
Les Lectures d’Edi-Phil
Numéro 5 (octobre 2018)
Coup de projo sur le monde des Lettres belges francophones
sans tabou ni totem, bienveillant mais piquant…
A l’affiche : un recueil de textes brefs (Daniel Simon), une aventure théâtrale au parfum de biographie (Albert-André Lheureux), un essai historique (Arnaud de la Croix), un roman (Yves Wellens), une nouvelle (Jean Jauniaux) et un héraut du faire-savoir (Michel Torrekens) ; les maisons d’édition M.E.O., Genèse, Racine, Ker, Au Hibou des Dunes/Fondation Paul Delvaux.
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Le coup de cœur du numéro !

Daniel Simon, Ce n’est pas rien, recueil de nouvelles et textes brefs, M.E.O., 2018, 122 pages.
Quoiqu’à distance, le lisant de loin en loin (une nouvelle dans la revue Marginales par-ci, un article littéraire dans Le Carnet et les Instants par-là), le croisant à peine, j’ai accumulé une bonne dose de respect et d’estime pour Daniel Simon. Me frappent l’intensité mise dans ses écrits, notion que je place très haut dans la constitution du fait artistique/créatif, la qualité de sa plume et un détail amusant (mais est-ce vraiment un détail ?) : il est l’un des seuls auteurs lisant ses propres textes avec un talent de comédien, une présence scénique.
D’un autre côté, mes prédilections me poussent vers le grand large, les fresques, la structuration puissante, l’immersion… et Daniel est un expert du bref, de l’éclat (NDLA : morceau d’un Grand Tout… dont il fait l’impasse), il nous offre même ici non pas un classique recueil de nouvelles voire de poèmes mais plutôt une collection de… textes divers (zooms sur une rencontre, une tranche de vie ou un destin, réflexions sur le monde et les individus, etc.).
Plongeons !
Si on tente de rationaliser, on remarque trois sous-ensembles de textes. Le troisième, Modeste proposition pour les enfants perdus, est un monologue aux allures de conférence sur les thèmes de l’exil et des réfugiés (inspiré par… Swift, ce qui en dit long sur l’arrière-plan qui nourrit les petits cailloux blancs abandonnés par l’auteur), qui a déjà fait l’objet d’une lecture-spectacle. J’y lis ce qui doit recouper un pan d’identité de notre auteur :
« (…) mon état, mon âge, ma situation limitent le champ de mon action, je ne le sais que trop, mais ce que je fais, je tiens à le faire entièrement et avec une véritable précision. »
On dirait un personnage de La Peste, ce roman sublime où Camus étale l’absurde (et la difficulté) d’être/du monde et, tout à la fois, la dignité qui nous échoit de résister. Faire de son mieux, avec les moyens du bord mais avec application.
Allons à rebours. La première série de textes est intitulée Nouvelles de notre Monde. Mais sont-ce des nouvelles ? La frontière des lentilles esquisse excellemment un personnage, Gus, qui demeurera sur le seuil d’un véritable récit. L’essentiel est donc dans le portrait d’un homme debout (camusien encore !), qui déploie une farouche indépendance :
« Regarder le monde sans y croire, se jeter dans l’océan, nager à perdre haleine sans espoir de retrouver la terre au loin, mais se mettre sans rechigner à faire avec soin ce métier d’homme sur cette parcelle du globe. »
Les réflexions sont portées par une écriture ciselée mais ferme :
« L’Europe avait été taillée comme une lentille, elle pouvait devenir le verre ardent qui engendrerait l’incendie ou offrir à l’homme penché sur le cristal poli une entrevue avec un univers libéré des dieux. »
Quant à la deuxième anthologie de brèves, Promenades, qu’en est-il ? De petites fictions, des proses poétiques. Qui ouvrent des sillons. De sensations, de réflexions. Sur le monde des écrivains ou celui des couples, notamment. Toujours transcendées par la précision virtuose de l’expression :
« Je venais d’entrer dans le célibat comme on part en voyage, délesté de presque tout, curieux d’un présent sans avenir, hanté par la vitesse du jour et l’immobilité des nuits, j’étais presque mort. C’est le « presque » qui rendait la vie supportable. »
Le monde où se faufilent les narrateurs, qui me paraissent autant de métamorphoses de l’auteur (NDLA : à tort ?), semble souvent hostile et fou, hanté par des perroquets prédateurs, des femmes trop indépendantes et glacées, des enfants assujettis déjà à l’hypocrisie de l’intérêt. Il y a du Haddock face à la horde de Séraphin Lampion, et du Tati aussi, en sidération mélancolique devant une modernité bruyante, agitée, en perte d’âme, de contact. Mais l’espoir existe, la lueur au cœur des ténèbres. Il suffit d’un acte gratuit (des pompiers venant sauver un chaton), de deux personnes qui se rencontrent dans l’empathie, la perception de l’instant d’or.
Bref (NDLA : c’est le cas de le dire), Daniel Simon est un auteur qui évacue ce qui lui semble accessoire, artificiel (une intrigue centripète) pour raconter ce qu’il désire intimement partager : une rencontre, une réflexion, une perspective. Il s’offre une liberté totale. Et ses billets d’humeur fictionnalisés inventent quasi un nouveau genre. Pas étonnant, dès lors, qu’il aille se nicher au sein des éditions M.E.O., qui osent si souvent évacuer l’étiquette, le court terme… et la narration pure qui m’est chère (NDLA : mais dont j’arrive à me passer à l’occasion, donc, échappant aux limites de mes attentes).
A déguster comme un café serré, une liqueur. Avec parcimonie, un texte par jour ou par séquence de jour, mais dans l’intensité et la communion. Comme autant de pastilles de vie (au sens fort) détonnant dans un univers où la fadeur se révèle invasive à la manière de certaines algues.
(2)

Albert-André Lheureux, L’Esprit frappeur, récit d’une aventure théâtrale, préface de Jacques De Decker, Genèse, 2017, 199 pages.
Les Belles Phrases ont déjà publié un bel article sur ce livre :
https://lesbellesphrases264473161.wordpress.com/2017/10/20/lesprit-frappeur-quete-dune-mythologie-theatrale/
Mais je ne peux m’empêcher d’exprimer mon admiration pour un grand homme de théâtre qui passe une bonne partie du livre à évoquer les talents ou apports des uns et des autres (Maurice Béjart, Bernard De Coster, etc.), répandant à travers la lecture un faisceau d’ondes positives (res)suscitant sous nos yeux un monde d’amour et d’amitié, de génies croisés œuvrant pour favoriser le règne du Beau, du Bien, du Bon. Un guide à l’usage des créateurs et des créatifs ?
On éprouve la plus grande sympathie pour cet Esprit frappeur qui guide Albert-André Lheureux, au-delà des structures, et lui conseille, credo vibrant :
« . d’être frappé par ce qui n’est pas nous,
. d’être attentif au monde,
. d’être passionné par l’Autre à travers mille visages,
. d’être à l’écoute de chaque instant, et enfin
. de comprendre à travers l’action. »
(3)

Arnaud de la Croix, 13 complots qui ont fait l’histoire, essai historique, Racine, 2018, 178 pages.
On avait dévoré les précédentes études historiques d’Arnaud de la Croix et celle-ci est du même acabit. On y déroule les thèmes du complot et du complotisme au fil des époques (de l’Antiquité aux années 80 ou 2000). Pour ma part, féru d’Histoire, je connaissais presque intimement les matières assassinat de César, peste noire, Protocoles de Sion ou Tueurs du Brabant wallon, mais je les ai revisitées avec plaisir, au gré d’une langue fluide, d’une narration très claire, structurante… et surtout grâce à cette capacité particulière que possède l’auteur de nous mener à des réflexions et interrogations plus larges, plus subtiles, nécessairement interpellantes, nourries par les apports non seulement d’historiens mais de philosophes, de théoriciens (comme Karl Popper, Richard Hofstadter, etc.).
Qui plus est, j’ai pu remédier à quelques lacunes. Je connaissais la Conjuration de Catilina depuis mon adolescence… sans savoir de quoi il retournait très précisément. Et la Conspiration des Poudres ? Guy Fawkes, et le masque qui a inspiré la BD (et le film) V comme Vendetta ou… Anonymous ?
Etc.
Apprendre en s’amusant, c’est très bien. Apprendre en développant son esprit critique et en s’interrogeant sur les rouages du monde, c’est encore mieux. Découvrir comment se développe un phénomène, comment il mute (passionnant, le glissement de la prétendue menace franc-maçonne à ses réinventions via un phénomène de surcouche, les Illuminati puis les Juifs étant transformés en moteurs secrets du… mouvement secret), quels besoins sociétaux l’inspirent, les extrémismes qui sous-tendent les perspectives… On en finit par buter sur la nature humaine et ses limites pathétiques/dramatiques, qui nous condamnent à reproduire le phénomène à l’infini, décliné à toutes les sauces idéologiques, comme une fatalité inhérente à notre incapacité à admettre un monde arbitraire, à cette lâcheté qui veut chercher à l’extérieur le bouc-émissaire qui dispensera de l’autocritique et de l’aveu d’échec.
« Il s’agit moins aujourd’hui de violenter les hommes que de les désarmer, de comprimer leurs passions politiques que de les effacer, de combattre leurs instincts que de les tromper, de proscrire leurs idées que de leur donner le change en se les appropriant. »
Des paroles enregistrées lors d’une rencontre entre des dirigeants politiques, une multinationale et une chaîne TL, une agence de pub dans le cadre des actuelles dérives oligarchiques visant à bigbrotheriser nos démocraties de plus en plus imparfaites ? Vous n’y êtes pas du tout ! Ces lignes datent de 1865 et d’un pamphlet de Maurice Joly, qui inspirera (entre autres sources mensongères et odieuses) la tristement célèbre supercherie littéraire du complot mondial ourdi par les Juifs.
Sur les précédents ouvrages d’Arnaud de la Croix :
https://lesbellesphrases264473161.wordpress.com/2018/01/14/une-galerie-de-portraits-sulfureux-douze-fans-celebres-dhitler/
…et aussi :
https://karoo.me/livres/treize-livres-maudits-hublots-demultipliant-lhorizon
(4)

Yves Wellens, Cette vieille histoire, roman, Ker, 2018, 142 pages.
Un ton ! Une voix ! Ce n’est pas si courant. J’ai attaqué avec plaisir, porté par une langue de qualité, un rythme particulier. Je me suis cru projeté dans un micro-thriller. Un homme d’affaires des plus puissants se fait gifler par une mystérieuse visiteuse qui disparaît aussitôt, un journaliste d’investigations se lance à l’assaut du personnage, des avocats, conseillers et même une sorte d’inquiétant agent spécial entrent en scène, il est question de trois frères unis et séparés par un passé trouble… On croit glisser vers le roman de mœurs, un traumatisme familial :
« C’était un son métallique, causé par des talons frappant fort le sol, qui lui en rappelait un autre : celui d’un homme qui se hissait en ahanant et en titubant dans l’escalier en colimaçon de la maison de son enfance, exiguë et étriquée, et jubilait de sentir que les occupants retenaient leur souffle, tandis qu’il s’approchait et se dirigeait lourdement vers la chambre conjugale. »
On s’interroge aussi sur la projection de l’auteur, un Wellens qui parle de trois Wellens… Et in fine ?
In fine, on bute surtout sur une réflexion : être écrivain ou être romancier sont deux métiers ou deux compétences qui peuvent ne guère converger, différer nettement. En clair ? Yves Wellens se concentre sur l’art de raconter et très peu sur ce qu’il a à raconter, la matière du récit n’est qu’un prétexte pour lui, un mirage pour le lecteur, ou une esquisse au mieux.
Qu’on ne s’y trompe pas. Le choix est légitime. La langue de Wellens et plus encore, même, sa manière de transmettre le récit créent une atmosphère, et celle-ci m’a plu. Au-delà de l’impasse vers laquelle j’ai compris rouler.
Il y a quelque chose de pur et de fort dans cet art. Quelque chose qui aurait à voir avec les expériences du Nouveau Roman jadis ? Peut-être. Dans une résurgence moderniste ?
Je sors de ma lecture partagé entre le plaisir d’avoir découvert un auteur de talent, Yves Wellens, et la frustration d’un récit qui se transforme en sous-marin. Et songe, du coup, nostalgique, à notre Rossano Rosi national, le plus sous-estimé de nos auteurs, ce si grand talent qui réussit la gageure de raconter des histoires fascinantes tout en décapant les instruments de sa communication.
(5)

Jean Jauniaux, Perception de Delvaux, nouvelle ornée de deux aquarelles inédites du peintre, édition bilingue, Au Hibou des Dunes/Fondation Paul Delvaux, 2017, 19 pages x 2.
A l’occasion du 120e anniversaire de la mort de Paul Delvaux, Jean Jauniaux, dont nous parlions dans notre numéro 4, a écrit une nouvelle toute en simplicité et émotion, teintée de poésie douce, esquissant la rencontre de deux âmes, un autocariste pour touristes et une jeune Japonaise, autour d’une visite du musée Delvaux à Saint-Idesbald :
« Je me laissais submerger par la grâce de cette énigmatique séduction, alternant la mélancolie du regard et le sourire obligé de la courtoisie ».
En quelques pages sans effet tapageur, arcboutées à une anecdote authentique, on revisite le thème des atermoiements, qui nous font vaciller devant les pas à accomplir pour concrétiser des prémices, on redécouvre l’envie de rejoindre Saint-Idesbald et les peintures détaillées par Yuri, on voudrait s’abîmer dans l’ukiyo, explicité par la jolie voyageuse :
« Ne ressentir que le moment présent,
S’abandonner à la contemplation
de la lune, de la neige, de la fleur de cerisier
et de la feuille d’érable… (…) se laisser dériver
comme une coquille vide
au fil de l’eau (…). »
Pour en savoir plus sur Jean Jauniaux :
https://lesbellesphrases264473161.wordpress.com/2018/09/01/le-coup-de-projo-dedi-phil-sur-le-monde-des-lettres-belges-francophones-4-septembre-2018/
(6)
Les hérauts du faire-savoir (4).
Héraut du jour, après Guy Stuckens, Willy Lefèvre et Jean Jauniaux/Edmond Morrel, Michel Torrekens.

Ah, Michel Torrekens ! Glissons un moment dans l’intime. Je vous l’avoue, Michel, c’est mon père spirituel en ce sillon de la médiation culturelle, du souci apporté au travail des autres. C’est lui qui, il y a 18 ans déjà, dans le sillage de mon premier roman, m’a incité à présenter mes services à sa revue Indications, m’offrant une perspective à laquelle je n’avais jamais songé. Je lui dois d’écrire aujourd’hui, à côté de mes romans, dans Les Belles Phrases ou Karoo, Le Carnet et les Instants ou Marginales, Nos Lettres…
Michel, c’est une belle trajectoire. Comme journaliste (rédacteur en chef-adjoint du Ligueur), médiateur culturel (Indications, Le Carnet, etc.) et auteur de fiction aussi (un roman et des recueils de nouvelles).
BONUS ! Une micro-interview !
Edi-Phil : « Quand et comment en es-tu arrivé à t’intéresser particulièrement aux Lettres belges ? »
Michel Torrekens : « Cet intérêt date de mes études en philologie romane, à une époque où l’on commençait à s’intéresser aux œuvres belges contemporaines. Curieux de l’actualité du monde, j’avais également été frappé par les interpellations de Pierre Mertens dans le débat public, à la suite de romans comme Monsieur Bons Offices ou Terre d’asile (déjà la question de l’exil !). Il était alors encore fréquent d’entendre des écrivains s’exprimer sur les soubresauts du monde. Depuis, les micros se tendent davantage vers les people, humoristes et autres chroniqueurs. Par ailleurs, le Palais des Beaux-Arts (aujourd’hui, dites Bozar !) disposait d’une librairie de littérature belge où j’allais régulièrement farfouiller pour découvrir les nouveautés. Des rencontres y étaient également organisées avec, comme aujourd’hui, des succès variables. »
Edi-Phil : « Comment es-tu entré chez Indications (revue de critique littéraire destinée à la jeunesse) ? »
Michel Torrekens : « J’avais collaboré à la collection Auteurs contemporains, créée à l’initiative de Jean-Claude Polet et éditée par Didier-Hatier, en évoquant les œuvres de Pierre Mertens et Paul Gadenne. J’avais également commencé à soumettre des articles critiques à la revue Marginales d’Albert Ayguesparse. Je pense que c’est à la suite de ces expériences que j’ai été approché par la rédactrice en chef de l’époque, Geneviève Bergé, devenue auteure à son tour depuis. Elle renouvelait le conseil de rédaction pour réfléchir à une nouvelle formule éditoriale d’Indications. »
Edi-Phil : « Comment as-tu pu ouvrir Le Ligueur, jadis, aux auteurs belges ? »
Michel Torrekens : « Cette opportunité est née grâce à un partenariat proposé par la Fnac/Belgique, qui souhaitait mettre en avant un livre présenté par Le Ligueur. Ayant été chargé du rédactionnel, j’ai proposé une rubrique intitulée Lisez, c’est du belge, où je recensais un roman belge récent consacré à une thématique parentale ou éducative. J’essayais aussi de privilégier les nouveaux auteurs. »
Michel Torrekens donne tout son sens à cette rubrique, que je lui dédie !
Edi-Phil RW