On dit que Philip Roth est mort. C’est sûrement faux. Il a dû envoyer dans la tombe un de ses doubles, Nathan Zuckerman ou David Kepesh, et il est bien tranquille dans sa belle maison du Connecticut ; il nage tous les jours. Mais non, Nathan Zuckerman et David Kepesh sont vivants pour toujours, dans les romans de Roth, et c’est la belle aventure commencée à Newark (New Jersey) le 19 mars 1933 qui vient de se terminer, mardi 22 mai, à New York.
Ce sont les premiers mots de la nécro de Josyane Savigneau dans Le Monde à l’occasion du décès de Philip Roth (quelques jours seulement après celui de Tom Wolfe), le romancier de Portnoy et son complexe, du Complot contre l’Amérique, d’Opération Shylock, de Ma vie d’homme et de nombreux autres romans remarquables et nécessaires.
Déconcertant sujet que celui de « La nature exposée », le dernier livre d’Erri De Luca.
Un homme, dont nous ne saurons jamais le nom, proche de la soixantaine, vivant au pied des montagnes , près de cette frontière qu’il fait passer clandestinement à des réfugiés venus des côtes d’Afrique, vit de petites figurines qu’il sculpte dans le bois de racines ou les fragments de roches qu’il trouve dans les pierriers. Prisonnier d’une peur qu’il ne sait pas encore être de l’orgueil dévoyé, il se refuse le beau nom d’artiste : la femme qui l’aime le quitte d’ailleurs pour cette raison, devinant dans ce refus du son destin les stigmates d’un amour étriqué.
Succédané de cet art qui est le sien, notre homme restaure aussi à l’occasion les chefs d’œuvre du passé. A ce titre, une curieuse demande lui est faite par le curé de la petite ville où il séjourne au déboulé de sa montagne. À son retour des fronts de la Première Guerre un jeune artiste a reçu la commande inouïe de sculpter dans le marbre, un Christ en croix, intégralement nu comme les suppliciés de son temps. Passé ce premier moment d’audace, l’Eglise a ressenti la nécessité de recouvrir le sexe du crucifié – il est vrai en début d’érection – d’un drapé de pierre. Il s’agit maintenant de retrouver l’œuvre originale en débarrassant la sculpture de son pudique drapé. Le narrateur accepte cette tâche.
Ce roman en forme de conte théologique est l’occasion d’aborder plusieurs thématiques fort riches dont la principale, celle qui donne sa tonalité à l’œuvre, est celle du passage. Tous les personnages de ce roman sont des passeurs à des degrés divers : le personnage principal et narrateur concentre en lui cette notion au plan littéral – il aide des migrants à franchir clandestinement la frontière qui sinue sur la ligne de crête des montagnes toutes proches – et au plan métaphorique par sa condition d’artiste. Tu es, plus qu’un artiste, tu es un créateur lui dit sa compagne peu avant de le quitter ; « quelqu’un qui force les limites en s’écorchant les mains pour forcer un nouveau passage ». Un nouveau passage aussi pour ces migrants qui franchissent cette montagne, frontière naturelle comme peut l’être notre propre peau : délimitation stricte d’un dedans mais qui par là même constitue le dehors avec lequel se produira l’échange. Une frontière n’a de sens que si on la franchit de même que notre peau n’est pas simple protection mais bien condition de notre interaction avec l’extérieur.
Figure tutélaire du récit : le Christ dont la parole dite depuis la croix fait de celle-ci « une rampe de lancement pour les générations » auxquelles elle ouvre un nouveau passage, de l’Ancien testament vers le Nouveau, d’un monde supplicié vers le monde du pardon.
Le point focal de ce beau roman est bien sûr » l’exposition » comme le titre l’indique de la nature du christ certes au sens précis de ses attributs sexuels mais aussi au sens du dévoilement de sa nature humaine et divine que l’auteur aborde sans lourdeur via le décryptage progressif de ce que le sculpteur et son œuvre ont a nous dire. Erri De Luca qui n’est pas croyant, entrelace avec un bonheur d’écriture remarquable le miracle de l’Incarnation et la sublimation artistique par laquelle le sculpteur a substitué son propre corps à celui du Christ, se soumettant lui-même à une forme de supplice afin de représenter dans la pierre, le plus fidèlement possible, « les faisceaux musculaires du cou, les biceps étirés, les triceps en relief sous l’effet de la torsion ». Ce christ n’est pas mort : il est à l’agonie, on ressent le dernier effort pour aspirer l’air et ne pas mourir, ne jamais mourir. On ressent ce vent froid de début de printemps qui mord le corps dénudé : avec un peu d’imagination, la tête légèrement penchée de côté, on peut même voir avec lui, en contre-bas, « la dernière lumière qui embrase le blanc des remparts de Jérusalem ».
Cette « sur-incarnation » du Christ se déploie en contrepoint d’une « désincarnation » saisissante de l’homme. Chez vous dit un ouvrier algérien, j’ai appris à n’être personne, « je garde les yeux baissés et ainsi ; je les lève et j’apparais à nouveau, disons que nous n’existons pas les uns pour les autres ». Chacun est désormais sur terre comme on est en bateau sur la mer : « à l’étroit au-dessus d’un désert infini ». Cette désincarnation de l’humanité est suggérée par mille détails : les personnages ne sont jamais nommés ; se croisent ainsi la « femme », un boulanger, un forgeron, le curé, l’ouvrier algérien… Le décor lui-même se détache de ces pages en noir et blanc, pris dans la grisaille et le froid : la neige des cols de montagne, la pierre noire des trottoirs de Naples lorsqu’il pleut, le marbre blanc et glacé de la statue…
Ce beau roman qui, à mon avis – seule réserve de ma part – s’encombre inutilement d’une intrigue « sentimentalo-policière » que je ne dévoilerai pas, se clôt sur une note d’espoir : notre artisan sculpteur arrive au bout de sa tâche et se réconcilie avec son destin d’artiste, de passeur. On aura encore bien besoin de lui et de ses semblables car quelque part dans le monde, existe « un pharaon moderne qui noie à la fois les femmes, les hommes, les livres et les enfants ».
Jean-Marie Godard a suivi de près plusieurs « flics » dans leur quotidien, et les a interrogés intimement sur leur vision du métier, leurs rapports avec les autres, la difficulté de concilier vie professionnelle et vie familiale, et les problèmes rencontrés dans l’exercice de leur fonction.
On pouvait s’attendre à un ouvrage édulcoré, il n’en est rien. La réalité est décrite de plein fouet et fait de cet ouvrage une enquête tout à fait conforme à ce que vivent les policiers aujourd’hui. Le désamour des Français, le peu d’intérêt de la hiérarchie, le manque de moyens, tout est passé au peigne fin, par des policiers en activité qui évoquent aussi leurs faiblesses. L’auteur parle du Courbat, un centre qui reçoit les fonctionnaires qui craquent. Tout n’est pas révélé, on sent le poids du droit de réserve, mais au travers des témoignages on imagine la douleur. On devine un manque de formation, pour les jeunes policiers qui découvrent la misère humaine de plein fouet, arrivant souvent les premiers sur les lieux, face à des situations difficiles. L’empathie, le sang froid, la psychologie, tous ces critères méritent plus ample information.
Un métier difficile, afin de servir l’Etat avec fierté et de faire respecter la loi, pour peu de considération et beaucoup d’humiliation.
Un livre qui rappelle qu’un policier est humain, qu’il a une famille, qu’il n’a pas vocation à malmener son prochain, qu’il n’a pas fait ce métier pour ça.
Un livre utile…
Dans cette rubrique, j’ai rassemblé un texte contemporain de Pierre Barrault qui raconte une histoire absurde à la manière de Beckett, un recueil de nouvelles ultra courtes de Marc Menu et un recueil d’aphorismes et autres formes de jeux de mots et de pensées humoristiques de Dominique Saint-Dizier. Une façon de proposer une chronique drôle, humoristique et même un peu plus que cela, en démontrant qu’on peut rire, sourire, s’interroger, réfléchir sans tenir de longs discours, simplement en utilisant les mots avec intelligence et subtilité. Ce sont d’excellents complices !
CLONCK ET SES DYSFONCTIONNEMENTS
PIERRE BARRAULT
Louise Bottu
En lisant le titre, « Clonck » a immédiatement fait « clic » dans ma mémoire pas si usagée que je le croyais. Clonck et sa place Monk m’ont évoqué un monde qui serait issu du travail de photomontage absurde des célèbres éditeurs chaux-de-fonniers : Plonk et Replonk qui ont connu un beau succès en détournant des vieilles cartes postales de leur vocation initiale. En lisant les descriptions de Pierre Barrault, j’ai eu l’impression qu’il connaissait ce collectif d’éditeurs surréalistes et qu’il s’inspirait de leur travail pour construire son récit. J’aurais aimé voir Plonk et Replonk attablés à la terrasse de la place Monk à Clonck !
Mais la mission hautement confidentielle et particulièrement délicate imaginée par un service très mystérieux, est confiée à Podostrog et Aughrim. Ils doivent retrouver Perstorp pour une raison qui doit être bonne, et même très bonne, tant elle semble hermétique et sibylline. Les deux compères arrivent donc à Clonck et en explorent toutes les rues, les coins et les recoins, pénétrant partout où ils le peuvent, en pure perte de temps. Ils ne rencontrent que bizarreries, absurdités, anomalies, incongruités, … toutes sortes de choses qui n’existeraient pas dans un monde comme celui que nous connaissons. La liste des oiseaux rencontrés dans le parc suffit à s’en convaincre : « Le parc de Clonck est le plus grand site de reproduction des perches des sables à tête noire, contre-furets suintants, patorins hurleurs, fourmis géantes, chevreuils-ou-phacochères phosphorescents, condylures mouchetés, phrynosomes à plumes, oryctéropes nains et moineaux troglodytes à mains jaunes… »
Même si l’allusion à Plonk et Replonk, à notre fromage national : « Podostrog pense qu’il est question de cancoillotte » et à la gentilité des habitants de notre département à travers le nom d’un personnage : « Doubiste » même si maintenant nous sommes des Doubiens, m’a fait penser que l’auteur connait au moins un peu le Jura franco-suisse, son livre évoque, pour moi, plutôt Beckett. En effet, je me souviens avoir lu, il y a déjà un bon nombre d’années, « Mercier et Camier », un voyage immobile, sans but, inutile comme l’est cette recherche d’un personnage qui n’existe peut-être même pas. Pierre Barrault, un peu à la manière de Beckett, décrit un monde où la vie de l’homme n’est qu’une erreur, un malentendu, qui ne mène nulle part, qui ramène toujours au même point. L’homme se cantonne dans un monde immobile qu’il n’évalue qu’à l’aune de ce qu’il voit sans se soucier que ces apparences peuvent cacher un autre monde, un autre monde qu’il ne montrera pas au lecteur le laissant s’interroger lui-même sur ces apparences et ce qu’elles pourraient cacher. « Podostrog développe à présent deux ou trois points essentiels au sujet du continuum espace-temps », mais l’auteur ne développe pas cette intéressante question laissant encore une fois le lecteur face à l’éternelle question de sa place dans l’univers.
Ce texte est aussi une interrogation sur la vérité qui peut être résumée dans ce petit dialogue entre les deux compères :
« – Cependant ce n’est pas la vérité.
– Que veux-tu dire ?
– Que ce n’est qu’une opinion. La mienne, si j’ose dire.
– Elle vaut ce qu’elle vaut.
– Autant dire pas grand-chose. Ce que je pense, au fond, n’a pas beaucoup d’importance… »
Et surtout ne pas oublier de s’attarder sur les remarquables dessins de Claire Morel.
Lors du dernier Salon de l’autre livre, en feuilletant cet ouvrage, je pensais tenir en mains un recueil de textes courts comme j’en lis assez souvent mais à sa lecture, j’ai, tout d’abord, vu sur la couverture que l’auteur précisait qu’il s’agissait de nouvelles. J’en fut bien convaincu après la lecture de quelques textes seulement car chacun d’entre eux se termine par une chute toujours adroitement amenée après la description d’une situation bien définie sans aucune digression superflue.
Une page, quelques phrases, une seule parfois, quelques mots même suffisent à Marc Menu pour camper une situation dramatique, tragique même, cocasse, hilarante, insolite ou encore cynique…, pour écrire une histoire comme celle-ci, peut-être la plus courte du recueil, alors je vous la montre : « Deux vieilles dames se disputaient un souvenir. C’est la mort qui l’emporta. » Tout est dit est la conclusion est claire même si elle est un peu radicale.
Marc Menu
Ainsi, ce que l’auteur appelle « petites méchancetés » est souvent un trait d’humour noir :
« Le bourreau leva bien haut sa hache. Elle s’abattit dans un silence de mort.
Et parmi la foule qui assistait à la décollation, il y eut ce jour-là plus d’une jouvencelle à qui le bel exécuteur fit perdre la tête. »
Une pensée bien cynique :
« … Vous me tendez une main éplorée… Me voilà sur le point de devenir votre sauveur.
Et puis non. Après tout, des comme vous, il y en a plein. »
Une petite cruauté :
« Vivre avec un chanteur d’opéra, c’est décidément au-dessus de mes forces, soupira la dame. Et d’ailleurs, je n’ai jamais aimé Rigoletto.
Et elle remit au policier le pistolet encore chaud. »
Une bonne grosse « vacherie » comme on dit chez nous :
« … Dès que j’ai franchi les portes de l’asile – … – je me suis senti revivre. Il ne me restait plus qu’à continuer à faire semblant. Assez longtemps pour qu’au dehors, ma femme se trouve un autre pauvre type à emmerder. »
Ou même une petite histoire un brin polissonne :
« Elle venait faire la chambre. S’est excusée, confuse, en le trouvant encore là. Il a très vite su la mettre à l’aise. Tellement à l’aise, même, que les autres chambres ont attendu … attendu … »
Dans tous les cas un trait d’esprit, une fulgurance, qui ne mérite même pas le nom de méchanceté, juste une petite espièglerie qui justifierait ce que la dame inflige à ce Monsieur trop entreprenant :
« … Et puis la musique a marqué un temps d’arrêt. Du coup on a bien entendu quand il se l’est prise. La gifle. »
Attention les pensées b’anales ne sont pas forcément banales, l’auteur tient à le préciser lui-même dans un incipit tout à fait explicite : « Un faux-cul n’a que des pensées b’anales », nous pouvons donc en déduire que les pensées b’anales ne sont que des pensées de faux-culs ou assimilés. Mais ce recueil ne contient pas que de telles pensées, il comporte aussi des idées courbes que l’auteur laisse définir par Léo Ferré, l’immense poète : « Les hommes qui pensent en rond ont des idées courbes ». Voilà qui est clair. Cependant, on peut aussi trouver dans ce recueil des pensées courbes émises par des faux-culs qui pensent en rond. Donc, il appartient au lecteur de rester très vigilant pour savoir à quelle famille appartient chacun des aphorismes de l’auteur.
Ces puériles questions de classification étant résolues, il faut se consacrer à l’essentiel, à ce que l’auteur a écrit et donc à ce que l’éditeur a publié. Et ce qui importe avant tout pour l’auteur c’est l’humour, il l’affirme à haute voix, se référant à Alphonse Allais, : « Je ne plaisante jamais avec l’humour ! ». J’ai déjà lu un recueil de Dominique Saint-Dizier, « Indocile heureux » et j’avais, à cette occasion, remarqué qu’il est un auteur plasticien qui utilise les mots là où la matière ne lui permet pas de s’exprimer. Comme il le dit lui-même : « En manque d’inspiration, je survis en mangeant mes mots. » Il est tellement goulu que « Très impatient, il (m’) arrive que je déverse plus de mots dans mes phrases qu’elles ne peuvent en contenir. »
L’humour, il le traque au fond des choses les plus anodines là où se nichent l’incongruité, le paradoxe, l’insolite, le quiproquo, tout ce qui peut faire rire, comme ces petits traits d’humour désopilants : « Selon moi les nudistes seraient les descendants en ligne directe des sans -culottes. » « Il y a des hauts-de forme et des bas à varice ! Ainsi va la vie ! » « Manque de peau ! se plaint amèrement l’écorché vif. »
Mais on sent aussi, sous cet humour bon enfant, destiné à diffuser un peu de bonne humeur, plus de gravité, comme si l’âge avançant (je sais de quoi je parle, l’auteur doit avoir un âge proche du mien), l’auteur évoque son vécu en proposant des aphorismes faisant références à des événements de son passé et même au-delà comme par exemple quand il invente des messages désopilants qui peuvent rappeler ceux émis par Radio Londres pendant la dernière guerre (en théorie seulement), comme celui-ci : « La femme de manège fait tourner la tête du patron. Je répète. La femme de manège fait tourner la tête du patron. » Quelques traits contiennent même plus que de l’humour : « Si les enfants qui naissent aujourd’hui n’ont pas d’avenir, il vaudrait mieux qu’ils naissent plus tard. » Et celui-ci cache mal une réelle fatalité : « Même les pompes à vélo rendent leur dernier souffle. »
Mais avant de sombrer dans les rets du grand âge, il veut profiter de la vie avec humour toujours et rêver encore à des petits bonheurs comme cette lueur de désir : « Il assiste ému et transi à l’éclosion des boutons de son corsage. », supporter encore les tracas administratifs et réglementaires : « Musicien brillant, il est capable de commencer à souffler un air de fête dans un alcootest et de le terminer au violon. » et la fourberie de ses contemporains : « Comme la plupart de mes semblables, j’ai de bons ennemis et de moins bons amis. » Mais toujours avec humour ! Bien sûr !
Les « Journaux intimes » de Benjamin Constant constituent une œuvre déroutante. Tenus de 1804 à 1816, ils inaugurent un genre littéraire inconnu jusqu’alors – du moins dans cette forme radicale – et nous font véritablement entrer dans la tête de l’auteur.
Se mettre dans la peau de Benjamin Constant vaut le détour. L’homme a un talent protéiforme : auteur du premier roman d’introspection de la littérature française, il est un des grands théoriciens de la philosophie politique libérale doublé d’un penseur très original en matière d’histoire des religions. Sur le plan de la personnalité, Constant multiplie les paradoxes : épris de tranquillité il poursuit une gloire qui semble le fuir ; à la recherche d’un amour vrai et d’inclination, il se montre pourtant très soucieux d’éviter toute mésalliance ; épris de liberté et d’indépendance il reste 18 ans sous la coupe de Madame de Staël, auprès de laquelle il avoue un bonheur de deux années seulement.
Avant tout autre chose, Benjamin Constant est un sceptique, dans le sens qu’ « il est toujours possible d’invoquer des arguments de force égale pour et contre chaque opinion. Le mieux est donc de ne pas prendre parti, d’avouer son ignorance, de ne pencher d’aucun côté ; de maintenir son avis en suspens. Le doute est le vrai bien. »
Ce scepticisme peut déboucher sur l’indécision : tout au long de ce journal, on le voit faire défaire et refaire mille fois le plan de l’ouvrage sur la religion qui l’occupera toute sa vie. Tour à tour, chaque plan nouveau devient le meilleur avant d’être révoqué en doute. Le même « flottement » nimbe la vie sentimentale de Benjamin Constant. Amant de Germaine de Staël dont il admire l’esprit supérieur et la vivacité, il est aussi amoureux de Charlotte de Hardenberg devenue Madame Dutertre dont la douce mais ardente sensualité le comble.
Dans son journal, n’en pouvant plus et pour sa propre commodité, il a attribué un chiffre à plusieurs hypothèses dont celles-ci :
2. désir de rompre mon éternel lien (avec Mme de Stael)
8. projet de mariage (avec une 3eme femme)
12. amour pour Madame Dutertre.
Le 20 janvier 1807, Constant s’interroge. « Raisonnons. 12 a bien des inconvénients. Femme difficile à faire admettre. Double divorce, fureur de l’autre, faciles susceptibilités que je ne calcule pas assez, etc. 8 Antoinette n’a aucun de ces dangers ; (…) me laisse plus de liberté car je ne me soucie pas d’elle. Va pour 8. Scène. 2 Cette situation n’est pas tenable. »
On devine aisément qu’il n’est pas de tout repos d’être la maîtresse ou l’amie de Constant et que la vie de celui-ci, en un juste retour des choses, ne lui apporte pas la tranquillité recherchée… Cette difficulté à se déterminer tient aussi au fait qu’il tient sincèrement à Germaine et Charlotte, mais pour des raisons différentes. Le caractère impérieux de Mme de Staël l’excède et les scènes sont aussi fréquentes qu’interminables. Une journée avec elle finit rarement comme elle avait commencé. Ainsi ce 21 avril 1807 : « Journée tout entière avec Mme de Staël. D’abord très agréable, puis triste, puis fatigante. Fantaisies absurdes ». Toutefois il reconnait « qu’il ne vit d’esprit, d’abandon et de cœur qu’avec elle » . Cependant Germaine ne lui est plus rien physiquement. En revanche Charlotte qui « n’a pas deux idées de suite » lui apporte, du moins les premiers temps, une forme de plénitude sexuelle. Le mariage, enfin célébré, semble cependant refroidir la tendre Charlotte au grand déplaisir de B. Constant dont le paradoxal manque de romantisme n’est sans doute pas pour rien dans cette progressive glaciation : « je me suis marié pour coucher beaucoup avec ma femme et me coucher de bonne heure. Je ne couche jamais avec elle, presque, et nous veillons jusqu’à 4 heures du matin ».
Le lascar n’est donc pas facile à vivre. Il échoue en permanence à concilier harmonieusement son impérieux besoin d’indépendance avec les nécessités de tout rapport sincère et profond avec autrui. Mais avec Charlotte et plus encore lors de sa passion malheureuse pour Juliette Récamier il fait aussi l’expérience d’un pouvoir bien féminin trop souvent sous-estimé: le pouvoir de dire non.
Sceptique ; parfois cynique (« voyons s’il ne vaut pas mieux conserver mes liens en les relâchant, et en reprenant une indépendance de détail que je puis obtenir (…) que prendre de nouveaux liens et contracter de nouveaux devoirs (…) » ) ; souvent ironique (lors d’une soirée assommante : « on dirait des morts qui ont gardé l’habitude de parler »), Benjamin Constant semble vacciné contre les belles et grandes amitiés. Pourtant, une femme, trop tôt disparue et qui ne sera jamais sa maîtresse va entretenir avec lui des liens d’amitié très beaux et très forts : il s’agit de Julie Talma. Sa mort le bouleverse : il écrit encore quelques pages sur cette femme pleine de grâce et de sensibilité, médite sur cette mort qui emporte tout puis, trois années durant, cesse de se confier à son journal.
Outre la vie sentimentale de leur auteur, les journaux intimes nous font spectateurs de la lente maturation de l’ouvrage sur la religion dans lequel Constant expose cette idée originale qui n’aura guère de suite : le sentiment religieux éternel et absolu se distingue radicalement de la religion qui n’en est que la forme éphémère et souvent abusive. Passe aussi dans ces lignes écrites à la diable, l’écho cependant très lointain des tumultes du siècle, de la chute de l’Empire et des débuts de la seconde Restauration.
Ces Journaux intimes nous plongent dans l’intimité d’un grand esprit et nous font partager ses intermittences du cœur et le spectacle de cette hautaine difficulté d’exister qu’il résume avec cette lucidité mordante qui est la sienne : « On n’est connu jamais que de soi, on ne peut être jugé que par soi : il y a entre les autres et soi une barrière invisible. C’est une illusion de la jeunesse que de croire qu’aucune relation la fasse disparaître : elle se relève toujours »
J’ai beaucoup d’admiration pour Hermann Hesse. Outre le grand romancier que chacun connait, ce fut aussi un grand humaniste qui jamais n’abandonna son esprit critique. Né d’un père souabe et d’une mère d’origine russe, il s’est installé en Suisse , près de Berne dès 1912 puis dans le Tessin peu après la Grande guerre. Sa patrie est une patrie de cœur : elle ne connait pas les frontières instituées et se confond avec un espace de vie et de civilisation qui s’étend de Bernes à la Forêt Noire du nord, de Zurich et du lac de Constance au Vosges. Dès 1919, adversaire résolu de tous les nationalismes, il affirme sa « profession de foi alémanique », son attachement viscéral à cette terre aux multiples vallées dont toutes les eaux confluent vers le Rhin, « ce grand fleuve par lequel de tous temps, ce pays est entré en communication avec le vaste monde ».
A Montagnola, dans le Tessin où il résidera plus de quarante ans, Hesse renoue avec la vieille quête du Sud autant rêvé que vécu et qui aura aussi hanté Nietzche, Wagner et Goethe.
Toute sa vie, il est partagé entre la tentation de l’errance et son contraire, la recherche d’une sédentarité bienheureuse faite de la joie de se sentir responsable d’un petit coin de terre, de cinquante arbres, de parterres de fleurs, de figues et de pêches. Mais il le sait, au fond de lui, il est un nomade et non un paysan. Je suis, dit-il, « un admirateur de l’infidélité, du changement, de la fantaisie ». Tout au long de son existence, il multiplie les voyages, parfois lointains mais souvent vers l’Italie toute proche. Il affectionne les randonnées et relate le souvenir radieux de celle qui, au fort d’un été de jeunesse, le conduisit par le col de l’Albula, l’Engadine et le Bergell jusqu’au lac de Côme. C’est un grand amoureux des paysages.
Les paysages : c’est précisément le sujet de ce beau livre édité par José Corti voici plus de 10 ans et qui rassemble différents textes rédigés par Hesse à la suite de ses diverses pérégrinations dans sa patrie d’élection.
Ces paysages qu’il nous décrits avec minutie et poésie sont autant ceux où le guident ses pas que le reflet de l’espace intérieur qui l’habite. Rares sont les écrits où Hesse se livre autant, évoquant tour à tour l’exaltation qui le gagne devant la beauté du monde puis les moments de profonde dépression et de doute. D’ailleurs cette beauté qui le charme tant, est-elle bien réelle ? Souvent écrit-il, je me demande si tout ce que j’ai cru percevoir n’était pas simple image de ma vie intérieure projetée au dehors ». Cette interrogation est proche de celle d’un Pessoa lorsque celui-ci écrit : « Parfois, en ces jours à la lumière exacte et parfaite, En lesquels les choses ont toute la réalité qu’elles peuvent avoir, Je me demande à moi-même, lentement Pourquoi je vais moi aussi jusqu’à attribuer De la beauté aux choses. »
Interrogation plus terrible qu’il n’y parait car si rien n’est réel, tout langage et toute pensée qu’il exprime est mensonge et il n’y a de refuge possible que dans une contemplation atone proche de la non-pensée. Pessoa surmontera – très partiellement – ce vertige par le recours aux hétéronymes dont l’un, Campos, le rapprochera d’une forme de spiritualité. De son côté, Hesse passera par bien des crises. Influencé par le taoïsme, il assumera progressivement ses contradictions, qui au final sont celles de tout homme, cet enfant à la fois le plus doué et le plus égaré de la nature. A la fin de sa vie, dans ses derniers textes, Hesse semble se réconcilier avec lui-même, avec sa parole d’artiste et ce sentiment fier et désespéré d’être homme. Voici, écrit-il, que « notre impuissance est rompue, que nous ne sommes plus petits ni révoltés, que nous ne demandons plus à retrouver l’unité avec la nature, mais que nous dressons notre grandeur face à la sienne, notre mutabilité face à sa permanence, notre parole devant son silence, notre connaissance de la mort devant sa prétendue éternité, notre cœur capable d’amour et de souffrance‘ devant son impassibilité ».
Finalement, demeure la beauté de l’homme et du paysage qu’il a contribué à former.
Hermann Hesse, Description d’un paysage, coll. Les Massicotés, José Corti
J’ai lu en quelques jours seulement trois livres concernant l’Extrême-Orient : un roman noir du grand Jun ‘chiro Tanizaki qui n’avait jusqu’alors jamais été traduit en français, un thriller terrifiant du Coréen Jeong You-jeong et un polar chinois écrit par un auteur bien français qui se cache sous le pseudonyme chinois de Mi Jianxiu. Une belle provision de livres à emporter pour les grands week-ends à venir.
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NOIR SUR BLANC
JUN’ICHIRO TANIZAKI (1886 – 1965)
Editions Picquier
Ce roman de Tanizaki, publié au Japon en 1928, n’avait jamais été traduit en France avant que les Editions Philippe Picquier éditent la présente version en ce début de mai. Ce roman raconte l’histoire d’un écrivain certainement talentueux mais très peu assidu à son travail, il préfère rechercher la compagnie des jolies femmes, notamment les courtisanes qui ne s’attachent pas à leurs clients, et dépenser son argent sans compter en achetant des gadgets sans intérêt ou des objets dont il n’a nul besoin ou qu’il possède déjà en plusieurs exemplaires. Il a livré les derniers feuillets de son dernier roman quand, un matin au réveil, une pensée traverse son esprit, dans les dernières pages de son roman il a écrit le véritable nom de la victime, celui du gars dont il s’est inspiré pour décrire la personne assassinée, et non pas le nom qu’il avait inventé pour la dénommer dans son histoire.
Le roman de Mizuno, l’auteur flemmard, c’est « l’histoire d’un homme obnubilé par la question de savoir s’il était possible de commettre un meurtre, …, sans laisser aucune trace ». Pour cela, il faut sélectionner une victime avec laquelle le meurtrier n’aurait aucun lien, une victime choisie tout à fait au hasard et la tuer sans aucun mobile. Pour démontrer sa théorie, Mizuno se met en scène comme meurtrier et choisit comme victime une personne qu’il connait peu, une personne sans aucun relief, banale, un type qui « sent la vieille godasse ». Comme il a laissé son nom dans les derniers passages du livre, la personne prise pour modèle pourrait se reconnaître et chercher à se venger. Pire, elle pourrait être assassinée dans les conditions décrites par son roman, la police pourrait alors très rapidement faire la relation entre la victime, le roman et son auteur.
Le romancier comprend vite qu’il lui faut très rapidement se construire un alibi au cas où il arriverait malheur à son modèle, il décide de trouver une courtisane qu’il pourrait visiter certains jours, notamment celui où il a prévu d’assassiner sa victime. Il en rencontre une qui accepte cette relation épisodique. Se croyant à l’abri d’une accusation injuste, il s’adonne aux plaisirs de la chair avec sa belle dont il ne connait même pas le nom. Elle vient le chercher à la gare, loue une voiture avec chauffeur et se fait conduire dans un appartement situé dans un quartier perdu qu’il ne connait pas du tout et ne reconnaîtra jamais. Et le malheur finit par arriver, le modèle est assassiné le jour prévu dans le roman et l’écrivain doit produire un alibi crédible … Commence alors une histoire incroyable dans laquelle l’auteur se prend les pieds jusqu’au dénouement que personne n’avait prévu.
Cette histoire s’écrit aussi bien dans le roman de Mizuno que dans sa vie réelle, il pourrait-être le criminel qui aurait raconté son crime avant de passer à l’acte, comme la victime pourrait-être le modèle choisi par l’auteur parce qu’il ressemble à celui décrit dans le roman. Tanizaki réussi ainsi le tour de force de mêler les personnages du roman de l’auteur qu’il a créé avec ceux de son propre roman. Les héros passent ainsi d’un texte à l’autre manipulés par des lecteurs peu scrupuleux. L’intrigue échappe aux héros tombant dans les mains de personnages qui ont lu le texte de Mizuno et pourraient en tirer certains profits.
Dans ce texte, Tanizaki dévoile sa grande culture occidentale, il cite de nombreuses références littéraires, culturelles, artistiques et même sociales issues des mondes anglophone, germanophone et francophone. Son héroïne principale a même séjourné en Allemagne et elle utilise parfois la langue germanique pour s’adresser à son client. Ça change des anglicismes abscons qui encombrent désormais de très nombreux textes. Son écriture n’est plus à vanter, ses textes sont d’une grande finesse. Dans ce roman noir, son intrigue est construite avec beaucoup d’habilité, le suspense est haletant et le dénouement est des plus inattendus. La passion pour les femmes qui possède son héros pourrait évoquer Kawabata mais la créature de Tanizaki n’a pas la délicatesse de ce grand auteur, c’est un envieux, égoïste, menteur et affabulateur. « Puisqu’il y a de si belles bêtes en ce monde, j’en veux une part » déclare-t-il. Il pense aussi que ceux qui sont dans de mauvais travers le méritent bien par leur médiocrité, affichant ainsi un élitisme malsain. Tanizaki peint un homme qui pourrait être une caricature de certains Japonais imbus de leur personne, nationalistes fanatiques.
Cette histoire montre le Japon sortant déjà de sa gangue ancestrale, un Japon conquérant, voulant rivaliser avec les nations occidentales et s’inscrire dans le concert des grandes nations mondiales. Tanizaki met en scène un personnage brutal qui pourrait symboliser cette période d’expansion militaire que son pays conduit au moment où il écrit ce roman. Erotisme et nationalisme pourraient-être les deux caractéristiques principales de ce texte mais ce que je retiendrai surtout, c’est la virtuosité de l’auteur pour construire et développer son intrigue. Incontestablement Tanizaki est un maître du roman.
Un matin d’hiver, entre cinq et six heures du matin, à Gundo, ville nouvelle dédiée aux loisirs au sud de la Corée, dans le vaste duplex de sa mère qui coiffe un building de bureaux, Yujin s’éveille péniblement d’un sommeil comateux. Il ne se souvient de rien mais il se sent emprisonné comme dans une gangue qui le recouvre de la tête au pied, une croûte sèche qui couvre aussi son lit. Emergeant progressivement de sa torpeur, il se rend compte qu’il est inondé d’une forte couche de sang séché et que sa chambre est elle aussi maculée du même liquide. Il ne comprend rien, il n’a aucun souvenir. « …je ne suis pas en mesure d’expliquer pourquoi j’ai pris la porte d’entrée, ni pourquoi je suis dans cet état, ni ce qui est arrivé à ma chambre ». Poussant ses investigations, il retrouve le cadavre de sa mère nageant dans une mare de sang, le rasoir de son père qui aurait pu trancher le cou de sa mère et divers indices qui éveillent son inquiétude : et s’il était l‘auteur de ce meurtre comme tout semble l’indiquer ? Mais ceci est impossible, il n’a pas pu tuer sa mère, il l’aime réellement.
Alors, il réfléchit, cherche des indices, essaie de reconstituer ce qui s’est passé au cours de cette nuit meurtrière et finit après un jour et une nouvelle nuit par reconstituer la tragédie … Ou presque, « Il ne me manque plus qu’une chose, la clé qui va ouvrir la porte du temps perdu de ma mémoire, entre minuit et 2 h 30 du matin, la nuit dernière ». S’il n’est pas le meurtrier qui peut l’être ? Seul son frère habite aussi l’immeuble et sa tante a pu rendre visite à sa sœur. Pour quelle raison le meurtrier a-t-il tué sa mère ? Et s’il est, lui, le meurtrier pourquoi aurait-il commis un tel geste ? Il sait qu’on le traite pour des crises d’épilepsie et que la suspension de son traitement peut avoir des conséquences funestes mais il ne supporte plus sa camisole chimique, il se sent tellement mieux quand il est libéré des contraintes médicamenteuses même si les effets secondaires de la suspension du traitement sont douloureux et néfastes.
A travers un long récit particulièrement détaillé Jeong You-jeong analyse chirurgicalement les faits, les événements, les états psychologiques du presque unique personnage de ce roman angoissant qui pose bien des questions dont la première consiste à identifier le meurtrier et la seconde à comprendre son geste. Pour cela le narrateur devra remonter loin dans le temps quand son père et son frère aîné ont tragiquement disparu en mer. Pour comprendre ce qu’il a fait et savoir quel rôle il a joué au cours de cette nuit tragique, il devra sans cesse choisir entre les sages conseils du « soldat blanc » et les impulsions instinctives transmises par le « soldat bleu », entre les deux pôles de sa bipolarité. Sa mère lui avait dit : « Tu ne mérites pas de vivre ». Pourquoi ? Il doit comprendre !
Au moment où les multiples chaînes de télévision inondent les écrans des exploits des tueurs en série, prédateurs, terroristes, kamikazes et autres êtres tous plus sanguinaires les uns que les autres, à travers son analyse minutieuse et fouillée, l’auteure pose des questions essentielles sur la nature et le degré de la culpabilité, sur les limites de la compassion et du pardon, sur l’envie de vengeance. Elle plonge aussi au cœur du système psychique de ces assassins pour comprendre d’où peut venir cette nécessité de tuer : instinct de survie, instinct primitif ancré dans le cerveau reptilien… ? De cette analyse ressort aussi des éléments qui relèvent de la prédation, de la fatalité, de l’intérêt personnel, pécuniaire, affectif ou autres encore. Dans ce texte, le bien et le mal ne semblent pas clairement définis, ce qui relève de l’inné et ce qui s’ajoute avec l’acquis se mélangent, le soldat blanc et le soldat bleu peuvent se liguer pour une même cause. Dans ses conditions, juger semble bien difficile tant il est compliqué de comprendre les motivations du coupable mais il semblerait que l’instinct de conservation, fondé sur le réflexe, agisse plus vite que le geste raisonné nécessitant la mise en œuvre d’éléments plus lents du cerveau. L’être humain n’est finalement qu’un animal peut-être un peu plus évolué que les autres., il faudrait donc comprendre certains débordements sanguinaires sanas forcément les accepter.
Un soir, en descendant ses poubelles, un Pékinois est sauvagement égorgé par trois personnes qui filent en vitesse avant l’arrivée de l’inspecteur Ma d’astreinte ce jour-là. Mutique et grognon l’inspecteur n’est pas ravi de récolter cette affaire. Le témoignage du concierge de l’immeuble permet de penser que les assaillants font partie de la minorité ouïgoure en révolte contre le pouvoir central. Alors qu’il mène l’enquête avec son adjoint Zhou, un autre meurtre est commis de la même façon, par égorgement. La filière ouïgoure est de plus en plus crédible.
Les deux victimes ont une seule chose en commun leur intérêt pour la minéralogie, l’un est collectionneur de minéraux, l’autre est professeur de géologie. Le chef de la police en déduit que la seule chose qui les relie est le sol, le sol sur lequel on construit des lotissements, des aérodromes, des barrages, etc… La solution pourrait se trouver dans ce secteur d‘activité. Ma et Zhou orientent leur enquête dans cette direction et font d’étranges découvertes
L’inspecteur Ma vit mal son divorce et la séparation d’avec sa petite fille dont il a parfois la garde, il est l’amant d’une femme qui voudrait se contenter d’une liaison sexuelle sans attache sentimentale trop forte, mais il sent qu’elle s’éloigne de lui. Son adjoint Zhou est un jeune célibataire qui n’a pas que des bonnes fréquentations, il traîne régulièrement avec des jeunes qui n’ont pas très bonne réputation. Certains se droguent, d’autres trafiquent, tous traînent leur misère dans les bars et fastfoods. Il tombe amoureux d’une jeune femme entraînée dans son vice par son compagnon drogué. L’intrigue du roman s’éclate alors en deux parties : celle de l’inspecteur Ma qui explore les dessous de la corruption qui affecte les grands chantiers de la région de Pékin et celle de son adjoint Zhou qui veut régler ses comptes avec son rival réfugié dans le milieu des drogués.
Mi Jianxiu est le pseudonyme d’un écrivain français spécialiste de la Chine, il connaît bien tous les dessous de la société chinoise contemporaine et tous les travers qui l’affectent. Dans ce roman, il brosse un portrait au vitriol des milieux politiques, administratifs et économiques notamment, au moment où la Chine quitte les vieilles méthodes maoïstes pour s’installer définitivement dans un capitalisme étatique impitoyable et débridé. Il montre aussi comment la drogue fait au moins autant de ravages en Chine que dans bien d‘autres pays même si on en parle beaucoup moins dans les médias.
Au-delà d’une intrigue policière particulièrement bien échafaudée, ce polar asiatique montre que les travers de la société, corruption, trafics, violences en tout genre ne sont le seul fait des sociétés occidentales, ils sont aussi fort répandus dans les pays réputés pour posséder des polices puissantes, nombreuses et sans scrupules particuliers. Et Mi Jianxiu en a tiré un bon polar.
Daniel Birnbaum, romancier et poète, évoque ici la Creuse qu’il a connue quand il était enfant.
Ce recueil offre une lecture très agréable, qui peut convenir à chacun(e) d’entre nous, tant les souvenirs peuvent se rapporter à nos propres expériences. A petits pas, on avance à la découverte des paysages chers à l’auteur, des activités partagées avec son grand-père ou ses amis, de ses premiers émois amoureux.
Bucoliques et apaisants, ces poèmes nous transportent sur les sentiers Creusois, à l’affût du poisson qui jaillira du ruisseau, aux aguets des oiseaux nichés dans les arbres, des petits riens qui offrent un havre de paix et rappellent l’insouciance de nos jeunesses perdues.
L’image omniprésente du « Pépé », que l’on retrouve dans nombre de séquences, apporte une note d’émotion particulière, ayant marqué pour toujours l’esprit du petit garçon, de l’adolescent, de l’adulte que l’auteur est devenu.
Pourquoi ?
Mais enfin pépé
pourquoi ne m’as-tu jamais raconté ta guerre ?
Parce que j’étais trop petit ?
Tu avais peur que je ne comprenne pas
pourquoi tu avais quitté ton village
pour partir si loin
pour aller te battre contre d’autres
qui avaient eux aussi quitté leur village
Qu’y avait-il de mauvais
dans ces villages ?
Tu avais raison pépé
je n’aurais pas compris
mais toi je suis sûr
que tu n’as jamais compris non plus
Des phases de déchirement parfois surgissent, un ton mélancolique, des regrets de ce qui n’est plus, toujours liés à un endroit précis, une action, un sentiment.
C’est un recueil très intimiste que nous livre le poète, mais il partage sans compter ces images d’enfance et ses états d’âme, sachant amener le lecteur à chercher dans sa mémoire des parallèles ou des similitudes.
« D’où ? », c’est la question souvent posée, et le titre du premier poème.
« Je suis d’où ? », c’est celui du dernier, auquel à présent l’auteur peut répondre, s’étant livré au plus profond de lui-même, construit sur des bases solides, en toute simplicité, à l’image de sa Creuse tant aimée.
« Comment peut-on se sentir proche d’un total étranger ? Il y a un lien entre nous, incertain et invisible, un lien sans existence réelle, impossible à définir. Ou plutôt si, un lien entre deux lueurs éloignée, une sorte d’amitié interstellaire. As-t-on jamais vu des étoiles se rejoindre ?» Ce passage est assez représentatif de « La solitude des étoiles » , le nouveau roman que vient de publier Martine Rouhart
Comme à son accoutumée, l’auteur a particulièrement soigné la construction de son récit, insérant entre ses parties principales, de courts extraits d’autres auteurs sur le sujet de l’univers et qui constituent autant de « respirations textuelles ». Cela ajoute encore au charme de l’ouvrage qui laisse une impression de musique de chambre , avec les voix de ses personnages principaux que souligne la ligne de basse de ce ciel étoilé dont tour à tour Hubert Reeves, Joane Baker, Philippe Jaccottet ou encore Anne Perrier nous livrent quelques notes.
L’histoire est à la fois simple et captivante : elle ménage de réelles surprises qu’il serait malvenu de dévoiler ici. Le personnage principal, Camille, la quarantaine, est une femme éprouvée par l’existence. David, son premier amour l’a profondément déçue. Un jour sur la digue d’Ostende, un voyou les a attaqués tous deux ; David s’est réfugié derrière Camille, submergé par une lâcheté que, sans doute, il ignorait lui-même. La rupture était inévitable. Elle a ensuite épousé Bruno, un mari tranquille et peu « plan-plan » qui, victime d’une crise cardiaque, l’a laissée prématurément veuve. Depuis, sa vie s’enlise : tranquille et discrète en apparence, Camille connait le tourment de qui se sait progressivement s’éteindre mais ne peut s’empêcher de creuser sa solitude, de contribuer à son propre échec. Aide-vétérinaire dans une clinique pour animaux et malgré son amour pour ceux-ci, elle peine à s’impliquer, son insensible dérive l’éloignant chaque jour davantage d’une vie de plain-pied avec la réalité. Un jour elle commet une grave erreur professionnelle : elle se sent sombrer. Éperdue, Camille a pourtant une qualité qui n’est pas pour rien dans la résurrection qui l’attend : elle sait, même aux heures les plus sombres que la vie est là et vaut mieux que le néant. Elle est sensible à «ce que recèlent de simple, d’infime, d’évident et de presque inaperçu les choses de la vie. C’est peut-être çà, dit-elle, qui m’a évité le pire jusqu’ici, sauvegardée des précipices ». Camille décide donc de se reprendre en mains : elle part se ressourcer quatre mois dans une petite maison au fond des bois.
Dans ce lieu retiré, à la fin d’une après-midi pluvieuse, un homme pourtant frappe à sa porte : c’est Théodore, un homme étrange, grand mais peu soigné, vaguement inquiétant avec ses allures de errant. Les visites de Théodore vont se multiplier, se muant en une espèce de rituel initiatique où chacun se découvre et s’enrichit en se dépouillant de ses appréhensions, de ses préjugés… A l’issue de ces quatre mois, Camille retrouve cet élan si longtemps contenu : elle revit.
Ce très beau roman se recommande par un style simple, guidé par le souci constant du mot juste, vivifié par un sens poétique qui, au détour d’une phrase, fait se déposer çà et là, comme les sédiments d’un début de poème.
Remarquable aussi, l’organisation du récit en un réseau de correspondances qui lui donne son unité. Bien sûr, il y a cette trouvaille : le ciel étoilé qui, au-dessus de nos têtes, est un rappel constant de ce fourmillement d’êtres humains en apparence si proches et pourtant si éloignés les uns des autres. Mais il y a également cette symbolique de l’enfermement suggérée dès l’entame du livre par la description de l’endroit où vit Camille : un petit appartement en lisière d’un zoo dont le balcon est en saillie de la fosse aux hippopotames…. A l’image des bêtes sauvages ainsi enfermées, les personnages du roman sont eux-mêmes « encagés » dans leur propre vie, leurs habitudes, leur histoire personnelle et les drames qui, parfois les ont meurtris ou même détruits. Il y a plus : ce zoo, comme tout établissement de cette nature, brise ce qui constitue un animal sauvage, ce qui fait sa spécificité dans le milieu naturel à savoir précisément sa sauvagerie, son instinct. A l’instar de ces animaux « castrés » de leur vie véritable, tous les personnages du roman marchent à côté de leur destin et comme eux, sont bridés dans leur élan vital, dans cette force sauvage qui, chez l’homme s’appelle la liberté. A partir du zoo, il me semble également voir se décliner toute une thématique de la violence et de l’agressivité : strictement contenue ou annihilée chez les animaux en captivité, révélatrice chez David, bridée chez Camille incapable de s’affirmer vraiment, destructrice dans le cas de Théodore.
Précisément, Théodore ! Sans doute le personnage le plus insolite du roman. Voici comme il apparaît à Camille lors de leur première rencontre : « On ne s’en rend pas compte immédiatement, la lumière de ses yeux est surprenante. Vraiment très clairs. Gris ou bleus, je ne saurais dire exactement, une teinte qui doit varier selon la couleur du ciel ; ils ont la transparence de l’eau. Deux petites marres sous un ciel nuageux ». Sous des cheveux sales mais avec une stature de Commandeur, quelque chose d’un dieu grec qui se serait dissimulé sous une apparence misérable, un Ulysse revenant en Ithaque. Plus loin la description se précise. Au passage de Théodore, Camille « respire des effluves capiteuses, familières, une sensation de retour aux origines ou de fin de quelque chose : des exhalaisons presque enivrantes de sous-bois, des senteurs de feuille, une odeur de terre humide, de tombe ? » Plus loin Camille voit encore en cet être curieux, « un grand arbre massif et fragile ».
Le contact avec Théodore n’est guère aisé. Il est là, présence trop lourde dans son mutisme et absence trop présente dans ses errances. Alors, quand les mots restent bloqués, Théodore sort de la poche intérieure de sa veste, une petite flûte en bois et s’en met à jouer. « Un chapelet de sonorités douces s’élève, des notes qui ont la légèreté de l’air et la fragilité des songes »… Derrière ce personnage à la fois déroutant et terriblement attachant se cache pour moi une espèce de Dionysos déchu (N’était-il pas à l’origine un dieu de la végétation) : il évoque comme lui une ambivalence faite d’une attirance dont la sensualité n’est pas absente, mais aussi d’une forme de menace qui ne peut être exclue (cette odeur de tombe ?). On peut déceler aussi une manière d’Orphée qui vient chercher Camille dans son enfer personnel et la ramène à la vie, Camille ayant la sagesse de ne plus se retourner vers le passé et ses ressassements.
Une fois le livre refermé, il demeure un charme dont on reste prisonnier quelque temps. Une poésie continue d’infuser en nous ses sortilèges .Une conception du temps et du sens de la vie se dégage également au fil des œuvres de Martine et de celle-ci en particulier. Un temps qui n’est plus simplement assassin du rire des enfants ou porteur de mort mais qui est une occasion pour chacun de se construire : « On n’a jamais fini de devenir ce que l’on est »
Jean-Pierre Legrand est né à Namur le 3 avril 1959.
Il a passé toute sa jeunesse à Beauraing en Famenne avant de rejoindre Bruxelles, l’ULB et sa faculté de droit. Il est cependant bien plus attiré par les cours de philo, d’histoire et de littérature. Ayant (trop) fugacement songé à bifurquer, il poursuit une carrière de juriste dans les assurances tout en trouvant ses joies intellectuelles les plus intenses dans sa passion pour la musique et la littérature.
Depuis quelques années, il collabore à la plateforme culturelle Les Belles Phrases et aux Rencontres littéraires de Radio Air-Libre… en compagnie de son complice Philippe Remy-Wilkin.