« Les toiles de Valentine de Cordier accueillent une nébuleuse de signes colorés, sans signification explicite, ne représentant qu’eux-mêmes, hors codes connus », écrit Pierre Tréfois.
Alors, Pierre Tréfois, écrivain rare donc précieux, peintre (voir Rouge résiduel de Pierre Tréfois et André Doms), passeur des arts et de la littérature depuis longtemps, a tissé des correspondances entre dix tableaux de l’artiste peintre et des œuvres musicales singulières, forcément en résonance.
Pour proposer des réponses aux questions qu'(ex)posent les œuvres qui ont pour titres : Flowers, Dialogue, Afternoon, Promenade, Melody…, s’élever aux signes qu’elles dispensent, il a choisi des œuvres de Keith Jarrett, Leonard Cohen, Pink Floyd, Thomas Tallis, Leos Janacek…
Il aussi « greffé des mots », en puisant dans son ressenti ou son passé, qui ajoutent du sens, ouvrent à l’œuvre, dénouent une part de l’inextricable, répondent aux rouges coquelicots, aux bleus évanescents, aux biffures, traits, taches qui harmonisent à leurs faces-sons l’espace de la toile, le cadre du dessin. Un bel écrin qui met en valeur des oeuvres ouvrant à la rêverie et au questionnement, réjouissant l’âme et ranimant le souci du merveilleux qui sommeille en nous et qui n’attend qu’un signe (ou des centaines) pour se réveiller.
Voici les titres des œuvres et interprètes proposés par Pierre Trefois.
Dans l’offre de Youtube, j’ai essayé de coller autant que possible aux titres proposés. À défaut, j’ai choisi d’autres interprètes ou une autre œuvre du compositeur.
DANIEL SIMON mérite bien qu’on s’arrête un instant sur son œuvre, autant celle d’auteur que celle d’éditeur. En ce milieu d’année 2018, il propose un texte aux Editions M.E.O et, en tant qu’animateur des Editions TRAVERSES, il coédite avec Couleurs Livres, un ouvrage de DANIEL FANO sur la vie culturelle avant-gardiste à Bruxelles dans les années cinquante. Il mérite bien tous nos encouragements.
« Ce n’est pas rien », eh non, pour s’en convaincre il suffit déjà de lire la page de titre du recueil qui comporte des informations importantes : le titre évidemment mais aussi la nature du texte : « nouvelles et promenades » et un sous-titre pas très explicite : « Modeste proposition pour les enfants perdus ». Donc si je résume, ce recueil comporte des nouvelles, des promenades qui sont en fait des textes courts et un texte final qui consiste en cette fameuse proposition au sujet de laquelle je reviendrai plus loin dans ma chronique. Ce n’est effectivement pas rien !
Dans ses nouvelles Daniel Simon parle du monde qui va mal…
« Le moule était cassé, semblait-il. On le savait depuis longtemps mais ça y était, la disparition d’une culture, d’une longue contribution à l’humanité semblait à son terme. »
de la pollution, de la mal bouffe…
« On mange, on n’arrête pas de manger, surtout les gamins, on dirait que manger est l’activité d’urgence en temps de repos : … Le diabète hurle sa joie, l’obésité clame sa victoire, l’anémie criaille ses sales coups. »
de la technologie qui déborde totalement les pauvres terriens ne maitrisant plus rien, se laissant dominer par des machines de plus en plus perverses, de plus en plus omniprésentes…
« Il avait le souvenir des anciens crétins : muets, discrets, soumis à la commune mesure. Ceux d’aujourd’hui bâfraient leurs histoires au téléphone, criaillaient leurs destins contrariés, clapotaient des humeurs de fond de gorge. »
Dans ses textes courts, l’auteur confirme sa vision apocalyptique d’une civilisation qui a totalement ignoré la limitation des ressources de la planète, sa capacité à absorber ses déchets et ses surplus et, plus grave encore, à accueillir des hôtes de plus en plus nombreux, de plus en plus avides de tout et de moins en moins respectueux de leur environnement. Evidemment dans ce monde condamné à une fin qui approche de plus en plus vite, il reste l’amour et Daniel nous raconte des histoires d’amour bien insolites, un peu bizarres même. Il sait manier l’humour, la dérision, l’ironie, avec adresse, il veut nous mettre le sourire aux lèvres avant que la catastrophe nous emporte.
La catastrophe, c’est aussi l’afflux des populations vers le même bout de planète où manifestement tous ne pourront pas s’entasser. Alors, il faudra bien trouver une solution radicale et Daniel, il en a une, celle qu’il expose sous le titre « Modeste proposition pour les enfants perdus ». Une proposition qui m’a fait penser à un livre de Michel Faber « Sous la peau » dans lequel des extraterrestres engraissent des humains pour s’en nourrir. Je n’en dirai pas plus mais il faut lire cette proposition avec un certain recul et bien comprendre qu’il s’agit d’une provocation pour obliger la société à réagir, à ne pas s’enliser encore plus dans les travers où elle est déjà bien embourbée.
Un an pile après sa mort, les amis de Marc Dachy, « infatigable explorateur des avant-gardes littéraires et artistiques du XX° siècle », ont souhaité lui rendre l’hommage qu’il méritait tellement. A cette occasion, Daniel Fano a écrit un texte où fiction et témoignages se mêlent, et quand Daniel Simon lui a proposé de l’éditer, il lui a adjoint quelques souvenirs personnels qui montrent combien Marc Dachy a été important dans sa vie, déterminant dans les choix qu’il a fait, sans lui il aurait eu une toute autre vie, emprunté d’autres chemins et serait peut-être même resté dans sa campagne natale.
Pour écrire son texte Daniel Fano a eu l’idée de raconter « l’histoire d’un personnage qui, …, revenait sur les années 1970 à Bruxelles », après avoir lu Des Putains meurtrières de Roberto Bolano, notamment celle qui évoque la revue Luna-Park dirigée par Marc Dachy. L’auteur invente un personnage de retour à Bruxelles où il était arrivé en 1971 et dont il s’était échappé en 1980. Déambulant dans la ville, ce revenant redécouvre tous les hauts lieux de la culture avant-gardiste tellement vivace à cette époque à Bruxelles. Il visite les bars, les théâtres, les librairies, quelques échoppes, les lieux où ont habité des personnalités connues ou inconnues mais importantes dans la vie culturelle bruxelloise des années soixante-dix, et d’autre lieux encore. Ce retour est décevant, Bruxelles a changé, a été défigurée par des constructions inesthétiques, elle a perdu son âme, les lieux de culture ont été squattés par les technocrates, eurocrates et autres fonctionnaires internationaux.
Cette déambulation, complétée par ses souvenirs personnels, est un bonheur pour le lecteur qui découvre ou redécouvre des personnages, artistes, auteurs, éditeurs, musiciens, des œuvres culturelles, des publications, des lieux mythiques, toute une culture et une ambiance qui inondaient la ville en faisant une capitale culturelle avant qu’elle ne devienne une capitale administrative. J’ai pensé un peu au recueil de Christophe Bier, Obsessions, où il a regroupé des chroniques radiophoniques diffusées sur France Culture dans l’émission « Mauvais genre », un véritable catalogue de la culture marginale. Daniel Fano, lui, dans son inventaire n’évoque pas le mauvais goût mais tous ceux, un peu comme Bier, qui ne parcourent pas les sentiers battus et les rues surpeuplées, mais plutôt ceux qui s’égarent dans les venelles désertes et les sentes herbues à la recherche de formes culturelles nouvelles.
Daniel FANO
Je n’ai pas connu cette époque bruxelloise, je ne suis revenu à la culture classique et avant-gardiste qu’à partir du milieu des années quatre-vingt mais j’ai trouvé dans les textes de Daniel Fano des noms de personnes que j’ai croisés dans mes lectures. Le choix des personnes et des sujets mis en évidence est toujours judicieux et pertinents. C’est toute une époque que l’auteur fait renaître sans nostalgie aucune mais seulement avec le désir de montrer le vrai visage de cette vaste scène culturelle et des personnages qui y évoluaient.
La nostalgie n’est jamais totalement absente d’une telle quête du passé ; même s’il s’en défend, Daniel Fano doit bien admettre qu’à époque, il était, comme moi, plus jeune et plus tonique, que la vie était devant lui et que de nombreux amis disparus étaient encore là. C’était l’époque du Fano solaire débordant d’énergie. Mais j’ai bien compris sa motivation profonde : rendre hommage à son ami qui lui a souvent montré le chemin à suivre, faire revivre une époque dont on a perdu l’essence même, et surtout rétablir la vérité que certains ont déjà quelque peu défigurée. Il l’a appris à ses dépens quand on l’a fait passer pour un campagnard balourd alors qu’il avait déjà parcouru quelques bouts de route. Alors, avant que les iconoclastes défigurent cette période exaltante, il a pris la plume déçu par ce que sa ville est devenue, par la sous culture actuelle, par le manque d’audace et de vision des acteurs de la culture.
« Au-delà des écrivains et de leurs vanités, de leurs petitesses, il reste la littérature, certes, mais je supporte mal que la plupart des écrivains ne soient pas à la hauteur de mon rêve ».
Les fantômes ne sont pas morts, ils inspirent encore de jeunes créateurs talentueux souvent méconnus hélas.
Le Roi Philippe a accordé aux Belles Phrases, dont, a-t-il dit, « le retentissement artistique va croissant » (alors qu’il l’a refusée à NordPresse, c’est dire) une interview par Skype depuis son atelier de Laeken, en région bruxelloise. Le Roi était, en torse nu, occupé à peindre une toile gigantesque, mon Guernica, a-t-il dit, sur l’affaire Benalla, qui l’a beaucoup touché.
Moi aussi, a-t-il commencé à dire, je suis entouré de parasites, des psychotiques dont je ne sais jamais comment ils vont réagir. L’époque est ainsi faite (le roi soupire). Parfois, je voudrais avoir la vie d’un salarié qui va en vacances en Grèce avec Ryanair, milite contre le plastique fou, facebooke à tout-va, dit tout et n’importe quoi en obtenant des centaines de likes quand ce ne sont pas des kilos (le roi resoupire).
Mais parlons art! En peinture, j’ai eu ma période Pollock (quand j’étais petit et que je dégoulinais partout), fleur bleue (quand j’étais ado), Roi Baudoin (quand j’étais prince à vie ; il est resté mon modèle, comme vous voyez) et, maintenant, je revisite Picasso, le Picasso enragé, pas l’engagé, quoique. J’ai commencé quelques portraits de Mathilde sens dessus dessous, elle a cru que j’avais peint mon arrière-grand mère. J’ai déconstruit aussi mes cinq enfants (le roi réfléchit). Quatre en fait, je ne sais plus, on fait tellement d’enfants dans la famille… Elisabeth qui fait sa crise d’ado m’a dit hier qu’elle préférait mieux Banksy et que j’avais bien fait de faire roi…
Vous êtes de Charleroi, il paraît. L’autre jour, j’ai visité l’atelier de l’ancien seigneur des lieux, J.C.V.C, Vancau pour les intimes, il m’a montré sa série de coqs. C’est un peu répétitif mais les peintres modernes aiment bien les séries… Moi même, j’ai déjà dépeint quarante-trois têtes de Mathilde… Eh bien, Vancau m’a dit qu’au sein du PS carolo, il passait pour un artiste de génie. Car cette génération, a-t-il dit, est une génération de chanteurs. De maîtres chanteurs, certes… Avec un performer du 1er Mai sur lequel l’aile culturelle du parti fonde de grands espoirs. Et beaucoup de top models aussi. Tout part en couilles, a-t-il maugréé entre ses dents.
Enfin, vous ne m’avez pas appelé sur Skype pour que je vous parle des secrets des hommes politiques. Je pourrais vous en dire sur Charles Michel et sa clique mais Charlot, tout le monde le connaît mieux sur les réseaux sociaux que moi qui le vois chaque semaine entre quatre-z-yeux.
Le scoop, oui, vous pouvez l’annoncer avant Vincent Flibustier : j’abdiquerai le 25 octobre 2019. Elisabeth aura alors dix-huit ans, elle sera majeure et en mesure de prendre ma succession… Pour ce qu’il reste à faire dans la fonction d’opérette dont j’ai hérité. Et c’est de plus la date de naissance de Picasso. Deux bonnes raisons!
Je dois vous laisser car je vois Mathilde arriver pour sa quarante-quatrième tête et je ne voudrais pas que vous la voyiez en monokini… À cette occasion, je commencerai ma période Bacon, avec des balafres pleine face, cela ne va pas plus lui plaire. Je lui dis toujours: Encore heureux que je ne te peins pas tout en noir, ça la Soulages un peu…
Le manuscrit était attendu par le comité de lecture.
Depuis des semaines il avait été annoncé par l’auteur qui le présentait comme son meilleur texte, celui que ses lecteurs réclamaient, celui que la postérité retiendrait…
Le comité exécuta le livre dans les grandes largeurs. Unanimement. C’était le soixantième que l’auteur adressait.
L’éditeur présenta avec ses hommages les conclusions du comité à l’auteur qui n’en prit pas ombrage : par retour de courriel, il lui fit son soixante-et-unième envoi.
Les capteurs
Cet éditeur au fait des nouvelles technologies fit truffer de nombreux capteurs les livres qu’il publiait afin d’augmenter le chiffre de ventes de sa petite entreprise, au demeurant fort bas.
Ces capteurs le renseignaient sur les temps de lecture, la position et la vêture adoptée par le lecteur, l’intensité de son attention, la régularité de son flux émotionnel, son équipe de foot préférée, le bas montant de ses finances…
Ainsi l’éditeur put, en accord avec ses différents auteurs, produire des livres adaptés aux lecteurs potentiels de sa maison, des livres confinant à la perfection, visant à rencontrer les plus folles attentes du lecteur-roi.
L’opération réussit, les chiffres des ventes bondirent, les auteurs mis à contribution purent envisager les plus hauts postes de la hiérarchie littéraire de leur localité, l’éditeur accéder au poste de président de sa région. Les lecteurs étaient si ravis que plusieurs (y compris des politiciens disposant enfin d’un idéal à leur démesure) demandèrent leur retraite anticipée ou réclamèrent une pause-carrière afin de consacrer tout leur temps libre à lire, lire, lire…
La demande fut si forte que les nouveaux éditeurs sur le marché firent désormais appel à des robots-écrivains plus performants et, il faut le reconnaître, bien plus créatifs. L’inconvénient, c’est qu’en séance de dédicaces, ils font la tronche, ils ne font pas de câlins à leurs lecteurs et ne les appellent pas par leur prénom. Un inconvénient, qui n’en doutons pas, sera vite levé par les ingénieurs concepteurs.
Un dernier rire
On apprend avec bonheur que l’auteur de l’Éloge du rire ensemble, ce risible écrivain de la littérature smilegood s’est méchamment fendu la poire (après s’être payé une tranche) en s’écroulant de rire après avoir relu les épreuves de son dernier livre.
J’ai rassemblé dans cette chronique des textes contemporains, des textes d’un genre bien différents mais qui, tous les trois, font la part belle à la forme courte. La Romande ANNA JOUY propose un très joli recueil de poésie en prose, MARC-EMILE THINEZ évoque son père à travers des textes de natures différentes mais toujours courts et JEAN-JACQUES NUEL offre un recueil d’aphorismes jouissif. Cette chronique est une forme d‘hommage aux textes courts, des textes qui disent beaucoup avec peu de mots. Des textes réjouissants.
Anna JOUY
UNE PESÉE DE CIELS
Editions Alcyone
Avant d’ouvrir ce recueil, j’ai apprécié d’abord le travail de l’éditeur et de l’imprimeur qui ont réalisé un livre de grande qualité, imprimé sur un papier de luxe. Je suis très heureux d’avoir un exemplaire numéroté de cet ouvrage édité en quantité limitée. Son titre m’a intrigué, j’ai voulu ressentir le poids des ciels qu’Anna Jouy a pesés, alors j’ai glissé ce recueil dans mon sac à dos avant de prendre l’avion pour visiter le pays des Scots. Et, c’est là-bas, loin dans les confins occidentaux de l’Europe, sur l’île de Skye, dans un jour qui ne voulait pas mourir, dans un jour qui ne voulait pas laisser la place à la nuit, que je ne voulais pas succomber au sommeil, que j’attendais la nuit gardienne de mes rêves, que j’ai lu le recueil d’Anna. Je l’ai lu, je l’ai bu, je l’ai dévoré, je l’ai dégusté, je l’ai avalé avant que la nuit ne m’avale à son tour.
Anna Jouy écrit des textes courts, de la poésie en prose, pour raconter les petites choses de la vie, sa façon de commencer sa journée, de se mettre au travail.
« Sortir de la nuit comme un objet, un bruit.
Sortir avec la porte.
Un tuyau aspire l’eau, le chauffage s’ébroue, mes pas nus écrasent les tommettes. Même mes cils résonnent dans ma tête comme un balai sur les trottoirs. Le matin monte.
Bientôt, il faudra faire un bruit d’adulte… »
Elle raconte aussi ses rapports avec le monde qui l’entoure,
« J’étais un feu qu’on retirait du monde, un feu en exil dans un briquet aux essences fertiles. J’étais une murène accrochée au sexe de l’océan… »
Avec le monde qui fait trop de bruit.
« Faux silence. L’air fait un bruit terrible, d’une source qui ne cesse de marmonner. C’est l’arrière-salle de ma tête emplie d’orgues secrètes… »
« Le silence est un patrimoine de l’humanité.
Se taisent les cailloux, les purs et les fœtus.
Se taisent les anciens. »
Elle évoque aussi sa vie au centre de la nature que les hommes négligent tellement, la nature refuge qu’il faut protéger.
« Il est nécessaire alors de tourner la manivelle, remonter l’obscurité à la force : parler aux arbres, à l’herbe, au pays doucement et apprivoiser les choses éteintes. »
La nature à qui elle rendra son dernier souffle.
« Le vent s’en va loin, rien ne l’arrête et le dernier cri, qu’il soit d’amour s’il fuit dans un coin de cet univers. »
Anna Jouy
Anna Jouy n’écrit pas seulement de la poésie, avec ses mots qu’elle combine avec adresse, finesse et subtilité, elle dessine des tableaux, elle compose des musiques envoûtantes, elle suggère des mondes autres, et comme dans la musique actuelle elle délivre des intentions. C’est un monde actuel, son monde à elle, qu’elle dit avec son langage à elle, un langage nouveau, un langage musical, un langage qui nous emporte sur les ailes de sa beauté artistique qui détourne de la banalité habituelle. De la poésie qu’elle écrira à en mourir, c’est le pacte qu’elle a fait.
« Je vous quitterai en douleurs, c’est le pacte que l’on fait en aimant
Jean c’est le père du narrateur, Jean est communiste, communiste comme d‘autres sont catholiques ou philatélistes. Jean cultive le maïs dans le Sud-Ouest, il sème des semences qui n’ont pas été émasculées chimiquement, des semences qu’il faut castrer pour que le maïs puisse donner des grains. Marc- Emile c’est le fils, le fils doué qui sait lire très tôt les bulles de Pif le chien dans L’Huma, c’est lui plus tard qui établira le dictionnaire des termes qui définissent le mieux son père. Ce dictionnaire qu’il a publié chez Louise Bottu sous le titre « Dictionnaire de trois fois rien » que j’ai eu le plaisir de lire et commenter. Un livre qui complète excellemment celui-ci.
Dans ce nouveau texte sous-titré « l’écriture considérée comme la castration du maïs », Marc-Emile Thinez revient à son père, ce père dont il ne peut pas se séparer bien qu’il soit mort alors qu’il n’avait que neuf ans, ce père qui lui a tout appris. Ce père qui est plus que son géniteur dont il perpétuerait l’œuvre par mimétisme, par fidélité filiale, ce père dont il serait la véritable réincarnation.
« Dans mes mots ses mots poussent et dans ses mots ses préférences, ses phobies, ses craintes et ses espoirs. Jean vit en moi, un moi double, un moi mobile, profondément troublé ».
Le fils respecte toutes les valeurs que son père lui a enseignées, il écrit comme son père cultivait le maïs, il met le même soin à son œuvre littéraire que son père en mettait à sa culture.
« Ses mots se frottent aux miens. D’un coup les libèrent. C’est un jeu d’enfant, hop ! une tape et on libère un prisonnier, parfois plusieurs, et puis on court, ils courent, ils s’enfuient, les mots filent ».
Il cultive son texte comme son père travaillait à la fécondation de son maïs dont je n’ai pas encore très bien compris ce qu’il devait faire entre les fleurs mâles et les fleurs femelles pour que la plante donne une belle récolte. Tout ce que je sais c’est ce que dit l’auteur :
« Cela ne doit pas se reproduire. Cela doit se reproduire. Cela doit se reproduire sans se reproduire. Quand l’écriture se fait castration ».
L’écriture c’est comme la culture du maïs, il faut soigneusement veiller à la reproduction.
Même si les valeurs se transmettent de père en fils, les temps ont changé, le maïs ne se cultive plus comme au temps du père, le grain n’est plus le fruit sacré qui nourrissait les hommes et les rapprochait des dieux.
« Maïs désormais marchandise, rien de commun avec celui des origines hormis le nom. Homme de maïs jadis êtres parfaits adorant les dieux, aujourd’hui marchandises autant, bavardes et suffisantes, traîtres à leur créateur ».
L’agriculture n’est plus un travail méticuleux, un art, c’est de la production de masse comme la littérature qu’on entasse sur les rayons des supermarchés. De quoi nourrir le désespoir du fils qui voudrait écrire des livres comme son père cultivait le maïs mais hélas les temps ont changé et le pire est possible :
« On se noie dans le gave, on se noie dans l’histoire… Pourquoi pas dans l’écriture. La noyade est un mode de suicide courant ».
Avec ce texte, Marc-Emile Thinez voudrait faire revivre son père, le monde qu’il a contribué à façonner en cultivant avec soin, attention et respect le fruit sacré emprunté aux Amérindiens. Il voudrait aussi attirer l’attention des lecteurs sur les dangers de la production industrielle de denrées alimentaires frelatées. Le monde que nous organisons est notre plus grand danger. Cette lutte entre la tradition saine et raisonnée et la production industrielle spéculative, se retrouve dans ce texte jusque dans la façon dont l’auteur l’a structuré, en planches comme le maïs : quatre rangs font une planche et le livre comporte cinq planches. Il comporte aussi quinze citations de grands auteurs qui englobent chacune en leur sein un petit texte qui évoque le travail du père. Quinze textes qui sont répétés plusieurs fois avec seulement de légères modifications comme un champ de maïs change peu entre deux visites du cultivateur. C’est un bel hommage que Mar-Emile rend à son père et en même temps à tous ceux qui perpétuent les traditions y compris dans la littérature.
« Dans l’air dilaté la ferme vacille, le maïs tremblote. Tout bouge sans bouger. Les mots fantômes s’acoquinent aux mots, trament un imperceptible rideau de fumée ».
Le jardin des cactées de JiPé s’est enrichi d’une nouvelle variété, à ma connaissance du moins, il n’y avait pas encore dans ses parterres des « journal », c’est un nouvel auteur dans cette collection qui, en proposant son « Journal d’un mégalo », a planté cette nouvelle forme d’aphorismes.
« Mégalomanie bien ordonnée commence par soi-même. »
Jean-Jacques Nuel
En lisant son recueil on comprend vite comment on fabrique un vieux mégalo infecte : il suffit de prendre un jeune mégalo et de le laisser mûrir tranquillement. Jean-Jacques Nuel, ou plutôt l’auteur à qui il a confié la plume, n’a pas eu beaucoup de mérite, ni beaucoup d’efforts à faire pour devenir un bon mégalo puisque dans le ventre de sa génitrice, il était déjà un mégalo d’une belle espèce.
« Pour me créer, Dieu s’est surpassé. »
Et le jeune mégalo est vite devenu un mégalo de compétition,
« J’ai arrêté mes études le jour où j’en ai eu assez de reprendre et corriger mes professeurs. »
Sûr de lui et même un peu plus,
« Ma plus belle histoire d’amour c’est moi. »
« Les seuls domaines dans lesquels je ne suis pas un génie sont le ménage, le repassage et la vaisselle. »
Les lecteurs ne seront pas dupes longtemps, Nuel force tellement le trait qu’on a bien compris que ce n’est pas lui le mégalo mais tous ceux qu’on croise quotidiennement en lisant son journal, en écoutant sa radio, en regardant la télé, en lisant certains bouquins, en allant au boulot ou simplement au bistrot. A travers ce recueil, Nuel dénonce tous ces gens qui se croient importants, indispensables, incontournables.
« Je veux bien soutenir gratuitement toutes les causes humanitaires et caritatives, à condition d’être bien placé sur la photo. »
(Avec un sac de riz sur le dos ?)
Il soulève le coin du voile et laisse deviner ses vraies intentions quand il dit :
« Les intellectuels me prennent pour un comique, tandis que je prends les intellectuels pour des rigolos. »
Voilà on avait bien compris que les rigolos c’était eux et non pas notre aphoriste rusé et talentueux, capable de combattre la mégalomanie par les mots même s’il n’a pas appris le métier d’écrire dans un atelier.
« Je n’ai quand même pas quitté l’usine pour venir travailler dans un atelier d’écriture. »
Pour ne pas choquer les âmes sensibles, je n’évoquerai pas la sexualité du mégalo telle qu’il la considère lui-même, je suis sûr que vous vous en faites une idée assez précise. Comme, je ne dirai rien de ses rapports avec son éditeur, je veux rester ami avec tout le monde, mais en lisant le recueil vous trouverez vite des indices très précis. Je peux juste dire que ça parle d’or et de parties génitales
La pièce Pour l’Amour de Simone a pour but de rendre à Simone de Beauvoir l’Intellectuelle son corps, son coeur, sa féminité et ses désirs, en donnant voix aux correspondances épistolaires qu’elle a nourries avec trois amants.
Comment une intellectuelle vit-elle l’expérience du désir du corps et de l’amour ? Une intellectuelle sait-elle aimer ? Simone de Beauvoir vivait-elle l’amour de manière plus intellectuelle que passionnelle ? Si un contrat moral et des principes bien établis ne sont pas étrangers à sa relation d’amour principale (avec Sartre), « liberté des corps, fidélité des esprits, transparence des relations », cet apparat relationnel semble en réalité user de l’intellectualisme pour mieux s’en libérer. Comme si le rôle de la raison consistait davantage à orienter et tracer la voie du fleuve des passions qu’à réguler et freiner l’expression de celles-ci.
La mise en scène traduit avec brio la volonté de transformer les mots de Simone en véritables paroles. La pluralité des comédiens, au nombre de quatre (un homme pour jouer les trois amants et trois femmes pour jouer trois Simone correspondant chacune à un amant distinct), reflète la pluralité de Simone elle-même et la richesse de sa personnalité, habitée tantôt d’une fureur de vivre et d’aimer, tantôt d’une légèreté amusée, sensuelle et intime, tantôt lucide et mesurée, tantôt aveugle et emportée. La présence d’un seul homme sur scène semble s’expliquer de deux manières : d’une part, pour mettre en exergue le primat de la figure féminine, omniprésente, en écho à l’engagement féministe de Simone de Beauvoir durant sa vie et illustré par son ouvrage Le Deuxième Sexe, qui traverse en filigrane toute la pièce. D’autre part, pour insinuer, outre la hiérarchie femme-homme, une hiérarchie au sein des hommes eux-mêmes : Jean-Paul Sartre incarnant l' »amour nécessaire », Jacques-Laurent Bost et Nelson Algren ravalés au rang d' »amours contingents ».
D’où un paradoxe éclatant : prise séparément et vu la nature des épanchements épistolaires, chaque relation ressemble à l’Amour ultime, à l’Idée d’amour, idéal et idéalisé. A titre d’exemple, voici des extraits d’une lettre de 1950 adressée à Nelson :
« Car je suis le seul lieu sur la terre où vous êtes authentiquement vous-même » […] « Ce soir, vous dire la force de mon amour paraît essentiel, comme si je devais mourir au matin » […] « votre Simone ».
Pourtant, la lumière de Sartre ne brille jamais autant que dans la pénombre de son absence. Comme si les autres amours l’éloignaient de Sartre pour mieux l’en rapprocher, comme s’ils servaient seulement de moyens et de faire-valoir. L’apparence de polyamour (engagement dans plusieurs relations) dissimule l’amour Unique et éternel partagé avec Sartre. Bien plus qu’un amant, il représente celui que le Destin lui a attribué.
La pièce met également en lumière le rôle du discours et du langage dans le domaine amoureux. Exprimer l’amour par écrit signifie bien plus que reproduire et recopier en mots les pensées et sentiments éprouvés à l’intérieur de soi. L’auteur d’une lettre d’amour n’est pas seulement le scribe de son coeur, il en est aussi en partie le créateur et l’architecte. L’écrit prolonge et amplifie les sentiments car il les met en scène, les dramatise grâce aux ressorts de l’imaginaire.
Le spectacle s’apparente ainsi à la mise en scène d’une mise en scène : la scène des lettres d’amour se voit mise en scène sur les planches du théâtre, dans un ballet de paroles exquises et exaltées ayant pour effet d’inspirer au spectateur le désir de désirer et l’envie d’aimer.
Jacques Vandenschrick, né en 1943, signe son onzième livre de poésie. Romaniste, italianiste, chroniqueur de longue date à la Revue nouvelle, critique littéraire. Il est le seul poète belge d’importance à n’avoir jamais été publié en Belgique, puisque toute l’oeuvre a été publiée chez Cheyne, et ce, depuis « Vers l’élégie obscure » en 1986.
Prix triennal de poésie en 1998, il a également reçu d’autres prix importants : le René-Lyr, le Claude-Sernet, le Louise-Labé.
Ses titres évoquent élégie, nostalgie de la montagne, mélancolie foncière, dans le droit fil de la poésie d’un Rilke ou d’un Jaccottet.
Mais il y a chez ce Belge une densité rare d’aire poétique, un lexique particulier, un univers forcément identifiable : le gabarit de 40 poèmes pour chaque livre; les lexèmes des territoires enneigés, entre bergerie et hauts sommets; des morts proches gravées loin dans le vers. Voilà sans doute – depuis les décès de Schmitz et avant ceux de Falaise et de Kinet, notre plus grand poète, mais si longtemps méconnu à cause justement d’un ancrage éditorial qui fait fi de la Belgique.
Jacques Vandenschrick
Dominique Boudou le disait : il suffit de le lire pour comprendre son importance (cf. Terre à ciel); il suffit de quelques vers et l’on est pris dans une gaine de mélancolie pure où le regret, la perte, le sentiment de l’autre en fuite priment sur toute autre considération. Le style, épuré, aux métaphores étonnantes de justesse, relaie cette thématique grave.
Une géographie intérieure imprime sur papier l’intense déperdition ressentie, à force de chagrin et d’empathie.
Le reste, forcément, revient à la littérature, à une littérature de première grandeur.
Des provinces prises par le froid aux hameaux secourus du regard, des « pivoines très anciennes » aux « enfuis », le regard d’une pureté exemplaire sauve du gel, de l’effroi toute présence. Il y a du Quignard ou la Sallenave des « Portes de Gubbio » dans cette écriture sans apprêts qui va sans cesse à l’essentiel.
En petits poèmes de prose, le poète belge, sans une once de discours méta-poétique (on est loin de Jacqmin ou de Hubin), sans une once de jeu sur le signifiant (Vandenschrick est totalement étranger au style de Verheggen), sans copier qui que ce soit, édifie une oeuvre qui restera : celle qui offre aussi peu de prise à la sentimentalité ou à l’esthétisme ou encore à la préciosité.
La Défense nationale signale par un communiqué que, l’an prochain, une important délégation à pied des principales organisations syndicales du pays, chacune précédée de leur drapeau et de leur président à cheval, participera au Défilé du 21 juillet.
C’est l’occasion, signale le communiqué, de mettre en avant les forces vives du syndicalisme responsables du mieux-être de la population depuis longtemps. C’est surtout l’occasion d’entraîner les troupes à la marche, et en rangs ordonnés, pendant la trêve syndicale annuelle de six mois qui s’étend du 1er Mai au 30 septembre.
De nombreux militants, qui n’ont pas toujours les moyens durant leurs vacances à l’étranger de se payer un stage de marche nordique, trouveront à l’exact mitan de la période de repos syndical l’occasion de fouler le sol de la capitale en présence d’un nombreux public pour les applaudir.
Une très belle initiative qui permet à une partie de la population belge d’être enfin mise à l’honneur.
D’après le FSB, le Service fédéral de sécurité russe, Vladimir Poutine aurait tenté d’acheter le silence de la chanteuse française âgée aujourd’hui de 72 ans par le paiement de dix millions de roubles.
Non pas pour qu’elle cesse de chanter les chansons traditionnelles russe ou bien Mille colombes et d’Une femme amoureuse mais afin qu’elle ne divulgue pas à la rédaction de Closer une sextape comprenant une compil de leurs ébats. Les deux personnalités auraient entretenu une liaison entre le 22 juillet 1999 (jour de l’anniversaire de Mireille) et le 7 octobre (jour de l’anniversaire de Vladimir) de la même année, quelques mois seulement avant que Poutine n’accède à la présidence de la Fédération de Russie.
Depuis la révélation de cette nouvelle, Alexandre Bortnikov, l’intrépide directeur du FSB, s’est adjoint les services d’une équipe de goûteurs indépendants parmi les plus expérimentés de la Fédération.
En cette période de canicule, il est opportun d’entreprendre une longue excursion dans les grands espaces américains, notamment avec le Canadien Christian GUAY-POLIQUIN qui emmène les lecteurs dans un huis-clos enfoui sous les neiges glacées au milieu de nulle part. Et, pour compléter ce voyage, ils pourront suivre Emily RUSKOVICH dans les Monts Iris au cœur des Rocheuses de l’Idaho pour une histoire intimiste bien troublante. Deux romans qui peuvent inspirer de belles vacances dans les espaces désertiques de l’Amérique du nord pour ceux qui aiment la nature et la solitude.
LE POIDS DE LA NEIGE
Christian GUAY-POLIQUIN
Les Editions de l’Observatoire
Avec ce roman Christian Guay-Poliquin me ramène loin en arrière dans le temps, à tous les romans d’aventure dans les grands espaces gelés du Grand Nord que j’ai lus quand j’étais enfant ou ado. J’ai retrouvé l’atmosphère écrasante, l’angoisse palpitante, les paysages ensevelis, les hommes rudes et persévérants, décrits par Louis Hémon, Jack London et tous ceux qui ont raconté les histoires de trappeurs qui me passionnaient particulièrement sans oublier tous ceux qui ont narré les expéditions dantesques dans ces zones particulièrement inhospitalières : Christoph Ramsmayr avec dans « Les effrois de la glace et les ténèbres » racontant l’expédition autrichienne dans la région du pôle nord, Andrea Barrett avec « Le voyage du Narwahl », ce navire cherchant un passage par le nord entre les océans ou d’autres explorations toutes aussi téméraires et dangereuses.
La présente histoire se déroule dans le grand nord canadien pendant une tempête de neige particulièrement abondante qui dure, dure, … jusqu’à ensevelir toute trace de vie, provoquant même une panne d’électricité générale qui paralyse les villes et les villages. C’est au début de cette tempête qu’un jeune homme revient au pays où il est victime d‘un accident de la route qui le prive de l’usage de ces jambes. Le croyant promis à une mort rapide, les habitants du village le confie à une personne déjà âgée réfugiée dans une maison abandonnée, isolée loin des autres habitations, contre la promesse de lui réserver une place dans le prochain convoi en partance pour la ville. Mais la tempête ne cesse pas, seuls une poignée d’habitants visitent les deux ermites des neiges. Commence alors un long huis clos au cours duquel les deux hommes, tour à tour, unissent leurs efforts pour lutter contre les éléments et survivre jusqu’à la fonte des neiges où se heurtent violemment ou sournoisement pour filer seul au détriment de celui qui restera sur place enseveli sous la neige.
Christian GUAY-POLIQUIN
A travers des chapitres très courts, l’auteur peint des tableaux angoissants démontrant la dépense d’énergie, la débrouillardise, l’inventivité, la volonté de survivre des deux réfugiés ne recevant que des nouvelles désespérantes concernant l’étiolement de la vie au village et les tentatives de fuites de ceux qui en ont les moyens. C’est une lutte permanente entre la solidarité, la nécessité de s’unir pour survivre, et l’individualisme, la possibilité pour l’un des deux de s’échapper en emportant les vivres. Au début, le vieux laisserait bien le jeune avec son invalidité mais, après un longue convalescence, le jeune pourrait renverser la situation. C’est aussi un combat de tous les jours pour ne pas perdre l’espoir et toujours lutter malgré les crises de désespoir.
« Nous sommes dans le ventre de l’hiver, dans ses entrailles. Et, dans cette obscurité chaude, nous savons qu’on ne peut jamais fuir ce qui nous échoit. »
Une leçon de courage, de persévérance, de solidarité, d’entraide pour accepter la fatalité et lutter ensemble contre les éléments même si la nature est toujours plus forte que les hommes.
Le titre de ce livre m’a immédiatement accroché ; pour moi, il évoquait les grands espaces américains qui servent souvent de cadre aux aventures écrites par ceux qu’on appelle les écrivains de l’Ecole du Montana, ou de l’Ecole de Missoula, des aventures traversées par le grand souffle épique de la plaine ou par le vent glacial des hautes montagnes inhospitalières. Je me voyais encore avec Richard Hugo, dans la seule fiction qu’il a écrite, traversant cette région en compagnie d’Al Barnes « La Tendresse » pour dénouer en Oregon une intrigue particulièrement embrouillée découverte dans le Montana.
Mais ma lecture m’a conduit sur une toute autre piste, je n’ai croisé ni Richard Hugo, ni Dorothy M Johnson, les deux principaux créateurs de cette école littéraire, j’ai plutôt eu l’impression de lire un livre d’un autre Johnson, Bryan Stanley, BS pour les inconditionnels, dans son fameux livre non relié Les Malchanceux qu’on peut lire sans s’inquiéter de l’ordre dans lequel les feuillets sont classés. Emily Ruskovich a, elle, choisi l’ordre dans lequel les chapitres sont proposés au lecteur mais elle s’est totalement affranchie de la chronologie et même du déroulement de l’intrigue qu’elle développe dans ce livre. L’histoire qu’elle raconte ressemble plutôt à un support pour un exercice de haute voltige littéraire.
Effectivement, pour moi, ce livre est avant tout un exercice littéraire, on sent bien la patte de l’universitaire rompue à la rédaction, le texte souvent remis sur le clavier de l’atelier d’écriture. Je croyais avaler la poussière tourbillonnant dans le grand souffle de la plaine, me protéger vainement du blizzard descendant des montagnes enneigées, je n’ai pu que déguster ce texte prodigieux s’affranchissant d’un maximum de contraintes pour ne garder que l’introspection des âmes, des cœurs et des tripes des personnages de ce roman. Emily Ruskovich met en scène une histoire macabre, terriblement macabre, qu’elle utilise pour faire vivre les protagonistes de ce fait divers tragique dans leur passé, dans leur présent et même dans leur futur. Le fait divers en lui-même, son déroulement, l’élucidation de sa partie restée sombre ne l’intéresse pas particulièrement ; ce qu’elle veut, c’est comprendre comment les acteurs de ce drame sont arrivés à cette situation et comment, ensuite, ils ont vécu ce qu’ils ont fait ou subi.
Par une chaude journée d’août 1995, sur le Mount Iris au nord de l’Idaho, Wade et son épouse Jenny chargent du bois sur leur pick up en prévision de l’hiver toujours glacial sur la montagne où ils vivent dans une maison perdue dans les bois avec leurs filles June et May. June joue un peu plus loin, May s’est réfugiée dans le pick up pour éviter les piqûres des taons quand Jenny fatiguée vient se reposer un instant dans le véhicule. Tout semble calme, trop peut-être, seule la chanson que May fredonne, une chanson qu’elle a apprise avec Ann la professeure de chant qui enseigne la musique à Wade et le chant à June, emplit de son la cabine du véhicule quand soudain Jenny abat la hachette qu’elle avait encore en main sur le crâne de la fillette. Geste abominable, Wade panique, June a disparu, Jenny est pétrifiée. La police arrive après, un bon moment après, et ne peut pas tout comprendre, Jenny s’accuse de tout et ne veut aucun pardon de qui que ce soit.
Emily RUSKOVICH
À partir de ce point, Emily autopsie les survivants en ajoutant Ann, la professeure de chant et de musique qui a épousé Wade, l’accompagnant sur son chemin de douleur et dans sa maladie dégénérescente. Dans un texte que certains trouveront peut-être un peu long et un peu lent, Emily décortique chaque brindille de vie, cherchant les objets les plus menus et les plus anodins, captant les regards, sondant les humeurs, écoutant le vent, les oiseaux, les feuilles qui frissonnent, tous les moindres bruits qui troublent le calme des montagnes pour essayer de comprendre ce qui s’est passé, pourquoi ceci est advenu, ce qui va se passer et comment elle et les autres personnages de cette tragédie vont se projeter dans l’avenir qu’elle prévoit jusqu’en 2025. Tout est pour elle source d’information, même ses rêves et ses impressions, elle croit retrouver June, elle fait revivre May, elle projette Jenny dans sa vie après la détention, elle comprend l’avenir de Wade en étudiant la vie de son père.
Ce texte est magnifique même s’il est un peu long, c’est surtout la façon dont l’auteure raconte son histoire qui est enthousiasmante d’autant plus qu’elle la met en musique sur le piano qu’elle utilisait pour enseigner son art. C’est une tragédie, un opéra, un opéra dans un décor majestueux, fantastique, effrayant, La fiancée du Far West revisitée par une grande auteure.
Emily étend son récit au destin de Jenny derrière les barreaux de sa prison et dans la réclusion qu’elle s’est infligée refusant tout pardon et toute compassion. Elle est un peu le personnage symbolique de ce récit, c’est elle qui incarne le mieux ces personnages d’une extrême sensibilité, écharpés, à vif, ces personnages qui contrastent tellement avec les descendants des pionniers restés rudes, frustes, durs au mal, sans pitié, ses pionniers devenus les « rednecks », ces citoyens qui aujourd’hui pèsent si lourd dans les choix des Américains. Les enfants des cowboys des films de notre jeunesse sont peut-être impitoyables mais ils peuvent aussi avoir des cœurs et des âmes hypersensibles.
Et si je n’ai pas senti le souffle des grands espaces parcourir les plaines et les montagnes de l’Idaho, j’ai découvert à la lecture de ce livre une grande auteure douée du double talent de la virtuosité de l’écriture et d’une grande capacité à comprendre les femmes et les hommes qu’elle fait vivre dans ses histoires.