aucune destination, etc.
Bref, on est plongé dans le gris de la vie, de beaucoup de vies, mais il y a ce point de basculement, la demande du père. Qui entrouvre le sillon de l’aventure, extérieure mais surtout intérieure. Un peu comme on ouvrirait soudain les volets d’une maison de campagne abandonnée depuis vingt ans. L’air s’infiltre, la lumière.
C’est un bon livre. Qui se lit facilement et agréablement. Qui émeut et interpelle. Un Feel Good Book ? Oui, mais raffiné, jamais racoleur.

On quitte la Foire du Livre de Bruxelles avec les deux dernières sorties des éditions M.E.O. (Gérard Adam), des romans de Lew Bogdan et Isabelle Bieleki.
Isabelle Bielecki. Les Tulipes du Japon (238 pages) nous projettent dans la vie d’une femme, Russe d’origine, qui trimbale sur le dos (qui finit cassé au sens premier) de trop lourdes valises : un vécu de déracinés, de rescapés aussi (les parents) des camps et des tragédies. Pourtant, notre héroïne se bat contre les obstacles avec talent et courage, creuse un sillon original, avec son travail au sein d’une entreprise japonaise. A le grand mérite de réagir face à une vie privée délavée, d’oser préférer l’aventure, au sens d’épisode de vie véritable, au confort. Souvent complexée mais ne renonçant jamais.
Au-delà des premières impressions d’autofiction, très réductrices, on glisse progressivement vers la fable, c’est la femme, la condition de la femme quasi, qui nous heurte de plein fouet, et, en tant qu’homme, on est honteux d’observer le comportement de nos semblables, trop nombreux, sans doute majoritaires, tous ces écueils qu’on place sous le sol mouvant de nos compagnes ou collègues, employées (les divers types de harcèlement y passent, à commencer par le moins évoqué : l’absence du présent, le mari ou le père, l’amant qui ne vous écoute pas, ne vous comprend pas, ne participe en rien de votre réalisation). On se consolera en songeant que c’est la majorité de la gent humaine (femmes comprises donc) qui s’abîme dans l’abus de pouvoir,
l’indifférence, la lâcheté, la superficialité. Sinon, notre monde, évidemment, ne serait pas celui des Trump et Poutine, Erdogan et autres tribuns… populaires.
Ecrit de manière fluide et raconté de manière alerte, nous révélant en sus les dessous d’une certaine émigration japonaise, le récit termine quasi en thriller soft : j’ai dévoré les dernières dizaines de pages en partageant les divers combats de l’héroïne, en espérant lui voir dénicher la parade, vaincre l’adversité et toucher à bon port… privé et professionnel.
Nul doute que de nombreuses personnes seront touchées par un livre qui met en scène les difficultés de l’existence et promeut la résistance tout en ayant la grâce de ne pas nous offrir une super-héroïne mais un roseau, qui plie, rassemble ses forces menues, manque de rompre mais…

Lew Bogdan. On reste en Russie, ou plutôt on en repart, avec le roman/récit Fenia, sous-titré Ou l’acteur errant dans un siècle égaré. Qui affiche un titre magnifique… à confirmer !
Un roman ? On connaît la propension de l’éditeur Gérard Adam à retenir des projets hors étiquettes (cf les romanouvelles d’Evelyne Wilwerth, la fausse étude historique More de Daniel Charneux, etc.) mais il bat ici tous ses records. Je m’extasiais il y a peu sur l’audace d’un Christian Lutz/Samsa Editions publiant les 500 pages du (faux) roman de Maxime Benoît-Jeannin. Témérité pulvérisée ici ! Près de 1000 pages ! Qui tiennent plus du récit que du roman.
De quoi s’agit-il ? On commence avec les heurs et malheurs d’une communauté pour le moins méconnue, les Doukhobors, dont l’Histoire « se perd dans les brumes du Moyen-Age », secte (horrible mot, dénaturé quand il s’applique à des bienveillants) judéo-chrétienne ne reconnaissant pas la nature divine du Christ, pacifiste, végétarienne, influencée par la philosophie indienne, etc. On est à la fin du XIXe siècle, un tsar réformiste meurt assassiné et le sort des minorités bascule, débute une ère de pogroms, atroce, qui préfigure tant et tant l’apocalypse nazie. La focalisation glisse sur un groupe de personnages qui vont faire émerger le théâtre yiddish, se faufiler à travers les dérives incendiaires de l’Histoire pour, d’émigration/refuge en réinvention/adaptation ensemencer l’Europe puis le nouveau Monde, imposer un art nouveau du jeu, des planches aux écrans, qui donnera un jour, entre autres, l’Actor’s Studio mythique, soit le laboratoire d’où sont issus les James Dean, Marlon Brando, Marilyn Monroe, Elia Kazan, Paul Newman, Robert De Niro, etc.
Le fond du livre est prodigieux et on comprend la tentation de Gérard Adam de mettre à la disposition des lecteurs une telle somme, racontée par un témoin et acteur de l’épopée. On applaudira en sus son extraordinaire travail au service du livre. Quand il s’agissait d’éclaircir à coups de machette un livre aux allures de forêt amazonienne.
Mais. A l’impossible nul n’est tenu. J’ai beau être moi-même assimilé à un expert ès récits polyphoniques, opéresques, amples, complexes, je me trouve ici débordé, submergé. Amoureux de l’Histoire, je plonge avec avidité. Amoureux des histoires (savamment construites pour happer et retenir l’attention), je suis frustré et perplexe.
Mon reproche principal ? On ne vit pas les évènements extraordinaires, passionnants, bouleversants qui sont évoqués, ils sont restitués. Le recul est trop conséquent. Des Juifs, des Russes, des cinéphiles, des théâtromanes ou de purs historiens seront captivés par la matière, mais le lecteur moyen se trouvera embourbé par l’excès de détails, de noms, de digressions. Les pages 31 à 33 offrent une mise en abyme des forces et faiblesses du livre. En une page et demie, on voit apparaître et présenter… quatorze personnages : « les docteurs Nicolaï Zebarev et Andreï Bakounine (…) deux infirmières, Maria Satz et Halina Koralnik (…) », etc. Mais on découvre parallèlement la genèse du théâtre yiddish, « né dans les caves à vin de Roumanie, de Galicie et du Sud de la Russie où l’on se plaisait à chanter des balades populaires que l’on mimait à la manière de la Commedia dell’arte ». Le feu s’éteint, se rallume. Yoyo.
La lecture s’assimile selon moi à une traversée océane, on y croise des trésors d’informations de la meilleure eau (sic !) et on succombe un moment à l’envoûtement, on subit un effroyable tangage à d’autres, le mal de mer terrasse. Bref, à déconseiller aux apôtres du cabotage littéraire et à proposer aux adeptes du Grand Large !
Je vais quant à moi poursuivre la lecture à mon rythme, pour son fond (abyssal), mais préfère en parler déjà car j’aurai terminé… dans plusieurs mois. Et tant pis si mes conclusions sont modifiées dans 100 ou 500 pages.
Pour en savoir davantage, voir la présentation offerte par le site de l’éditeur : https://www.meo-edition.eu/fenia.html
Poursuivons avec des nouveautés.
Carino Bucciarelli, dont j’ai beaucoup aimé le titre d’un recueil de nouvelles paru en 1997, L’Inventeur de paraboles (chez Luce Wilquin), n’avait plus rien publié depuis 2001, après deux romans chez le grand éditeur genevois L’Age d’Homme. Le voilà de retour avec un nouveau recueil de nouvelles, Dispersion, 177 pages, paru chez Encre Rouge, une petite structure indépendante française découverte lors du Salon de Charleroi en novembre.
Le souffle du singulier, de l’étrange plane entre les pages. Un parfum de ces Petits Maîtres adorés (plus que les Grands ?) du XIXe siècle (Mérimée, Maupassant, Villiers, Nerval…). Un homme qui se liquéfie soudain, un autre qui s’attache un peu trop à… son cactus, un troisième qui croise malencontreusement un oiseau terrifiant, etc. Une vingtaine de nouvelles, autant de plongées déclinant l’arc-en-ciel du fantastique. Courtes, variées, étonnantes, amusantes, inquiétantes :
« Par la porte de ma chambre, je vis, au ras du sol, filer une étoffe blanche. Je n’avais pas de temps à perdre ; je me précipitai, les mains tendues, vers le tissu qui s’enfuyait – accroché à Dieu sait qui – vers la cuisine. Ce n’était pas la traîne d’un vêtement que je suivais mais une queue de belette immaculée. »
Mais. Que s’est-il passé au niveau éditorial ? Un laisser-aller singulier pénalise la réception du texte, rompt le pacte citoyen qui engage tout écrit. Mise en page rudimentaire, coquilles…
Carino Bucciarelli mérite un tout autre écrin !

Guy Stuckens. J’ai eu le privilège de recevoir en primeur l’édition spéciale de Petit Coquin (Les Editions provisoires, 63 pages), une série de portraits de femmes, qui alterne croquis et texticules. L’auteur, qu’on connaît avant tout comme médiateur culturel (Radio Air libre, émission Cocktail Nouvelle Vague, qui offre mille et une découvertes hors sentiers battus, musicales, littéraires…), s’est amusé à imaginer (ou revivre ? ou un peu des deux ?) de nombreuses rencontres avec la gent féminine. C’est écrit avec humour et tendresse, ironie parfois. Une esquisse. Qui laisse entrevoir autre chose. Un projet de roman, de nouvelles ?
Le blog de Philippe REMY-WILKIN