Le premier récit d’Eric Romand emprunte, pour la forme, aux travaux d’Annie Ernaux. Économie de moyens pour un maximum d’expressivité. Il nous retrace un milieu social populaire et une époque, celle, surtout, des années 60 et 70 en France où la chanteuse Sheila était coutumière des émissions de variétés. Mais on comprend vite que cette écriture blanche, sans le moindre pathos, n’est pas qu’une forfanterie de l’auteur.
Son orientation sexuelle non conforme est devinée, raillée très tôt par un père volontiers coureur, qui l’affuble de sobriquets peu amènes tels que la pisseuse (car il urinera tard au lit) ou bien tata, va le conduire à une vie de dissimulation. Tant sur ce point que sur celui du registre des émotions et des goûts propres à un adolescent plus attiré par les garçons que les filles, par Sheila que par Deed Purple, par le fait de parler chiffons que sport et qui ne veut toutefois pas se dissocier trop tôt de ses semblables et fait mine d’épouser leur mode de vie conformiste. Ainsi, Romand nourrit pour la figure de Sheila moins du désir qu’un sentiment d’identification. Il voudrait pouvoir revêtir les tenues de l’artiste. Son désir, par ailleurs de porter une robe à tout prix est à la fois cocasse et poignante.
Les relations avec son père ne s’arrangeront pas avec les années. Il ne pourra éprouver une forme de compassion pour son père que longtemps après la mort brutale de celui-ci qui, on peut le conjecturer à la lecture du livre, sera mort de n’avoir pas pu exprimer clairement ses choix de vie et d’une difficulté à s’épancher comme à se confier.
Par l’écriture, de ce récit, notamment, Éric Romand parvient à rompre le cercle du non-dit qui entravait les liens sociaux de sa famille, de son milieu. Mon père, ma mère et Sheila a ouvert une brèche que Romand n’est pas près de refermer et qui va lui ouvrir, à coup sûr, d’autres perspectives littéraires et humaines.
Un jeune homme étalé sur le sol d’une cave est désentravé de la corde qui le retient là depuis deux jours. Un homme – qui fera bientôt office de sommelier – lui fait monter les 39 marches (clin d’œil à Hitchcock) qui le séparent du rez-de-chaussée et de la pièce où il va être convié à un étrange repas familial préparé par la belle Maya…
Cette nouvelle de Gaëtan Faucer, parue dans la belle collection des Opuscules des Editions Lamiroy (qui fête ce week-end sa première année d’existence), installe vite un climat malicieusement trouble, elle ménagera jusqu’au bout le chaud et le froid, le Bordeaux et l’effroi, le rouge (du vin mais pas que) et le noir magnétique d’une nuit de clair de lune.
Tous les ingrédients sont présents pour que soit servi un mets de mots rares, savoureusement choisis pour donner l’eau à la bouche comme la peur au ventre et faire goûter au lecteur à un cocktail d’émotions, plus diabolique que divin, cela dit, qui va vous rendre ivre de ce livre, à n’en pas douter.
Qui, mais qui… se cache sous ce prénom de « Paul « ? En fait, VDB! Pas le coureur cycliste mais l’homme politique qui a marqué la vie politique belge de son temps.
Lorenzo Cecchi s’inspire de quelques faits seulement de ce personnage emblématique ; il nous raconte bien plus l’homme privé que l’homme public en prenant de larges libertés romanesques avec la vérité, ce qui donne tout son sel et sa spécificité à l’ouvrage. D’ailleurs, ne nous y trompons pas, son VDB se nomme Van Derbrug.
D’emblée, l’auteur supposé du livre qu’on lit, journaliste culturel, est appelé à rencontrer VDB peu avant sa mort. On est en 2003 à Bruxelles. En se basant sur son témoignage, il va écrire le récit atypique de sa vie intime mais « traité comme une fiction », un récit qui ménagera une révélation ultime sur le lien unissant les deux hommes…
Quand il a neuf ans environ, la famille de Paul meurt des exhalaisons du CO, victime d’un mauvais tirage de cheminée à leur domicile. L’enfant, seul rescapé de l’accident, est confié à la garde de sa tante qui tient un bouge, quasi familial, à Liège. L’enfant y trouve un semblant de refuge et d’affection. Du fait de son environnement familial, il sera volontiers traité de « fils de pute ». Il ne connaîtra, pour ainsi dire, qu’une femme marquante qui sera à la fois une mère, une maîtresse, une sœur, en tout cas un soutien précieux dans les diverses étapes de son ascension sociale et politique et dont il nous est livré un portrait touchant.
Le rapt dont sera l’objet Van Derbrug à la fin de sa vie est l’occasion pour l’homme de se retourner sur son existence. Cet épisode offre de très belles pages sur les interrogations d’un homme à l’aube de la vieillesse à propos de la perte d’un fils, la vie de couple au long cours, l’approche de la mort ou encore le pragmatisme de la politique.
« Je le répète, car c’est ma conviction profonde, l’homme bon c’est du pipeau. Qu’il soit possible de le rendre meilleur, par le travail sur soi, par la civilisation, en somme, relève, en ce qui me concerne, du mythe le plus stupide qui se puisse concevoir. La cause est désespérée. J’ai abandonné la carrière politique pour cette raison. Même si, au début, je m’y suis lancé sans grande conviction, par opportunisme mercantile, j’avais fini ensuite par me prendre au jeu et croire que j’étais investi d’une véritable mission, que m’occuper de la res publica, du bien de mes concitoyens était noble et de haute cause. Mais, avec le temps, force m’a été de constater que se casser le cul pour améliorer le sort de milliers d’abrutis est tâche proprement impossible et qui s’y emploie, sera critiqué, méprisé même, quoi qu’il fasse, l’ingratitude étant le seul retour sur investissement que l’homme public puisse espérer. »
Dans ce nouveau beau roman qui présente des accents de polar et peut parfois faire penser aux romans romans de Simenon, Lorenzo Cecchi mêle habilement des éléments imaginaires à des fait réels et la magie prend toujours. La phrase s’accorde aux méandres de la réminiscence ou de la narration. Cinglante et souple à la fois, sans un mot de trop, elle rend parfaitement compte des vicissitudes du personnage qui se raconte sans faux-fuyant avec des élans de sincérité qui touchent d’autant plus qu’on devine que l’auteur les a puisés en partie dans son cœur et son propre parcours. Lorenzo Cecchi sait comme peu d’auteurs se mettre dans la peau de ses personnages et nous les faire exister de l’intérieur. L’action de ses récits et nouvelles s’articule autour de valeurs humaines fortes qui en sont le pivot comme le moteur.
Nul doute qu’à l’instar de Flaubert revendiquant l’identité du personnage d’Emma, Cecchi doit s’être vraiment dit pendant l’écriture de cette autobiographie fictive particulièrement réussie : « Paul, je m’appelle Paul. »
Avant cette rentrée littéraire, je n’avais lu qu’un ou deux livres de cette maison d’édition qui publie des livres francophones et des livres traduits des pays des Balkans notamment des livres de l’ex Yougoslavie, d’où son nom complet MODE EST OUEST. A l’occasion de cette rentrée, j’ai eu l’occasion de lire trois livres qu’elle a édités au début du moins : un livre de GÉRARD ADAM racontant une passion née dans de la mise en scène de la passion dans un village wallon, un procès d’assises pour pédophilie raconté par ÉLODIE WILBAUX et le second roman de CLAUDE DONNAY qui raconte une histoire d’amour insolite qui évolue comme un thriller. Une belle découverte me laissant penser que je reviendrai vers cette maison pour d’autres lectures et peut-être pour la lecture de textes traduits du serbo-croate.
La passion selon Saint-Mars
Gérard Adam
M.E.O.
On ne sait toujours pas si Malraux a réellement prononcé cette célèbre prévision : « Le XXI° siècle sera religieux ou … » mais à la lecture de ce livre on a bien l’impression que les héros mis en scène dans ce roman par Gérard Adam croient, eux, en cette prédiction et qu’ils semblent penser que la spiritualité peut fournir des solutions aux crises qui agitent XXI° siècle.
Dans la campagne wallonne, depuis la fermeture de sa carrière, Saint-Mars décline doucement mais sûrement, l’autoroute qui passe à proximité détourne les voyageurs et aspire les jeunes qui partent à Bruxelles pour trouver un job ou poursuivre leurs études. Le bistrot devient le dernier lieu de rencontre où les habitants peuvent palabrer en toute liberté. Le curé et l’instituteur débattent depuis des années de la religion et de la philosophie même si le curé perd ses paroissiens et l’instituteur ses militants communistes qui n’ont plus de fonction depuis qu’ils ont obtenu de haute lutte quelques indemnités au moment de la fermeture de la carrière. Quelques joueurs de cartes, des voisins consommateurs fidèles, et le vendredi soir la bande de jeunes qui rentre au pays après leur semaine bruxelloise, constituent l’essentiel de la clientèle. La cohabitation n’est pas toujours facile, les jeunes sont trop bruyants pour les anciens qui apprécient le calme nécessaire à leur jeu de carte. Et un soir d’agitation particulière, les vieux lancent un défi aux jeunes créer et présenter un spectacle au moment de la passion comme eux le faisaient quand ils avaient leur âge.
Les jeunes relèvent le défi et distribuent immédiatement les rôles, seul celui du Christ ne trouve pas preneur. Mais le hasard, Dieu, Le Grand Esprit, … fait toujours bien les choses, un jeune inconnu, déguenillé, débarque un jour au bistrot, il ne parle à personne mais il n’échappe pas à la belle serveuse qui a remarqué tout le charme que cet inconnu dissimule mal sous ses guenilles. Les organisateurs parviennent à le convaincre d’endosser ce rôle, ce qu’il finit par accepter. Ancien étudiant en philosophie, il parle avec les autres acteurs, surtout les femmes, il discourt sur la philosophie et tous l’écoutent avec une attention qui confine à une véritable vénération quand certains lui attribuent de véritables miracles. La bourgade connait alors un afflux de curieux et de mystiques tout poil qui veulent voir le nouveau messie.
Avec cette histoire, Gérard Adam replonge au cœur de l’origine des religions pour expliquer tout ce qui sépare le dogme de la réalité historique avérée, tout ce qui sépare le curé et ses ouailles de l’instituteur et des militants qui l’entourent. En racontant la création de cette passion, il fait revivre la Passion du Christ à tous les lecteurs, les replongeant au cœur de ce qu’ils ont presque tous oublié : la charité, la tolérance, l’amour de son prochain et surtout la spiritualité qui peut prendre des formes bien différentes selon les individus. Et peut-être que tous les acteurs, et tous les lecteurs, comprendront que personne ne détient la vérité mais que chacun peut tolérer son prochain et vivre en bonne harmonie avec lui.
Gérard ADAM
Je ne pense pas que Gérard Adam ait voulu écrire un livre sur la religion mais je crois qu’il a voulu nous alerter sur nos dérives individualistes, sur notre intolérance, sur notre repli sur nos croyances et nos valeurs, sur notre rejet de l’autre et de sa différence… Ce livre est aussi un bel exercice littéraire qui confond deux passions, celle du Christ et celle de Saint-Mars en recréant une véritable aventure christique autour d’un étranger charismatique qui pourrait être un nouveau Christ entouré de nouveaux apôtres. Mais un Christ qui n’enfermerait pas ses disciples dans un dogme mais, au contraire, leur ouvrirait l’esprit pour appréhender un monde vaste et varié, peuplé de personnes différentes avec leurs qualités et leurs défauts différents.
Elodie Wilbaux, biographe professionnelle, aborde, avec cet ouvrage, la fiction en déguisant une histoire de pédophilie bien réelle en un roman qui conserve toute la crédibilité des faits originaux surtout toutes les émotions, toutes les douleurs, toute la colère, la haine, la rancœur, la déception, le découragement… car les histoires de pédophilie concernant plusieurs victimes, brassent énormément de sentiments et d’émotions différents. La pédophilie n’est pas un acte défini (même si juridiquement elle l’est clairement), pour les victimes, leurs proches, ceux de l’accusé et tous ceux qui gravitent autour de l’affaire, elle recouvre une multitude de formes, génère des réactions très diverses et laissent des stigmates plus ou moins douloureux. Elodie Wilbaux n’a pas seulement raconté les faits, elle a surtout essayé de faire ressentir aux lecteurs tout ce qui vibre au cœur et autour de cette affaire.
Elle raconte dans son roman les trois journées d’un procès d’assises tenu les 17, 20 et 21 octobre 2014 pour juger la culpabilité d’un homme de la fameuse cité Villène, (Vilaine peut-être ?) qui aurait commis des actes pédophiles plus ou moins graves sur plusieurs enfants du voisinage. Trois de ces enfants, dont le conjoint de la narratrice, ont obtenu ce procès après un long parcours judiciaire. Elodie a confié sa plume à la conjointe en question qui veut comprendre tout ce que son mari a subi pour souffrir encore près de trente ans après les faits. Avachie sur les bancs de tribunal, elle pleure en écoutant les insupportables débats mais ne s’écroule jamais définitivement. Quand elle n’en peut plus, elle sort, prend l’air et revient pour soutenir son mari qui doit affronter le coupable car pour lui et ses amis il n’est pas présumé, il est bien réellement le coupable, celui qui les a marqués aux fers de la honte et de l’indignité.
La narratrice raconte toutes les épreuves que son compagnon doit affronter afin qu’il puisse se reconstruire en détruisant tous les démons qui l’habitent depuis trente ans. Elle écoute, elle épie l’attitude de chacun, ceux qui soutiennent les victimes, ils sont peu nombreux, le clan de l’accusé il sont plus nombreux, arrogants, préparés, peut-être eux-mêmes pédophiles ou même victimes consentantes ou terrorisées, les magistrats, les experts… Elle compatit avec ceux qui souffrent, souffrent avec ceux qu’on bafoue, qu’on humilie, qu’on écrase. Plus que le procès, c’est tout ce qui se passe autour que l’auteure essaie de nous faire comprendre.
Elodie WILBAUX
Elle cherche à nous faire comprendre ce qu’elle ressent en écoutant les victimes, en les voyant lutter ou s’affaisser, se résigner. Elle essaie de trouver les limites entre consentement et contrainte, elles sont tellement floues et fluctuantes. Trente ans après elle ressent la culpabilité, la honte, l’impression de salissure que les victimes ne peuvent pas cacher et qu’elles doivent même exhiber devant la cour. Et, il y a aussi les autres, les parents qui n’ont rien vu, qui n’ont peut-être pas voulu voir, les amis peut-être complices, ceux qui savaient mais n’ont rien fait, ceux qui savent depuis toujours mais ne veulent pas admettre que l’irréparable a été commis. Le livre d’Elodie, c’est tout cet ensemble de sentiments, d’attitudes, d’émotions, de responsabilités, de non-dits, de dénis… de souffrances et de douleurs qui montre bien qu’une affaire de pédophilie ce n’est pas seulement une question d’abus sexuel, c’est beaucoup, beaucoup plus.
Pour la narratrice tout a commencé par une banale question posée à son compagnon quand leur histoire balbutiait encore :
Jésus – en réalité il s’appelle Noël car, comme tous les Noël, il est né la nuit du Réveillon mais sa mère l’a toujours appelé mon petit jésus, alors Jésus il est resté pour la famille et les amis – a promis un roman à son éditeur et pour l’écrire en toute quiétude, il s’est réfugié dans une chambre louée chez Mireille la libraire-pensionnaire d’Ambleteuse, petite ville de la Côte d’Opale. Jésus-Noël n’a pas beaucoup d’inspiration, il se balade dans les dunes d’où, un beau matin, il aperçoit un bonnet blanc qui nage vigoureusement dans la mer fraîche du mois d’août. Chaque matin, le rituel se renouvelle, il s’installe dans les dunes pour admirer la nage puissante de la belle ondine au bonnet blanc. Celle-ci finit par remarquer le parka orange qui tache tous les matins la blonde dune et, un beau jour, elle décide de s’installer prêt du mystérieux voyeur. Alors naît une relation très timide entre la trentenaire et son admirateur un peu plus âgé, une relation comme celle qui rapproche deux adolescents frileux, une relation pudique ou plutôt une relation qu’ils n’osent pas développer de crainte de faire renaître quelque chose qui les aurait fait souffrir dans le passé.
L’histoire baigne alors dans le doux romantisme qui rapproche timidement la nageuse et l’écrivain mais bien vite ce roman d’amour vire au thriller. La belle a disparu sans laisser le moindre indice sauf cinq carnets intimes écrits par la mère d’Amelle, la belle nageuse, cinq carnets comme un chemin de croix que cette femme dû parcourir sous la férule brutale de son mari et de sa belle-famille. Jésus avec sa logeuse, décide de partir à la recherche d’Amelle en suivant les quelques indices qu’ils ont pu recueillir. Ainsi, il débarque quelques jours plus tard en Auvergne où Amelle est retenue par un pervers avec qui elle partage plus ou moins volontairement des parties fines très chaudes. Le thriller conduit l’écrivain et sa logeuse au cœur du passé de la belle nageuse, au tréfonds d’une histoire sordide dont il voudrait l’extirper. Le roman d’amour romantique et tendre devient alors une histoire d’un érotisme brûlant les chairs des acteurs. Certains ne peuvent vivre sans les sensations extrêmes qu’ils cherchent à satisfaire.
Ce roman est aussi pour l’auteur l’occasion de régler quelques comptes avec l’aristocratie bourgeoise de Belgique Wallonie qui détruit beaucoup de vie dont celles d’Amelle et de sa mère, pour pouvoir toujours et encore pavaner la tête haute quelles que soient les circonstances. On naît dans cette caste, on ne l’intègre pas ! Mais cette histoire montre que rien n’est jamais acquis, que tout peut arriver : les miracles comme les pires tracas. L’amour ne se décrète pas, il embrase les cœurs et les corps sans prévenir et il faut pour qu’il vive, le laisser aller au bout de son chemin.
Claude DONNAY
C’’est un livre d’amour à la fois d’une douce poésie et d’un érotisme brûlant que livre le poète Claude Donnay qui a laissé sa plume se souvenir des nombreux vers qu’elle a déjà écrits, préférant abandonner quelques pieds de plus à sa phrase plutôt que d’éluder une jolie tournure poétique. Livre d’amour romantique et érotique, sans aucune pornographie ni aucune description mal venue, satire sociale acidulée d’une touche de morale, et une bonne ration de poésie qui se niche au creux des descriptions des paysages, des portraits et de quelques dialogues et réflexions. Un second roman qui en appelle d’autres.
La rentrée littéraire concerne aussi un certain nombre de romans étrangers, comme on ne voit peu de livres venus d’Extrême-Orient sur les rayons des libraires, j’ai choisi de les mettre en évidence dans cette chronique. J’ai ainsi sélectionné un roman écrit par la Japonaise ITO OGAWA qui a déjà connu un grand succès avec Le Jardin arc-en-ciel et un second écrit par la Chinoise SHENG KEYI. J’ai beaucoup apprécié la lecture de ces deux romans qui sont, tous les deux, empreints de la sensibilité et de la douceur qu’on trouve souvent dans les textes venus d’Extrême-Orient même s’ils évoquent parfois des événements difficiles à accepter, désespérants, voire cruels, comme celui de Sheng Keyi qui traite d’un véritable trafic de nourrissons en Chine.
Ito Ogawa qui nous avait émus avec son précédent ouvrage « Le restaurant de l’amour retrouvé », publie en ce mois d’août, en France, ce roman qui se déroule lui aussi dans le milieu commercial. La gastronomie qui ne laisse pas indifférente l’héroïne de ce nouveau roman, est très présente dans ce texte aussi. L’auteure décrit avec gourmandise les petits plats que son héroïne partage avec sa voisine ou qu’elle déguste au restaurant. Mais ce texte est avant tout un hommage à l’écriture, à la calligraphie et à la correspondance épistolière japonaise avec toutes ses convenances et ses usages qui doivent être respectés pour ne pas froisser les destinataires quels que soient les circonstances et l’objet du courrier.
Tante Sushiko qui partageait sa vie avec l’Aînée avant le décès de celle-ci, étant elle aussi décédée, Hatoko est revenue à Kamakura dans la région de Tokyo pour reprendre la papeterie que sa grand-mère, l’Aînée, lui a léguée. Elle avait fui sa famille, elle vivait avec les deux femmes, en fait deux sœurs jumelles séparées à la naissance qui s’étaient retrouvées. Elle ne s’entendait pas du tout avec l’Aînée qui lui infligeait une éducation très rigoureuse et même sévère. Elle avait voyagé de part le monde et pour poursuivre la tradition familiale, elle voulait maintenir l’activité de la papeterie et surtout l’art d’écrivain public que sa grand-mère lui avait enseigné avec opiniâtreté et sévérité. Elle raconte sa passion pour la calligraphie et le travail d‘écrivain public à travers une série de courriers particuliers commandés par des clients qui n’osent pas, ou ne peuvent pas écrire, ce qu’ils voudraient dire à leur correspondant.
Poppo, comme on l’appelle dans le quartier, renoue avec ses voisins, redécouvre son quartier, vend les vieux stocks de sa grand-mère mais se consacre surtout à sa passion : le métier d’écrivain public. Elle raconte comment elle choisit, selon l’objet du courrier et la qualité du destinataire et du commanditaire le support, l’encre, l’enveloppe, le timbre, l’outil pour écrire, les caractères et comment elle mûrit son texte avant de le porter sur le support qu’elle a choisi avant de l’envoyer après l’avoir laisser reposer pendant une nuit sur son autel particulier.
Ito Ogawa
Ce livre est à la calligraphie ce que « Le Maître du thé » d’Inoué est au service du thé. C’est la description d’un rituel ancestral qu’il faut respecter avec la plus grande rigueur dans chacun des gestes à accomplir et dans le choix des matériaux et outils nécessaires. C’est un rite quasi religieux, un rite qui permet de perpétuer la tradition dans le respect de ce que les anciens ont transmis depuis des siècles. Hatoko, Poppo, a repris la suite de l’Aînée pour perpétuer ce rite et le transmettre à des enfants qui pourraient prendre sa suite. C’est l’expression du Japon éternel même si l’héroïne introduit quelques nouveautés dans le rituel comme le choix de stylos à plume ou à bille ou de papier contemporain.
Ce livre c’est aussi l’expression d’une certaine forme de convivialité, Ito Ogawa met en scène des personnages doux, conviviaux, des gens à l’écoute des autres qui cherchent toujours à faire plaisir ou à rendre service. C’est une façon pour elle de démontrer qu’on peut mener une vie beaucoup plus agréable en respectant et écoutant les autres et qu’une vie agréable est possible en partageant avec ses voisins et amis. Poppo s’entend à merveille avec sa vieille voisine Barbara et noue une réelle amitié avec une fillette de cinq ans. Une autre façon de montrer que la mixité des âges est possible et même très agréable. On retrouve dans ce roman la même douceur et la même tendresse qu’on avait pu apprécier dans le précédent.
Ce livre est in fine un hommage au Japon traditionnel capable d’intégrer une certaine modernité sans altérer ses traditions et une leçon d’amitié et de convivialité à tous les grincheux de la planète.
Elle n’est pas tout là Wenshui, Pêche pour ses collègues, 168 pour l’administration de l’établissement où elle a été recueillie, elle est un peu simplette, son monde se résume à sa mère disparue, son enfance, les loubards qui l’ont maltraitée et les petits animaux, les oiseaux, les papillons, surtout son petit chien Mascotte le seul être pour lequel elle éprouve un peu de tendresse. Elle n’a pas eu beaucoup de chance, elle se retrouve vite seule après le décès de sa mère, elle vit dans un coin de remise où les loubards, profitant de son esprit simplet, la violentent sans vergogne et la violent si bien qu’elle se retrouve enceinte. Anéantie, sale, hébétée, elle est conduite dans le centre de Monsieur Niu, un type sans scrupule qui a fondé un établissement où les mères porteuses sont accueillies le temps de leur grossesse et de leur accouchement, le temps pour Monsieur Niu de vendre leur enfant, leur « produit », à une famille ayant les moyens d’en acheter un. Il y a, selon le marchand de bébés, un marché pour ce type de « produit ». On veut bien le croire, la politique de l’enfant unique a certainement dopé ce « marché » car lorsque celui-ci disparaît la mère est souvent trop âgée pour pourvoir à son remplacement.
Sheng Keyi
Le centre créé par Monsieur Niu est un véritable camp de détention où les filles sont confinées jusqu’à ce que leur enfant soit remis à la famille acquéreuse. Le règlement est très sévère et les punitions pleuvent sous forme d’amendes notamment. Wenshui, Pêche, raconte avec ses mots la vie dans ce centre, les filles qui se rebiffent, les filles qui collaborent, les filles qui se laissent séduire, les filles qui séduisent, … Elle raconte ce qu’elle voit avec son regard d’enfant qui n’a pas grandi, ce qu’elle comprend avec sa candeur naïve. Elle subit, elle ne demande rien, ne se rebelle pas, elle sera selon Monsieur Niu, une bonne productrice qui ne pose pas de questions, car elle a une bonne santé. Avec ce regard naïf, l’auteure évoque le problème des mère porteuse, la cupidité du fondateur, la douleur de certaines filles, la perversité d’autres, l’immoralité du système, mais aussi la solidarité et la compassion qui peuvent exister entre les filles.
Ce texte, bien qu’il évoque un sujet particulièrement douloureux, déborde d’une grande poésie, il est empreint d’une tendre douceur et de beaucoup de tendresse. C’est un excellent document littéraire, l’auteure manie avec une grande virtuosité la candeur et la simplicité de l’héroïne pour dire de façon imagée ce qu’elle sait des femmes qui se livrent à ce commerce et de ceux qui en profitent éhontément. Elle ne les juge jamais, elle expose des situations choisies ou subies pour montrer les différentes facettes du problème en laissant le lecteur apprécier. Sheng Keyi est certainement une des belles plumes de la nouvelle littérature chinoise plus ouverte sur le monde occidental même, si personnellement, j’ai troué dans ce texte un ton et une forme qui ne renient en rien la littérature traditionnelle de l’Empire du milieu.
Les très jolies aquarelles que Sheng Keyi a peintes elle-même pour illustrer la version française de ce roman, démontrent, elles aussi sa grande sensibilité et la grande délicatesse des diverses facettes de son art.
L’existence de ce poète était devenue un enfer. Sans cesse, il était en proie au démon de la poésie qui le faisait écrire à toute heure du jour et de la nuit. Il avait beau publier deux plaquettes par semaine, épuisant ses amis éditeurs, qui tombaient en burn-out les uns après les autres, il n’arrivait pas à contenir le flux. Sa tête, mais aussi tout son corps, était devenu le terrain de jeu des muses du monde littéraire.
C’est alors qu’il se décida à consulter… un expert en maladie de la poésie, qui s’était répandue à la faveur du net mais plus encore des réseaux sociaux. Secrètement, l’expert, ex-malade en sursis et ancien poète transnational, était payé par un subside spécial de L’Organe officiel des Lettrespour combattre le fléau, pour conférencer de classe en classe sur le sujet afin de mettre en garde l’étudiant lambda des dangers de la poésie sortant du cadre académique et scolaire.
Mais le cas qui nous occupe était un cas d’école, attirant l’observation des maladies psychiques d’un nouveau genre de toute la planète. C’est dire si notre expert était à cran, près lui-même de rechuter. Tout d’abord, il proposa à notre poète que nous appellerons tantôt Paul Verbaud, tantôt Arthur Rimlaine (pour brouiller un minimum les pistes) d’écrire un roman au long cours, histoire d’occuper les muses sollicitées jusque là à un seul job à une espèce de travail à la chaîne mais c’étaient des muses rebelles, comme souvent chez les poètes, ce qui favorise aussi, dans les démocratures (il en va autrement dans les dictamolles où il n’est pas rare de voir le Poète épouser avec force les idées du pouvoir en place), du moins l’accueil du poète auprès de ses congénères et, accessoirement, aux membres de la commission d’aide à l’écriture (animés comme il se doit de personnes ayant le cœur sur la main quand il s’agit de dispenser l’argent public en vue toutefois d’assurer son propre avancement sur l’échiquier littéraire).
Notre expert consulta dès lors ses collègues des autres pays, toutes les ressources possibles du net, et des nouveaux fonds furent débloqués mais en vain. L’Organe des Lettres, géolocalisé poétiquement, en accord avec les plus hautes autorités de la médecine psychiatrique de ce nouveau domaine décidèrent d’isoler le poète dans un environnement idoine, ce qui nécessita de nombreux investissements. L’effort était à la mesure du péril car il s’agissait surtout d’éviter que le mal se répandît à l’étranger car vu la masse innombrable de publications de Paul Verbaud (à moins que soit Arthur Rilaine), il y avait un risque statistique non nul qu’au moins une plaquette, un poème ne fût traduit dans un idiome quelconque.
Ses facultés mentales et son appréciation du réel étant depuis longtemps dérangées, on parvint à lui ménager une réplique parfaite du monde où il vivait sans qu’il s’en aperçût en lui faisant croire que ses réseaux sociaux et éditoriaux fonctionnaient parfaitement, qu’il publiait même de plus en plus.
Certes, sa vie continuait d’être un enfer, mais à ce stade de la menace, sciences, techniques et littéraires se devaient de s’allier pour trouver une solution, il fallait éviter l’épidémie, la déperdition d’une partie des intellectuels, au risque de provoquer une rupture complète des activités mentales de l’aliéné, mais dans ce cas cette possibilité était vue comme une aubaine.
Du fait de son isolement complet, il ne nous parvient plus rien de ce poète maudit et l’organe officiel de L’Organe des Lettres,Les Spirales du Carnet, qui joue la transparence, histoire de noyer le poisson de la maladie dans le bain du littérairement correct, ne nous livre plus rien le concernant. Fort possible par ailleurs, vu sa capacité phénoménale d’adaptation, qu’Arthur Rilaine (à moins qu’il s’agisse de Paul Verbaud) se soit réincarné, à l’insu de son avatar virtuel, en plusieurs nouveaux poètes bien réels qui, cela dit, se démarquent déjà par leur production abondante, un rien diabolique, inquiétant les autorités administratives en charge du fléau.
Trois recueils poétiques décalés. L’humour à l’honneur.
Trois univers au rendez-vous : cinéma, poésie japonaise et petite linguistique poétique.
1.Jean Marc Flahaut et Frédérick Houdaer, Cinéma inferno, Le pédalo ivre, juin 2018, 86p., 11€.
Dès le titre, le duo recourt à une référence d’emblée balayée par l’humour dévastateur, ce film de référence « Cinema paradiso » de Tornatore, pour nous plonger dans un univers de détournement absolu. On rit jaune noir dans « une ville livrée au chaos », celle du grand écran et des souvenirs infernaux qui le traversent.
Se moquer d’une liste de cinéma. Ou d’une blonde qui n’est pas vraiment blonde comme quand elle est brune, pas plus.
Le cinéma français; les westerns tournés dans la Sierra Nevada espagnole; le snobisme; les films aimés : tout passe à la moulinette des deux compères.
CREDO
« quand je serai grand
je ferai Tristan Corbière gérant de vidéoclub « (p.34)
L’enfer, pavé de bonnes ou de moins bonnes intentions, est un lieu où « je me perds dans un cinéma labyrinthique/ une sorte de multiplexe aux couloirs interminables » à la « Shining ».
Défilent des brutes, des blondes, des truands, de belles gueules, Bruce Lee, Harrison Ford, Jodie Foster, de quoi cibler large.
Le cinéma n’en finit pas de faire parler de lui. Les deux cinéphiles sauvages et acides l’ont bien compris.
2. Roger Lahu & Hozan Kebo, Théorie et pratique du haïku raté, Cactus Inébranlable éditions, 2018, 78p., 10€.
Ce genre bien à la mode, haïku, haïkaï, donne des ailes à deux contempteurs magistraux de ce style d’écriture qui voudrait ramasser, si possible, les atouts culturels loin de chez nous.
Chaque haïku proposé se voit criblé d’ironie () :
52
« les vrais rockers meurent à 27 ans
les vrais poètes sont maudits
les vrais haïkus m’emmerdent »
(mais j’aime bien les koans zen
brèves de comptoir
de vieux bhikkhus bourrés au saké)
(rien que ce mot « vieux bhikkhus »/ me fait marrer) (p.40)
3. Eric Dejaeger, Les coureurs avaient de ces bouilles !, Cactus Inébranlable éditions, 2017, coll. Les p’tits cactus # 43, 82p., 9€.
Une linguistique, vraiment, sommeille en ces vers, aphorismes, définitions, titres détournés, jeux de préfixes, d’un humour énorme, se nourrit, se développe, sert de style de frappe pour un auteur qui se renouvelle dans le burlesque entre poésie, popoésie (coll. qu’il dirige), métaphysique des tututes, lexique bouffon, proverbes « sahélien » et « coprophile », calembredaines, calembours-ge, aphoristhmes:
« j’aurais pu être un drôle de monarque : j’eus bu, roi » (p.21)
LE PREFIXE MONO
« Mononcle : frère célibataire du papa ou de la maman »
« Mononne : religieuse ermite »
« Monotaire : officier public personnel » (p.33)
DICTON de fumeur
Glaires du matin, petit dèj’ malin.
(100% bio, et directement du producteur au consommateur.) (p.54)
Les bouilleurs avaient de ces c… !
Avec ce Dejaeger, tout est permis, et n’oubliez pas : son conseil : Contrepétez deux fois.
Il faut pourtant que la critique se mêle toujours à l’éloge, le serpent aux fleurs, l’épine aux roses et la vérole au cul.
Gustave FLAUBERT
Depuis une période indéterminée, ce critique ne trouve plus plaisir à lire.
Il se rappelle ses débuts tonitruants dans la critique littéraire où il n’était pas rare qu’il connût plusieurs orgasmes de lecture pendant une même journée. De l’aube au crépuscule en mordant sur ses nuits, il prenait son pied en lisant à tel point que les attachées de presse des maisons d’édition et la direction du journal qui l’employait s’inquiétaient de sa maigreur, de son visage creusé par la fatigue. Il mangeait et buvait peu mais il lisait comme jamais. Il avalait des livres et des livres dans une joie profuse. Il rendait compte de ses bonheurs de lecture dans des articles enjoués, bien tournés qui, à leur tour, généraient des lecteurs heureux, vifs, avides de lire. L’édition roulait sur l’or et les auteurs étaient fêtés comme des princes…
Aujourd’hui, il a beau se répéter, tel un mantra de Maitre Coué, « je vais jouir je vais jouir » en ouvrant un livre, chercher le point G du texte, varier les positions de lecture, il ne l’atteint plus. Son gland reste encapuchonné, sa bite molle, ses testicules pendants entre ses jambes de lecteur assis, irrémédiablement assis.
Alors qu’il voudrait symboliquement exhiber aux yeux de son lecteur une trique de taureau, écrire avec son foutre des articles enthousiastes, sa plume lui tombe des mains, le papier flétrit, se rabougrit, et finit en boule dans la corbeille.
Parfois encore (ne caricaturons pas le monde littéraire déjà bien accablé !), lors d’impatientes lectures, il approche dans des paragraphes ou des strophes rares, d’humides touffeurs jadis rencontrées à foison, il hume l’air du sexe du livre mais, le paragraphe suivant, la ligne d’après qui déraille, le vers subséquent qui part en couille, qui n’assume pas le suspens ménagé jusque-là, tous les espoirs mis en lui, il déchante, il débande et finit par cracher par terre plutôt qu’expédier sa semence dans un puissant (é)cri(t) de contentement. C’est l’insulte plutôt qui fuse : Littérature de merde ! Écrivains de mes deux ! Éditeurs à la noix !*
Les éditions raffinées le désespèrent comme une femme aux atours somptueux, à la peau d’une rare finesse, luisante sous les lumières, naturelle ou artificielle, aux pores comme autant de minuscules sexes, aux bijoux rares et aux parfums subtils qui, au lit (tous ses charmes étant lus), se révèle un glaçon, pur joyau, cela dit, d’une banquise en voie de disparition. Il aspire plutôt à un livre-souillon, aux pages tachetées de café, brunes de sueur séchée, mouchetées de loups de nez ou de moustiques-tigres inscrits dans le tissu du papier comme autant de fossiles d’une époque révolue et qui, la petite mais magnifique salope, se donnerait à lui comme jamais, extrayant son jus de critique comme le lait d’un pis plein jaillit dans la main tripoteuse et experte de la féminité lourde et odorante des vaches. Voire des pages manuscrites vierges encore de toute lecture, de toute interprétation critique…
Lui qui passait naguère pour un passeur de livres apprécié bouchonne dans les entournures, il attend le livre-Destop qui débouchera les tuyaux encombrés de visquosité, de déchets gros comme des étrons.
Alors, il se sert de substituts, il triche, il va rechercher des livres osés, d’anciens livres flairant, malgré les années passées, toujours le neuf, la novation (comme disait Barthes), le Nouveau (comme lançait Rimbaud) et non le rance, le resservi, le périmé depuis deux siècles, et il s’aide à la façon d’un gode ou d’un anneau pénien pour parvenir à l’acmé.
Mais le mélange des genres ou plutôt des époques ne lui réussit pas. C’est un pur critique, qui n’admet pas les mixtions. Même les miscellanées bien accomodées à la sauce du jour, s’il s’en trouvaient encore, ne le tireraient pas de sa léthargie. Même un seul vers parfaitement résonant, un aphorisme tourné vers les étoiles et non vers les bas-fonds du sens, même une phrase insolite qui aurait le goût du passé et d’un avenir meilleur jamais encore figuré pourrait dans un jaillissement lui apporter le bonheur à défaut de se faire sans cesse désiré.
Il le reconnaît, il est désormais un critique frigide, un lecteur acariâtre qui en est venu à éloigner le facteur en lui envoyant à la tête des livres de la veille de peur qu’il laisse tomber dans sa boîte un nouvel arrivage de livres sans saveur, ni odeur ni piquant ni piments malgré les appellation d’origines contrôlées, les quatrième de couverture alléchants, les critiques montées en épingle (quand le livre est une réédition) ou à venir (par les mots qui vont truffer les articles de presse écrits à la lumière d’un quelconque écran).
Tout est fade, morne, clean, cynique, destiné au recyclage ; l’indigence est le nouveau goût du monde.
Alors, il baise et s’abreuve d’images (à défaut de métaphores renversantes), il se disperse et pisse de la copie ; faut bien remplir sa carcasse de liquide pour que tout à l’intérieur baigne, glisse irrémédiablement vers une fin désormais providentielle.
Le livre est triste et j’ai connu toutes les femmes, dit-il en paraphrasant Mallarmé.
Certains soirs de malsaines beuveries, il se dit qu’il pourrait écrire de la fiction ou de la poésie mais il sait qu’il ne ferait qu’ajouter du non-bandant au sans relief existant. Il a au moins ça pour lui, la lucidité. Mais comme l’a écrit Char, c’est une blessure brûlante destinée à s’évaporer à l’approche du soleil, tel Icare, ce con ailé de la mythologie.
Il allume la télé ou son portable, il ouvre les journaux, il guette toujours le volume qui le délivrerait de son impuissance. La prescience de la rentrée littéraire le fait encore un rien vibrer ; il a l’espoir chevillé au corps ; c’est un vieux romantique, un cœur farci de guimauve. Il lui reste un grain d’espoir, qu’il finit par moudre dans le moulin des activités dérisoires qui nous tiennent lieu de vie, tel un fil cassé ne pouvant se défaire de sa dernière perle.
Puis il se dit qu’il y a de plus grands malheurs dans la vie littéraire comme le refus d’un énième manuscrit par un éditeur blasé ou d’un article par la direction du journal où filtrerait trop le désenchantement et il rit, il rit… d’un grand, d’un beau rire qui se résorbe dans un sanglot long.
La veille de la rentrée littéraire, le directeur de journal l’ayant appelé en vain sur son portable craignit le malheur annoncé et prévint la police qui se rendit à son domicile. On le trouva par terre près du sofa où il aimait encore à lire, la bouche encombrée jusqu’à la glotte de papier prémâché, qu’il avait enduit d’alcool pour mieux l’incorporer et formé de pages de ses quatre ou cinq livres préférés dont il avait composé un bol livresque mortel. On ne put pas bien distinguer la page de quel ouvrage lui avait finalement été fatal. On pense même qu’il fut surpris du sort de son geste et qu’il eût voulu vivre encore, regrettant dans un dernier spasme la littérature dont, au fond de lui, il avait n’avait pas totalement désespéré.
C’était le dernier signe, indistinct, certes, qu’il livra au monde des vivants que cette mort, interprétable désormais à l’infini, comme les plus beaux textes qu’il avait lus et sur lesquels il avait écrit des pages tout aussi admirables. C’est sur un ultime appel lancé aux écrivains, les seuls vrais amis de sa vie, qu’il a si bien servis, qu’il a décidé de faire ses adieux.
* Les insultes ont été revues à la baisse de façon à ne pas heurter les acteurs du monde littéraire toujours susceptibles de lire, même après sa mort, ces propos et de salir ensuite la mémoire du critique disparu.
Je découvris son premier et bouleversant témoignage littéraire pour ma chronique « Poésie panorama » du « Journal des poètes » en 2006. Le livre de Philippe venait de paraître chez Cheyne éditeuren 2005.
Je le reprends, et la fulgurance reste celle qui me traversa : la douleur s’y écrit sans une once de pose et il m’est douleur d’en écrire puisque Philippe n’est plus là depuis un an. Le mal ne l’a guère empêché d’écrire, de vivre, de voyager, et il s’est mis au roman (Allegra), au récit (Monarques), à l’essai de voyage (Pardon pour l’Amérique). J’ai parlé des trois dans La Cause Littéraire.
Son premier opus, déchirante déclaration du mal qui le saigne, est une prose éclatée en petits segments d’aveux sans ambages :
« Le corps est un fourreau pour la seule agonie, fendu quand se cambre le long pli de la révélation du cœur, la douleur sortie de sa gangue. Assez de pleurs. » (p.26)
« Venez-moi en aide, j’ai mal. » (p.33)
« Le bord du chemin est un tesson » (p.34)
Par la fin faut-il prendre les choses, puisqu’elles en ont une, inéluctable, foncière
« La douleur accomplit sa mue, elle termine par le Verbe », p.56.
Au corps/cœur brisé par cette maladie de verre, le poète répond d’une salve de mots, puisque ce sont les seules armes qui lui restent pour vivre, pour assurer, par la fin, le mouvement de sa sublime poésie incarnée dans des mots qui ne leurrent pas, vrais jusqu’à la brisure qu’il ressentit jour après jour.
Mouvement par la fin. un portrait de la douleur, Cheyne, Grands fonds, 2005, 64p., 13,50€. Postface de Jacques Dupin
Chaque poème est constitué de vers elliptiques, chacun ayant une portée d’aphorisme ou de réflexion cumulative, puisque le poème (et il y en a 31) se nourrit de chaque vers. Le lecteur ainsi peut à l’envi se gorger des mots, récrire les variations que chacun des poèmes propose à sa cogitation :
11
Visions internes : des tissus bariolés, fragmentés,
striés…
La lampe, le langage : interstices entre les mots, le
silence, la lumière…
(…)
Les métaphores, les consonances, les appariements de sens et d’images, les appositions forment l’essence d’une écriture qui aime jouer des allitérations, des énumérations et des signifiants :
26
Matité et mutité : couleurs et changements…
Le signe et le silence : mutisme, blancheur et
envol…
« polir le poème avec un couteau de lumière » (p.38) est une lumineuse trouvaille, qui nous enjoint à nous replonger dans ce bref recueil, qui va plus loin que le simple énoncé, dans une zone métaphysique de l’être qui se cherche. Arpenteur métaphysique, témoin des crépuscules.