Rosa est le premier roman de l’essayiste Marcel Sel, une figure singulière du paysage politique et culturel belge, un hybride de bloggeur et d’enquêteur indépendant, un héraut de la libre-pensée. Qui plus est, le livre est publié par Onlit, une structure innovante qui a joué les pionnières dans le registre numérique, pâti de la stagnation (temporaire ?) du genre mais été capable de rebondir en mode classique. Sel/Onlit ne viennent-ils pas de décrocher les prix Saga Café et des Bibliothèques de Bruxelles… tout en étant finalistes du prestigieux Rossel ou chez les lecteurs de Club ?
Les premières lignes :
« Tu vas écrire un roman, qu’il m’a dit. C’était un ordre.
– Et comment je fais pour vivre ?
– Tu as quel âge ?
(…) Depuis dix ans, il me verse un salaire mensuel, comme ça, sans rien en échange. Travailler, je ne peux pas. Il le sait. Je suis une sorte d’artiste. (…) il a son usine, alors il me paye. »
« Il », c’est « Le Père, c’est Albert Palombieri ». Le roman commence sur un ton direct, en mode intimiste. Le narrateur est un jeune homme à la dérive, un « adultescent » en inadéquation quasi totale avec le monde, sa ville (Bruxelles), son père, les femmes (et l’amour, qu’il n’arrive pas à assumer sur la durée). L’émotion affleure rapidement, avec la narration d’un traumatisme d’enfance, qui semble avoir modelé un destin. Maurice, vers neuf ans, avait la passion de l’écriture et a déposé un poème sur le bureau paternel, en quête de reconnaissance. Aucune réaction. Alors il revient dans la pièce, cherche son œuvre :
« Je me précipite sous le bureau, entre un pied de chaise et la corbeille. Et juste avant qu’il n’éteigne la lumière d’un geste sec, je le vois, mon poème ! Il est dans la corbeille à papier grise, chiffonné. »
La scène se reproduira au fil des mois, des années. Avec le même résultat. Qui mène à la perte de confiance et à cette plongée dans l’altérité mise en scène dans les romans des Moravia, Camus, Sartre.
Face à la demande paternelle (a priori saugrenue : écrire un roman pour un homme qui ne l’a jamais lu !), le narrateur se cabre puis décide de se venger. Il sait ce qu’il va faire, il va écrire « La Vengeance du Fils » ou « J’emmerde le Père », l’histoire d’un homme de trente ans qui se voit imposer un projet d’écriture mais le retourne contre son concepteur. Mise en perspective des vies, des destins dans un panorama élargi. Car Maurice possède une arme secrète : son grand-père Nonno, qui a quitté jadis l’Italie pour la Belgique, lui a raconté sous le sceau de la confidence absolue ce qu’il a toujours dissimulé à son fils : l’histoire de leur famille. Or celle-ci, épique, inscrite dans l’Histoire de son pays d’origine, charrie des secrets douloureux voire impossibles à gérer. Commence un second roman (le livre du Fils, envoyé au Père en fragments), qui ressuscite toute une famille, un village, la saga du fascisme de son lustre à sa désagrégation, les années de guerre, l’alliance avec Hitler puis sa dislocation, la collaboration et la résistance, le rapport à la judéité.
Deux romans alternent. Avec leurs rebondissements, leurs suspenses. Le Père, au début, paie sans lire. Comment le contraindre à affronter les démons du passé ? Mais le Fils lui-même peut-il pénétrer l’étoffe de son travail d’écriture sans y plonger tout entier ? S’y brûlera-t-il les ailes ? Ou le roman muera-t-il en médiateur vers la rédemption ?
A centre du récit, des récits, la figure de Rosa, la mère du Père, la grand-mère du Fils. Une rousse « au regard brûlant » (des allures de Maureen O’Hara ?). Que l’on croise pour la première fois alors qu’elle embarque pour un train menant vers un camp de concentration. Sa vie et sa disparition. Depuis sa jeunesse insouciante et frondeuse jusqu’à l’amour, l’engagement, la trahison…
Marcel Sel (en compagnie de Jacques Mercier) lors de la remise du Prix Saga Café
Mais, dans le sillage de Rosa, ce sont des pans d’Histoire qui quittent les limbes de l’Oubli. Et, lecteur francophone, on découvre avec étonnement un passé méconnu/inconnu, du ralliement du peuple italien au fascisme, vu comme un vecteur d’ordre, de modernité, de progrès, jusqu’aux prises de position du Duce : Musssolini se montre hostile aux théories racistes d’Hitler et ses militaires protègent les Juifs, les Romanichels, les Serbes… quitte à se confronter aux alliés allemands ou croates (Oustachis), MAIS il retourne sa veste devant la nécessité d’un soutien nazi plus appuyé ou planifie le massacre de la communauté slovène.
En clair ? On lit un roman très romanesque, palpitant et émouvant, avec de l’amour et de l’amitié, des rencontres inoubliables (Aaron Zeller dans le train de la Mort), des mystères. Mais on lit aussi un ouvrage historique, qui informe et fait réfléchir. Et un roman de mœurs, une saga familiale qui orchestre l’émancipation, la réalisation. Maurice sera-t-il capable de laisser venir à lui son Hannibale (le fantasme de la femme conquérante) ? Accouchera-t-il son père en lui rendant son passé ? A moins que ça ne soit l’inverse ? Ou les deux ?
L’écriture, le plus souvent mise au service d’une narration efficace, s’autorise des envolées plus délicates, littéraires :
« (…) quand me sont apparus les yeux écorchés d’Aaron Zeller, à Trieste, ces yeux qui s’éteignaient pendant qu’agonisait l’humanité. »
Des réminiscences intertextuelles m’auront souvent traversé. J’ai évoqué l’altérité/inadéquation mythifiée par L’Etranger, La Nausée ou La Désobéissance, mais d’autres échos affleurent. Le Monde de Sophie, avec le fil rouge tendu par un Père/démiurge qui dirige vers un apprentissage, un Bildungsroman. De beaux romans d’Adolphe Nysenholc ou Alain Berenboom, d’autres de Rossano Rosi ou Giuseppe Santoliquido, avec le dévoilement/rappel de nos immigrations juive et italienne, leurs drames et leurs apports à notre culture, notre vie nationale. Les romans de Mathilde Alet, avec la mainmise du Non dit, du Mal dit ou du Trop peu dit dans les relations, les constructions identitaires. In fine, comment ne pas songer à une variation libre sur le thème de l’incommunicabilité père/fils, le syndrome de Karoo* mis en exergue dans un article des Belles Phrases** ?
Un bémol ? On peut s’irriter devant l’incapacité du Père et du Fils à user des tuteurs de résilience, comme s’ils se complaisaient dans leur mise en tragédie.
Une illumination ? On peut à l’inverse s’extasier devant l’importance conférée à l’écriture. Songer que les majuscules apposées au Père et au Fils colorent le récit d’une aura biblique. Ce qui implique une attention soutenue au symbolique, au métaphorique. Le Verbe n’est-il pas le principe créateur ? Nommer apportant sens et existence ? Maurice, qui veut écrire des romans mais échoue faute de sujet, ne pourra-t-il écrire des histoires qu’après avoir appréhendé la sienne ? Sur le modèle « Il faut avoir été aimé pour pouvoir aimer » ou « Il faut s’aimer soi-même pour pouvoir aimer les autres » ? Le livre comme matrice des personnages, qu’il ressuscite ou accouche ?
En conclusion, ce roman est une réussite épatante. Qui happe dès les premières pages et ne faiblit pas dans les dernières. Un travail de romancier et d’écrivain. Qui séduira grand public et gourmets.
* Karoo est un roman (extraordinaire !) de Steve Tesich, qui a donné son nom à une revue/plateforme culturelle formant la jeunesse à la critique (et à l’esprit critique), qui nous est particulièrement chère : https://karoo.me/author/adamatraore1453
** Le syndrome de Karoo explicité: http://lesbellesphrases.skynetblogs.be/archive/2017/09/19/karoo-ou-la-maladie-de-l-existence-8765504.html
Marcel SEL
ROSA
Editions Onlit, roman, 2017
296 pages
Pour en savoir plus sur l’auteur (mystérieux : Marcel Sel est un pseudonyme !) et son œuvre
UN BLOG DE SEL, le (célèbre) blog de MARCEL SEL