Antoine Wauters nous offre ici une vision apocalyptique de notre monde, au travers d’un groupe de jeunes (et moins jeunes) qui déambulent dans une ville ravagée, où les cadavres jonchent le sol, où les magasins sont pillés, où il ne reste plus grand chose à faire, sinon essayer de survivre.
Les biens et le confort sont anéantis. Il s’agit bien là d’être le premier à s’emparer de quelque chose à manger, de chercher le strict nécessaire pour se garantir encore quelque dignité, mais au fil des étapes les chances s’amenuisent et les revers deviennent douloureux. Quelques protagonistes évoquent le passé flamboyant, mais nombre d’autres n’ont même pas connu ce temps de relative aisance. Ils semblent être nés après, ou juste avant, pour ne pas pouvoir se souvenir.
Mais après quoi ?
Les instincts se réveillent au fil des pages, et les plus bas jaillissent bientôt. Tout ce petit monde agit « comme des bêtes », il n’est plus question de penser, il faut agir et trouver à manger, se soulager de vives douleurs, se venger de l’importun, s’unir pour avoir la sensation de vivre encore.
Un bien triste constat que nous offre l’auteur, regard plus que sombre sur une société qui part en sucette, sur les hommes qui ont perdu de leur superbe, sur la nature désoeuvrée qui, malgré tout, semble reprendre ses droits.
Un livre d’une noirceur notable, où le chaos domine, où la peur règne, où la folie n’est pas loin…
Lisa Halliday a attiré l’œil de la critique, lors de la rentrée littéraire dernière, par son premier roman qui rapporte de manière romancée la liaison qu’elle a entretenue dans les années 2000 avec Philip Roth. Le livre est sorti aux Etats Unis trois mois avant le décès du grand écrivain.
Cela constitue la première section du livre, et la plus longue, titrée Folie, et qui décrit de façon assez sage une liaison entre un auteur nobélisable, Ezra Blazer, en proie à des ennuis de santé dus à son âge, qui se félicite journellement d’un certain nombre de pages écrites, l’appelle en numéro masqué, la convie à faire ses emplettes et d’une jeune femme prénommée Alice (clin d’œil à l’œuvre de Lewis Carroll) travaillant dans le milieu de l’édition… Cette première section qui débute comme un conte et qui se nourrit de détails, selon le conseil de l’écrivain, finit toutefois par ennuyer.
La deuxième partie, écrite à la première personne, paradoxalement plus intériorisé et intitulé Furie, fait le grand écart avec la première car elle raconte le périple d’un ingénieur Irakien vivant aux USA depuis longtemps et bloqué à l’aéroport d’Heathrow dans des tracasseries sans fin. Il veut rejoindre son frère dans l’Irak déstabilisé par l’invasion américaine du début des années 2000…
Lisa Halliday
Le contraste avec l’insouciance revendiquée de la première partie est flagrant mais rien ne relie en apparence les deux premières parties comme arrêtées, fixées dans le temps. Virginie Bloch-Lainé sur le site de Libération parle d’échec à propos de cette seconde partie qui donne pourtant tout son poids et son mystère au roman.
La troisième rapportant l’interview à la BBC du grantécrivain quelques années après sa liaison à la BBC et l’épisode irakien dans une émission consacrée aux préférences musicales de l’invité. C’est un modèle d’entretien fictif (qui peut se lire indifféremment de la première section) dans lequel l’invité peu à peu se confie tout en essayant, comme Roth était coutumier du fait, de séduire la journaliste et l’occasion d’un passage en revue de choix de morceaux musique classique d’excellente tenue.
Pour conclure, un livre qui, par sa construction forcément asymétrique, fait se poser des questions sur la nature des choses, du monde et du statut de l’écrivain et qui démontre les facultés de Lisa Halliday d’écrire dans des genres différents en faisant résonner des modes de récit divers n’est pas sans rappeler le meilleur Roth qu’elle a connu intimement et qui, après leur liaison, confie-t-elle dans une interview ou l’autre, est devenu un de ses plus fidèles amis.
Outre les célèbres “Maigret”, Simenon a écrit de nombreux autres romans dont certains sont peu connus. Celui-ci – Les complices – mérite qu’on s’y attache. D’une construction simple mais parfaite, il pousse assez loin l’analyse psychologique de son personnage principal. C’est également une nouvelle fois l’occasion pour l’auteur de nous décrire la société d’une petite ville de province et surtout sa classe moyenne dont souvent il choisit des spécimens issus de milieux modestes dont un ancêtre proche – un père, un grand-père – parfois simple ouvrier, a fondé l’affaire qui, faisant ensuite la prospérité de la famille, hisse ses membres au rang des notabilités locales.
Le roman nous plonge d’emblée dans le sujet, de manière très cinématographique.
Joseph Lambert héritier avec son frère de l’entreprise fondée par son père est au volant de sa 11 chevaux noire. Il descend la route sinueuse de la Grande côte. A côté de lui, Edmonde, sa secrétaire et maîtresse. Tout en conduisant d’une main, il la lutine de l’autre. La voiture se déporte ; un bus ramenant des enfants d’une colonie de vacances surgit en sens inverse et klaxonne. Lambert ne réagit pas. Dans une manœuvre désespérée le chauffeur du bus perd le contrôle de son véhicule. Le bus percute le mur d’une propriété et prend feu. Lambert poursuit sa route sans secourir les occupants du bus qui périssent tous, à l’exception d’une petite fille, grièvement brûlée.
Les ingrédients traditionnels du drame simenonien sont présents : un événement sordide fait basculer la vie d’un homme en apparence ni meilleur ni pire que les autres.
Commence pour Lambert le temps de l’attente d’une arrestation inévitable, sa voiture, d’un modèle rare dans la région, ayant été aperçue par des témoins proches de l’accident.
Cette attente est le vrai sujet du roman, voire presque un personnage tant elle révèle Lambert à lui-même. Dans ce roman comme dans plusieurs autres, Simenon est plus proche qu’on ne le pense souvent des grands courants littéraires ou philosophiques de son époque. Ainsi, soupesant les chances qu’il a de s’en sortir, Lambert s’interroge : « Que risquait-il ? La prison ? Est-ce que ses soirées en tête à tête avec Nicole lui manqueraient tellement ? Les bridges de fin d’après-midi au café Riche n’étaient pas non plus sans l’écœurer et, la preuve, c’est que de temps en temps il éprouvait le besoin de faire un éclat ». L’absurde n’est pas loin.
Dans cette petite ville de province, l’enfer c’est les autres ; l’enfer c’est l’existence.
Il faut s’en échapper, comme cette fois déjà où, tout jeune garçon, en plein été, sous l’effet de trop de calmants pris pour une rage de dent, engourdi par la chaleur, allongé dans un transat, sous l’emprise hypnotique des jeux d’ombres et de lumière filtrés par les feuillages caressés d’une brise tiède, « il continuait à sentir la douleur (…) mais elle ne méritait plus le nom de douleur, transformée en plaisir, en une sorte de volupté ». Sur la pointe du temps, il croit pouvoir apprivoiser cette vague molle qui l’emporte dans un monde merveilleux, mais la voix de sa mère le sort de son engourdissement. L’angoisse de l’attente fait resurgir, comme un doux poison, la nostalgie de cette grâce.
S’échapper comme Edmonde au visage lisse et sans expression dans la jouissance , se croyant seule et se masturbant sur sa chaise de bureau ; comme son jeune frère Fernand, si efféminé, parti à Paris et jamais revenu ; comme ses camarades de bistro fuyant à la surface d’eux-mêmes ; comme Nédelec, son partenaire de bridge depuis si longtemps et dont il ignore pourtant que la fille est simple d’esprit et nymphomane et qui s’épanche dans les bras de Léa, une prostituée que fréquente aussi Lambert ; s’échapper aussi comme Nicole son épouse en apparence si rigide dans ses certitudes de petite bourgeoise.
Dans ce monde, personne ne semble adhérer à soi-même. Partout triomphe l’universel dégoût. Les victimes elles-mêmes sont méprisables. Ainsi le père de la petite Gorre, seule survivante de l’accident et qui lutte contre la mort : c’est un « veuf, encore très jeune, avec des yeux doux, un visage de faible sur qui s’acharne le malheur ».
Lui, Lambert, il n’est pas coupable. Il a été le jouet d’une fatalité. Insupportable d’être emmené, encadré de deux policiers, croisant le regard triste et indulgent de sa femme.
Il faut fuir, s’échapper, toujours, encore, enfin. Il se tire une balle dans la tête.
La direction de bpost signale dans un communiqué que, par solidarité avec le mouvement des Gilets jaunes français, les boîtes postales du pays seront progressivement remplacées par des boîtes jaunes pour protester contre l’augmentation des timbres et des colis postaux.
Une mesure qui devrait être effective dès le 1er janvier prochain partout dans le pays.
Robert Vertenueil pour la FGTB et Elio Di Rupo pour le parti socialiste, de commun accord, ont marqué leur désaccord et dénoncent une mesure démagogique :
» Les boîtes rouges rendaient un hommage appuyé aux luttes du mouvement ouvrier qui ont toujours, main dans la main et sans débordement d’aucune sorte ces dernières années, avec les patronats, les partis libéraux et les gouvernements les plus rétrogrades, maintenu le pouvoir d’achat du travailleur dans des limites raisonnables. Certes, nous élevions encore un peu la voix et criions régulièrement au catastrophisme et au fascisme d’extrême-droite sur les réseaux sociaux (et deux fois par an dans la rue) à des fins purement électorales et pour maintenir nos élus à tous les niveaux de pouvoir et dans toutes les intercommunales. C’était la couleur de l’entente cordiale qui n’a rien à voir avec la violence aveugle et désordonnée des Gilets jaunes quasi analphabètes et qui, de plus, n’ont jamais payé leur cotisation syndicale ou partisane. Nos ouvriers du XIXème siècle ne savaient pas mieux exprimer leur colère, c’était aussi des beaufs alcooliques, braillards et casseurs, tout aussi faiseurs de mômes que ceux-ci et sans manières, certes, mais ils le faisaient avec du gros rouge et non dans cette vilaine couleur tournesol qui ne sied qu’aux mauvais peintres qui n’ont rien vendu de leur vivant et pas aux artistes et rebelles de réseaux bien nourris, hydratés à l’eau précieuse et subsidiés comme il faut par nos soins. »
Les adeptes de la décroissance ont aussi violemment protesté contre cette mesure ; ils réclamaient, eux, des boîtes en carton recyclables d’un vilain brun et le CDH, des caisses d’oranges vides.
Une mesure qui ne fera pas l’unanimité, loin s’en faut, mais qui, à terme, réjouira le bon peuple avide d’échanges postaux amicaux, de belles lettres et collectionneurs de timbres-postes citron.
Une étude de l’Université de Oulala Glouglou, réalisée au sortir des bureaux de vote du 14 octobre, montre qu’un des facteurs de désistement de l’électeur en Fédération Wallonie-Bruxelles serait le manque d’attrait et de confort des isoloirs et de l’accueil non personnalisé du bureau de vote.
Toujours soucieux d’œuvrer à plus de citoyenneté, Les Belles Phrases suggère à l’adresse de l’élu moyen dix propositions profitables sous l’intitulé suivant : REDYNAMISONS LES BUREAUX DE VOTE et LES ISOLOIRS pour remotiver l’électeur à se déplacer les dimanches de vote !
À partager pour une citoyenneté proactive promoteuse et prometteuse d’un monde politique meilleur en faveur, il va sans dire, d’une décroissance, progressive mais programmée, de la longueur comme de l’épaisseur du crayon rouge !
PROPOSITION 1 : DES ISOLOIRS AUX COULEURS INSTAGRAMMABLES, un espace multiplié par deux, un canapé rose bonbon, l’allongement des rideaux, dans un jaune gilet, descendant jusqu’aux mollets (au moins) et une barre verticale de go-go dancers pour déstresser voire plus au moment de poser l’acte qui va (dés)engager votre vie politique pour plusieurs années.
PROPOSITION 2 : DES ASSESSEURS HEUREUX d’ASSESSER, BIEN SAPÉS, MAQUILLÉS et offrant un petit spectacle permanent, une choré inédite et pétillante, pas paillarde pour un sou voire un café, thé ou Red Bull ainsi qu’une collation qu’ils auraient préparé chez eux la semaine précédant le vote de toute leur fibre citoyenne.
PROPOSITION 3 : UN(E) SECRETAIRE animé d’une âme d’animateur d’atelier d’écriture (pour l’infime pourcentage de lettrés du quartier).
PROPOSITION 4 : DES ATELIERS cuisine, couture, aquarelle et relooking et un comptoir pour les autres et les mêmes avide d’écluser tout en élisant.
PROPOSITION 5 : UN(E) PRÉSIDENT DE BUREAU de vote élu(e) (et très ému.e, évidemment, des résultats) au suffrage universel.
PROPOSITION 6 : UNE CLOSERISATION DU MONDE POLITIQUE JUSQUE DANS L’ISOLOIR avec des photos inédites des candidat(e)s, des révélations sur leur vie privée et leurs animaux de compagnie…
PROPOSITION 7 : Une LOTERIE permanente avec des lolos et des lalalères dont le gros lot serait une exemption à vie du droit de vote.
PROPOSITION 8 : DE LA POÉSIE MILITANTE, des caricatures larmoyantes, de l’art politique, des déclarations à-l’emporte-pièce, de l’humour engagé et dispensable comme sur les réseaux sociaux !
PROPOSITION 9 : UN BULLETIN DE VOTE déchiquetable à l’envi comme la toile de Banksy chez Christie’s ou toute autre forme de spectacularisation de l’acte de vote.
PROPOSITION 10 : UN MUR D’EXPRESSION LIBRE de façon à éviter que l’électeur ne s’exprime à tort et à travers sur les bulletins de vote et qu’à les noircir indûment ils ne les rendent malencontreusement blancs.
Coup de projo sur le monde des Lettres belges francophones
sans tabou ni totem, bienveillant mais piquant… A l’affiche : un essai (Pascal Durand et Tanguy Habrand), deux romans (Thierry Robberecht, Luc Fivet), une nouvelle (Evelyne Wilwerth), un recueil de poésies (Thierry-Pierre Clément), un héraut du faire-savoir (Philippe Leuckx) ; les maisons d’édition Les Impressions Nouvelles, Weyrich, Baker Street, Ad Solem et Lamiroy.
(1)
Le coup de cœur du numéro !
Pascal Durand et Tanguy Habrand, Histoire de l’édition en Belgique, essai, Les Impressions Nouvelles, 2018, 565 pages.
L’Ancien et le Nouveau Testaments !
On demeure muet d’admiration devant l’ampleur et la qualité de cet ouvrage, d’un idéalisme confondant. Car, disons-le tout net, on ne s’adresse pas ici au grand public, la niche visée est étroite, des professionnels du secteur (auteurs, éditeurs, journalistes culturels, bibliothécaires…) a priori. Et pourtant ! Cette nouvelle Bible de notre Histoire éditoriale mériterait d’inspirer un cours d’université, de voir venir y grappiller des perles des amoureux de culture, d’histoire, d’histoire belge, de belgitude, voire d’entreprenariat.
L’objectif des auteurs ?
Ces deux pointures du milieu universitaire, très impliquées dans le domaine du livre contemporain, ont souhaité offrir « le double éclairage d’une histoire propre à faire ressortir des tendances relevant de la longue durée » mais aussi « à procurer, pour chaque période envisagée, un tableau représentatif des principales maisons en activité ».
On parlera d’édition, au sens large, loin d’une limitation au fait littéraire. D’autant que la Belgique va s’affirmer dans des domaines marginaux : édition pédagogique (De Boeck, Wesmael-Charlier, Duculot, Dessain), BD (Casterman, Lombard, Dupuis), livre religieux ou de jeunesse (Marabout, Mijade, Pastel…), théâtre (Lansman), droit (Larcier)…
Les auteurs, lucides ou modestes, renoncent à l’exhaustivité, c’est pourtant mon seul (léger) bémol, ils sont tellement complets, précis qu’on finit par s’étonner des rares absences* remarquées : Le Hêtre Pourpre fin 90/début 2000, Murmure des Soirs aujourd’hui…
La matière brassée ?
Ce livre magistral offre ce que promet l’épigraphe (signé Didier Devillez, éditeur) : « Il existe entre tous ces auteurs, ces textes et ces œuvres, un fil ténu qui, si fragile soit-il, nous semble produire ce que tout être humain est en droit d’exiger d’autrui et de la vie : du SENS. »
Le livre est découpé en six sections : Le temps des imprimeurs (1470-1650) ; Le soleil noir de la contrefaçon (1650-1850) ; Entre Rome et Paris (1850-1920) ; La renaissance de l’édition belge (1920-1940) ; Industriels et artistes (1945-1980) ; Etat littéraire et marché du livre (1980-2000). Avec un épilogue prospectif : Au seuil d’un nouveau siècle.
Pour donner une idée de son contenu, évoquons ses premier et dernier chapitres. En insistant sur l’atmosphère générale : TOUT l’ouvrage témoigne d’écritures affinées et puissantes tout à la fois, d’une érudition mirandolienne et de recherches bénédictines, d’une conjugaison réussie du souffle et de la nuance.
Les débuts de l’imprimerie.
On remonte aux alentours de Gutenberg, au XVe siècle, pour aller gratter derrière des noms qui devraient parler à tout citoyen belge : Thierry Martens, Moretus, Plantin… On découvre avec fascination à quel point notre époque n’a rien inventé mais simplement intensifié les échanges culturels, la mobilité des corps, des idées et des produits. De voir notre Martens devenir l’ami intime ou l’imprimeur/éditeur attitré du Rotterdamois Erasme, publier un roman du futur pape italien Pie II, la Lettre de la Découverte du Génois Colomb ou la mythique Utopie de l’Anglais Thomas More (dont il réalise la première édition, à Anvers !), voilà qui laisse pantois. Puis songeur. Quels romans à écrire sur cette époque, ces aventures intellectuelles qui effacent les frontières ! Qu’attendons-nous, nous, gens de plume ?
Et que dire de la modernité des considérations dudit Martens ? Qu’il jette un regard lucide ou cynique sur son métier : « Un auteur ne cherche dans ceux qui le lisent que des admirateurs ; moi, j’y cherche des acheteurs. » Ou anticipe les récriminations de nos auteurs/éditeurs actuels : « J’ai souvent remarqué que les hommes, en général, ne font cas que de ce qu’on leur présente comme venant de l’étranger et importé de fort loin », « Tous les pays du monde entretiennent leurs industriels, le nôtre seul fait exception ». Au passage, un lecteur attentif s’interrogera sur le terme pays. Il y avait donc en nos terres une idée de nation, de patrie ? De quelle nature précise ? Passionnant, mais voilà qui quitte les limites de cet article.
Après Martens, Plantin, dont Balzac, au XIXe siècle, vantera encore la qualité extraordinaire des réalisations, consacrant le passage plus affirmé de l’impression à l’édition.
Trop à lire, à dire ! Je bondis par-dessus des centaines de pages.
L’édition de notre temps.
Le parcours est fascinant ! Jacques Antoine, Lysiane D’Haeyère et les Eperonniers… Puis ces noms qui recoupent mon itinéraire : Lombard, Yéti-Presse, Marabout, David Giannoni et Maelström, André Versaille, Christian Lutz… Mais, au-delà de la séquence nostalgie, il y a surtout la sensation de comprendre comment sont nés les sillons que nous pouvons aujourd’hui emprunter, il y a un approfondissement de la nature des diverses composantes. Qui aide à savoir d’où l’on vient, où l’on est, où l’on pourrait aller. On quitte l’histoire ou la réflexion sur le microcosme pour saisir encore un outil. En amont, des racines. En aval, du sens et des flèches.
Au détour des pages, on admire André Versaille, qui a réussi à traiter d’égal à égal avec Paris pour le domaine de l’essai (avec l’aide de Danielle Vincken), ou Emile Lansman, qui l’a réussi côté écriture théâtrale ; on s’étonne de l’importance d’un Mardaga, de l’apport considérable d’un Marc Quaghebeur ou d’un Jean-Luc Outers, etc.
Et puis, soudain, on tente de s’arracher au lamento des éditeurs et auteurs, qui ont certes souvent raison de stigmatiser un manque de soutien, de reconnaissance, mais qui, à force, en oublieraient des réussites ou spécificités très remarquables dont il convient de remercier nos instances (Communauté française de Belgique puis Fédération Wallonie-Bruxelles) : le concept Espace Nord**, une collection patrimoniale qui élargira son impact et sa philosophie en se faisant aussi anthologie de l’or littéraire du temps récent ou présent ; les très performantes et très citoyennes revues/plateformes culturelles Le Carnet et les Instants*** et Karoo**** !
En surplomb de la lecture…
…des interrogations sur la nature de l’édition belge, dont Roger Avermaete (magnifique auteur d’une Histoire belge décapée et décapante), disait, en 1929 déjà, qu’elle était « inexistante », la Belgique n’étant pas une « nation littéraire » comme la France, où « l’édition participe d’une volonté et d’une représentation », mais souffrant d’un déficit d’identité nationale, d’« un certain rapport distancié à la culture », d’une « position périphérique » par rapport à Paris ou Amsterdam.
Les auteurs nous ont offert un socle, et nul doute qu’on reparlera de cet ouvrage dans les décennies à venir. Bravissimo à tous deux et à leur éditeur !
Pour respecter les limites d’un article estampillé Carnet, je n’ai pas situé l’auteur. Il est né en 1960 et a une longue carrière derrière lui, dans le domaine de l’édition jeunesse (BD et livres illustrés comme scénariste, romans). Il a notamment travaillé sur une reprise des aventures de Guy Lefranc, la seconde créature (après Alix) du génial Jacques Martin.
Haro sur les étiquettes, donc, et bravo à Thierry Robberecht de se réinventer ainsi, qui plus est avec naturel ! Du secteur jeunesse, il a amené des qualités qu’on ne retrouve pas si souvent : sobriété, fluidité, vivacité. Et on songera à trois autres grands pros de nos Lettres comme Patrick Delperdange, Claude Raucy et Pierre Coran, avec cette conviction que le décloisonnement enrichit la palette et amène une consistance supérieure à la moyenne.
BONUS !Une micro-interview !
Edi-Phil : Comment situez-vous la nouvelle qui conclut le livre par rapport au roman qui la précède et qui semble en être une variation, un élargissement ?
Thierry Robberecht : La nouvelle qui conclut le roman a été écrite il y a quelques années. Il s’agit d’une variation sur un thème qui m’obsède : le père. Où est-il ? Comment imaginer notre rencontre ? Quant au roman… La mort de ma mère, en 2016, a déclenché l’envie de raconter mon enfance. C’est une manière de lutter contre l’oubli. Je ne suis plus très jeune et je suis partiellement handicapé à la suite d’un AVC subi en 2011. J’avais l’impression que c’était le moment.
Evelyne Wilwerth, La Chambre 3, nouvelle, Lamiroy, 2018, 39 pages.
Après la brique évoquée en (1), l’exact opposé : un tout petit livre qui entre dans le cadre d’une collection originale lancée par Lamiroy, une nouvelle inscrite dans un livre de 14 cm sur 10, qu’on glissera aisément dans une poche… et ce pour un prix modique : 4 eur !
Applaudissons l’initiative, qui me rappelle l’irruption dans notre paysage des booklegs de Maelström il y a déjà un bout de temps.
En l’occurrence, l’opuscule est réussi. Un objet tout mignon pour un contenu sans surprise. Dans le meilleur sens du terme. Je n’ai pas, en effet, souvenir d’un livre d’Evelyne Wilwerth qui ne se lise pas avec plaisir. Elle conjugue toujours une écriture soignée et une narration vive, fluide. Ici ? Elle parvient à nous émouvoir/tenir en haleine avec l’aventure de cette femme sans charme (a priori et pour elle-même) qui emménage à côté d’un hôtel, fantasme sur la chambre art déco qu’elle aperçoit de chez elle et sur les romans qui s’y construisent, finit par rêver y louer une nuit à son tour. Et…
Thierry-Pierre Clément, Approche de l’aube, recueil de poésie, Ad Solem, 2018, 117 pages.
Je préfère m’effacer devant la présentation de Jean-Pierre Lemaire (préface) : « chacun des poèmes qu’on va lire est merveilleusement équilibré dans ses sonorités et ses rythmes, comme pesé dans la fine balance où la Peseuse de perles de Vermeer évalue ses trésors ». Dans les cinq parties qui composent le recueil, il sera question d’un itinéraire mystique, celui de l’auteur vers la lumière. Un au-delà du contingent et du matériel, une mise en communion avec le meilleur de l’humain et du monde ? L’épigraphe d’Henry Bauchau, « J’écris pour l’espérance », aurait pu surplomber La Peste de Camus, jaillir de la bouche de l’un de ses saints laïcs.
La lumière, sa quête ou sa révélation. La première partie envisage des manières d’aller à sa rencontre, « en chemin », « dans la montagne », « sous les arbres », « avec les fleurs » (NDLA : sous-titres)… La partie centrale offre la leçon du dépouillement. La dernière une voix profonde qui « vient de beaucoup plus loin que nous » et « ne tarit jamais ».
Quelques extraits ?
« monter vers la source
sans relâche »
« nous allons vers
nous n’arrivons jamais
l’élan demeure
et le désir
et l’abandon »
« seul au monde
tout au monde »
« quel chant s’élèvera
de la coupe de tes jours ? »
Nous parlent les idées qui frissonnent au croisement des mots et des lignes.
Héraut du jour, après Guy Stuckens, Willy Lefèvre, Jean Jauniaux/Edmond Morrel et Michel Torrekens… PHILIPPE LEUCKX.
Philippe LEUCKX ! Une impression frivole et à l’emporte-pièce avancerait : il écrit sur tout partout ! Tant il multiplie les interventions, sur divers supports, évoquant les livres parus mais le cinéma aussi, les sujets issus de l’actualité, etc. Loin des médias traditionnels, qui gagneraient tant à intégrer de pareilles pointures, il assume un rôle d’intellectuel au sens le plus noble du terme. Et il faut réfléchir à cette émergence d’auteurs qui disent le monde, osent s’y aventurer (Vincent Engel, Arnaud de la Croix, André Versaille, etc.).
BONUS ! Une micro-interview !
Edi-Phil : « Tu as entamé ta carrière en écriture par la poésie ? »
Philippe Leuckx : « Carrière. Un grand mot. J’ai commencé très tard. Mes premiers poèmes sont parus en 1993 chez Eric Dejaeger, qui, à l’époque, avait lancé la revue Ecrits Vains ; d’autres ont suivi la même année, dans des revues françaises et belges, puis un premier recueil (Une ombreuse solitude, L’Arbre à paroles) en 1994 (j’avais presque 39 ans). Dans la foulée, j’entre comme membre adhérent à l’AEB (NDLA : l’Association des Ecrivains belges de langue française), deviens sociétaire en 2000 (il fallait au moins trois livres parus, selon le règlement). J’ai commencé à écrire sur « les autres », comme tu le dis, dès l’hiver 1995. J’avais envoyé à Mimy Kinet, qui était aux commandes de regArt, un article la concernant, qui l’avait emballée, et elle m’a demandé d’écrilire (nom de la rubrique de la revue) pour elle. Ce que j’ai accepté. J’ai participé ainsi à deux numéros, mais Mimy Kinet est décédée en 1996, la revue s’est achevée selon la volonté de son successeur Claude Donnay, j’ai commencé à collaborer à d’autres revues pour y placer des notes, papiers et articles : L’Arbre à paroles, Le Journal des poètes. Puis dans Dixformes-Informes de Philippe Brahy. Toutes ces revues ont disparu, à l’exception du Journal des Poètes. »
Edi-Phil : « Comment en es-tu arrivé à écrire tant et plus sur les autres ? Comment en es-tu arrivé à consacrer tant d’efforts au faire-savoir relatif aux auteurs belges francophones, alors que tu possèdes par ailleurs une culture mondialiste (et pourrais, par exemple, nous parler des heures durant de cinéma japonais ou italien) ? »
Philippe Leuckx : « S’il est vrai que j’ai consacré beaucoup de temps aux auteurs francophones belges, c’est assez naturellement, dans le prolongement de mes études de philologie romane et de mon métier d’enseignant. Lorsque j’ai commencé à écrire des critiques, cela faisait seize ans que je donnais des cours. Une critique, c’est avant tout un travail philologique (établir un texte, s’il y a lieu, et surtout, commenter). Dès le début, je me suis intéressé à d’autres auteurs de poésie, des Français (Dominique Grandmont, etc.), des Italiens (Bruno Rombi, etc.). Puis les critiques de romans, de films ou encore de musiques se sont ajoutées. Dès 1999, j’envoie régulièrement des critiques à deux revues auxquelles je suis resté fidèle : Francophonie Vivante et Bleu d’encre. »
Edi-Phil : « Tu as l’impression que cette activité participe de ta construction, de ton élargissement (car tu ne recenses certes pas par routine) ? »
Philippe Leuckx : « Je trouve indissociables l’écriture poétique, romanesque, cinématographique et la critique littéraire. Elles s’éclairent, entretiennent un intérêt constant à une démarche précise, dense et philologique. Selon la méthode d’analyse sémiotique textuelle (enseignée à Louvain par Ginette Michaux, alors première assistante, à propos de Proust à qui j’ai consacré mon mémoire de licence – La manipulation du thème de l’humain par l’écriture proustienne), je cherche toujours à évoquer le style, le monde de l’écriture, les couches de sens par l’étude du signifiant. Lire un film d’Antonioni ou un poème de Supervielle ou un roman de Françoise Lefèvre, selon cette méthode, permet de dégager le plus précieux d’un livre – non sa trame thématique, non son intrigue, de peu d’importance dans la mesure où les thèmes et les bonnes histoires sont un lot commun, mais l’essentiel de ce qu’un véritable auteur peut donner, son style unique, tissé de constantes, de reprises, d’approfondissement. J’aime ainsi suivre les écrivains, les cinéastes sur le long cours. Pour les Dossiers L, j’ai lu l’œuvre intégrale de poètes (Mimy Kinet, Jacques Vandenschrick, Claude Donnay, Anne Bonhomme, Paul Roland, André Romus). Pour d’autres revues, j’aime parler d’auteurs (francophones ou étrangers) que j’ai l’impression de lire depuis toujours : Elsa Morante, René de Ceccatty, Philippe Claudel, Pier Paolo Pasolini, Cesare Pavese, Bashô, Bertrand Visage, Annie Ernaux, Roberto Saviano, Patrick Modiano, Beatrix Beck, Pascal Quignard, Jules Supervielle, Françoise Lefèvre, André Hardellet, Lucien Noullez, Mathias Enard, Laurent Mauvignier, Régine Detambel, Marc Dugardin, Dominique Fernandez, Giovanni Arpino, etc. »
Edi-Phil : « Tu n’éprouves jamais de lassitude ? »
Philippe Leuckx : « Routine ? Je ne ressens jamais cela. J’éprouve parfois, mais au fond c’est assez rare, une déception, un agacement, une impression de déjà lu. La découverte prime. Je voudrais partager le bonheur de recevoir par la poste un nouveau livre. Essai, poésie ou roman, peu importe. Je parle de plus en plus d’essais littéraires : les derniers consacrés à Morante (par de Ceccatty), à Proust (Erman, Pavans), à la poésie (Maulpoix). »
Edi-Phil : « Tu as l’impression de faire œuvre utile, de faire œuvre comme critique, de remplir une case désertée par les grands médias (qui ne feraient que rarement leur travail) ? »
Philippe Leuckx : « Faire œuvre utile. Certes. J’ai multiplié les collaborations à des magazines papier (Bleu d’encre, Le Journal des Poètes, Francophonie Vivante puis Phoenix, Triages, Saraswati…) ; j’ai ajouté celles à des revues numériques (Les Belles Phrases, Reflets Wallonie Bruxelles, Texture, Recours au poème, La Cause Littéraire, Terres de femmes, Terre à ciel). Dans la presse généraliste (les quotidiens), l’on ne parlait plus de poésie depuis une bonne dizaine d’années. Luc Norin n’a pas été remplacée à La Libre Belgique ; Le Soir n’évoque que très épisodiquement des poètes… et en quelques lignes maigres. Or parler d’un livre en trois lignes me paraît faire injure au genre : si cela n’intéresse personne à ce point, autant ne rien écrire. J’ai pris le pli d’écrire sur la poésie en un gabarit raisonnable (une page ou une page et demie A4). Pour ma chronique Poésie Panorama (depuis 2005), je traite de trois, quatre ou cinq auteurs en 5000 caractères imposés par la Rédaction. »
Edi-Phil RW
* Philippe Leuckx, le héraut du jour, s’étonne, quant à lui, d’autres absences, côté poésie : Le Coudrier (plus de cent titres au catalogue), Bleu d’encre, Les Déjeuners sur l’herbe(une quarantaine de titres).
** La collection Espace Nordest désormais publiée par Les Impressions Nouvelles, qui ont aussi édité cette somme. Une très belle maison ! Dirigée par un homme aux multiples facettes (scénariste des Cités Obscures et comparse de François Schuiten, biographe, essayiste, romancier, critique, éditeur…), le fascinant Benoît Peeters.
*** Le Carnet, décliné en revue papier (pour des dossiers) et en version numérique (un article par jour, cinq ou six jours par semaine), dirigé par Nausicaa Dewez (secondée par Thibaut Carion et Michèle Dahmouche), dévoile tous les pans du microcosme de l’édition belge : les livres écrits par des Belges francophones sont TOUS évoqués, beaucoup analysés ; les éditeurs et les projets ; les prix littéraires de toute nature, les ventes, les subsides, bourses, lieux d’hébergement, etc. Voir : https://le-carnet-et-les-instants.net/
**** Karoo (émanation de l’ASBL Indications), leadé par Lorent Corbeel (secondé par Julie Derycke), s’adresse avant tout aux jeunes (15-30 ans ?), sans exclusive aucune, il forme à l’esprit critique et à la rédaction, introduit dans les arcanes de la création, le réussit si admirablement que bien des rédacteurs/trices sont devenus écrivains, journalistes ou responsables dans le domaine culturel. Voir : https://karoo.me/
Un jeune chercheur en géologie est envoyé au Japon, au pied du Fuji-Yama, près d’une des plus vieilles et importantes forêts de ce pays, afin d’y étudier l’influence du magma sur la végétation. Contraint de s’y rendre, laissant derrière lui sa vieille mère en souffrance, écarté vraisemblablement par une hiérarchie et des collègues indélicats, il se lance dans cette exploration avec appréhension, d’autant que la forêt Aokigahara Jukai (mer d’arbres), semble attirer nombre d’hommes qui n’en reviennent jamais..
Cette expérience va fortement perturber le jeune homme, en proie à de douloureux souvenirs, toujours liés à la nature et aux arbres. Romain Verger nous offre ici comme un enchevêtrement d’histoires, avec en fers de lance l’arbre et la forêt. Accueillante comme nous pouvons la connaître, celle-ci se trouve bientôt envahissante, asphyxiante, horrifiante. Les souvenirs de l’enfant devenu adulte resurgissent de manière violente, avec des figures l’ayant marqué à tout jamais, des personnalités effrayantes ou mystérieuses, fragilisant le petit être qu’il était et l’adolescent grandissant.
Comme toujours, l’auteur nous emporte au creux de nous-même et nous rappelle nos craintes. Mystères d’enfance et apprentissage de la vie, références aux adultes qui nous entouraient, influence du copain d’école pour le moins louche, lectures angoissantes, chacun(e) de nous a grandi sur un terreau bien spécifique, alimenté de ces éléments qui enrichissent nos vies.
Mêlant les jeux d’enfants, les instants glauques et les battues angoissantes, ce livre nous fait voyager certes aux abords du Mont Fuji-Yama, mais surtout au plus profond de nos âmes.
La rentrée littéraire s’achève quand vient le temps d’honorer celles et ceux qui nous ont quitté, je vais donc consacrer cette chronique à des commémorations spéciales de personnalités disparues depuis plus ou moins longtemps. Je commencerai cet acte de mémoire en évoquant le centenaire de la mort d’APOLLINAIRE la veille de l’armistice de 1918. J’enchaînerai avec la célébration du dixième anniversaire de la mort du mythique couturier Yves SAINT LAURENT, avant de conclure avec un entretien entre Jean-Pierre CANON, un célèbre libraire bouquiniste bruxellois, décédé en ce début d’année et Serge Meurant et Frédérique Bianchi. Je célèbrerai la mémoire d’Apollinaire avec un magnifique disque-livre, Yves Saint Laurent avec une nouvelle biographie très complète et Jean-Pierre Canon avec le dernier entretien qu’il a confié à ses amis sur son lit d’hôpital.
IL EST GRAND TEMPS DE RALLUMER LES ETOILES
Cabaret-cantate par REINHARDT WAGNER
Disque-livre – Label 10h10
Il y a un siècle, le 9 novembre 1918, décédait l’immense poète Guillaume Apollinaire, la Grande Guerre l’avait épargné, la grippe espagnole ne lui laissa pas la même chance, elle profita de ses blessures et de sa faiblesse pour l’emporter au paradis des poètes. Il avait choisi de défendre la France avant de demander la nationalité française et de mourir pour elle. Cent ans après, jour pour jour, le Label 10h10 publie ce disque-livre pour honorer la mémoire de ce grand auteur devenu héros de la patrie aux côtés de tous ceux dont le nom est inscrit sur les monuments aux morts de toutes les communes de France.
Pour réaliser ce magnifique témoignage du talent d’Apollinaire et commémorer sa bravoure, Reinhardt Wagner qui a composé toutes les musiques du CD, a réuni des artistes eux aussi fort talentueux. Les poèmes d’Apollinaire sont lus par Denis Lavant et Tania Torrens dit les narrations écrites par Reinhardt Wagner et André Salmon. Les chansons d’Apollinaire et celles de Frank Thomas et Reinhardt Wagner sont chantées par Emmanuelle Goizé et Héloïse Wagner accompagnées par Ghislain Hervet et Reinhardt Wagner.
Ce livre comporte un cahier illustré par Sylvie Serprix et un CD, les deux supports rassemblent les mêmes textes, les mêmes poèmes, les mêmes chansons qui racontent les grandes étapes de la vie du poète. Un bref texte introductif, lu par le récitant, met en scène chaque événement rapporté qui est ensuite illustré par la lecture d’un poème d’Apollinaire ou, alternativement, par une chanson tirée d’un poème du maître ou écrite par les deux auteurs cités ci-dessus. Le résultat est absolument magnifique, l’alternance de poésie, de musique et de chants plonge le lecteur/auditeur dans une atmosphère de quiète douceur qui contraste fortement avec la violence des événements que le poète a vécus. Comme si les instigateurs de ce témoignage avaient voulu mettre en évidence le grand écart émotionnel existant entre l’œuvre du poète et son expérience dans la guerre.
Il chantait l’amour comme d‘autres chantent leur religion :
Sous le pont Mirabeau coule la Seine
Et nos amours Faut-il qu’il m’en souvienne
La joie venait toujours après la peine
Il aimait la couleur, il chantait les peintres, Picasso, Braque, Laurencin, … et le célèbre douanier
Tu te souviens, Rousseau, du paysage aztèque,
Des forêts où poussaient la mangue et l’ananas,
Des singes répandant tout le sang des pastèques
Et du blond empereur qu’on fusilla là-bas
Il était amour et art, couleur et musique, il est mort, bien trop tôt, par le fer des hommes en folie et les microbes de l’épidémie galopante. Il reste aujourd’hui ce magnifique objet qui témoigne par l’écrit, le chant et la poésie, de la paix, de la douceur et de l’amour qui inondaient son cœur.
A l’approche de Noël, ce magnifique disque-livre fera un superbe cadeau, il enchantera tous ceux qui ont aimé le poète et les chansons puisées dans ses vers.
Il y a dix ans déjà, une étoile d’éteignait dans le ciel de l’élégance, le Prince de la mode, Yves Saint Laurent, décédait le 1° juin 2008. A l’occasion de cet anniversaire, Bertrand Meyer-Stabley et Lynda Maache, à travers une biographie très documentée, font revivre l’espace d’une lecture ce prince de l’ombre qui mit si bien les femmes dans la lumière. La haute-couture parisienne a vu de nombreuses étoiles scintiller au firmament de l’élégance mais seul Yves Saint Laurent, et Coco Chanel évidemment, sont entrés dans la légende devenant des mythes atemporels.
Les auteurs racontent comment Yves, petit garçon chéri de sa mère adulée, coupait déjà, à Oran là où il est né, des robes en papier pour habiller les poupées de ses sœurs dès l’âge de dix ans à peine. Son talent se vérifia très vite, à dix-huit ans, il gagne un premier trophée qui lui ouvre les portes de la plus prestigieuse maison du moment, Dior, dont il devient très vite le chef couturier, en 1957, après le décès brutal de Christian Dior. Sa vie ne sera alors qu’un long chemin de gloire et de souffrance, jalonné par les crises d’angoisse qui précèdent chaque collection et les triomphes qui accueillent quasiment chacune de leur présentation. La rencontre avec Pierre Bergé avec qui il formera un couple mythique : le génie créatif et l’homme d’affaires avisés, sera décisive, à eux deux ils créeront un véritable empire en déclinant la haute-couture dans le prêt-à-porter et les parfums.
Ce tableau idyllique est moins brillant qu’on pourrait le penser au vu de la réussite artistique et des résultats économiques de leur association. Yves est un grand anxieux qui a besoin d’évacuer ses trop plein de tension dans des fêtes de plus en plus en folles qui le conduisent au bord du gouffre, vers la déchéance. Pierre Bergé et ses amis dressent une véritable barrière autour de lui pour le protéger de ses démons afin qu’il ne sombre pas dans l’abîme qui l’attire irrésistiblement. Seuls le dessin, la création, les défilés le maintiendront à la surface jusqu’à ce qu’il se retire au sommet de sa gloire ne voulant pas compromettre son nom et sa renommée avec les productions de ceux qui lui ont succédé. Aucune ne tache ne pouvait salir sa légende, « Il vivait dans un monde où la beauté n’avait pas de prix, était la seule règle, l’ultime exigence ».
Les auteurs ont su faire revivre le mythe, pénétrant partout où le prince de la mode vécut aussi bien pour son travail que pour son plaisir, décrivant les vêtements de légende qu’il créa, les parfums immortels qu’il produisit, les défilés qui resteront à jamais comme des moments de magie. Ils s’attachent surtout à montrer combien Yves Saint Laurent a contribué à la naissance d’une femme nouvelle, active, libérée, sortie de son salon qui arpente les rues, travaille et participe à la vie sociale et politique. Yves Saint Laurent c’est une rencontre avec Dior et Pierre Bergé mais c’est surtout une grande compréhension de la femme du dernier tiers du XX° siècle, de ses envies, de ses besoins, de ses préoccupations et de ses désirs. Il est devenu leur idole et le restera à jamais car les mythes sont immortels.
« Cet immense créateur a fait plus que dessiner des vêtements, il a réinventé la garde-robe des femmes ».
Il a libéré les femmes, les rendant encore plus belles malgré leurs nombreuses activités.
Ce livre n’est pas seulement une ode au prince de la mode, c’est un témoignage très documenté sur la vie à la fin du XX° siècle dans le monde de la mode, du luxe, de la création, des affaires mais aussi de la nuit et de ses excès et tourments. Il a dix ans Yves Saint Laurent s’éteignait à Paris mais on étoile brillera à jamais au firmament de l’élégance et de l’esthétique.
Yves Saint Laurent répond au questionnaire de Proust, sous l’oeil de Pierre Berger
DANS L’ODEUR DES LIVRES ET LE PARFUM DU PAPIER D’ARMENIE
Entretien avec JEAN-PIERRE CANON, libraire de La Borgne Agasse
Serge Meurant et Frédérique Bianchi
Les carnets du dessert de lune
Jean-Pierre Canon libraire bouquiniste à Bruxelles pendant plus de quarante ans est décédé en janvier dernier, ses amis auteurs, lecteurs, libraires, éditeurs, … tous amoureux des livres l’ont accompagné lors de son dernier séjour à l’hôpital où il leur a fait cadeau du bilan d’une vie passée au milieu des livres. C’est un véritable testament littéraire qu’il a livré à Serge Meurant et Frédérique Bianchi qui le publient dans cet opuscule avec des photographies de Daniel Locus.
« Il nous fit don à travers nos conversations d’un héritage précieux, d’une parole vive, celle d’un résistant. Il nous raconta, au fil des jours, l’histoire de ses librairies, sa passion pour les livres, ses rencontres, ses amitiés ».
Jean-Pierre Canon raconte comment il a commencé dans le métier avec un maigre stock de livres avancés par un ami, comment il s’est développé sur des niches où il y avait peu de concurrence, notamment la littérature prolétarienne dont il est devenu un des plus grands spécialistes et le propriétaire d’un fonds d’une grande richesse. Mais ce qui ressort surtout de cet entretien, c’est sa passion pour les livres et pour ceux qui les écrivent. Il a reçu de nombreux auteurs pour des séances de signature ou simplement pour des visites amicales. J’ai ainsi retrouvé dans cet ouvrage de nombreux auteurs dont j’ai eu le plaisir et la chance de lire au moins un bout de texte. Je ne m’aventurerai pas à essayer d’en faire la liste, c’est un véritable survol de ma vie de lecteur que j’ai effectué en lisant ces quelques pages. J’ai retrouvé André Dhôtel que j’ai découvert adolescent et Christine van Acker dont j’ai lu un roman il y a quelques années seulement, toute une vie de lecture qui défile dans les propos de Canon.
Mais ce qui m’a le plus ému dans cet entretien, au-delà de l’échange, au-delà du témoignage, au-delà de la passion des livres et même au-delà de la complicité qui semble lier les protagonistes de cet entretien, c’est la grande amitié qui les réunit autour d’une même passion. Des vieux amis discourant autour d’une pile de livres et de leurs verres de bière mais le poète le dit beaucoup mieux que moi dans ces quelques vers placés en exergue de cet entretien :
« Face à face, sans parler,
Nulle parole, un sentiment immense,
Le sac de livres est ouvert sur le lit,
La pluie tape sur le prunier en face du store ».
Ryokan
Tant qu’il restera des libraires et des bouquinistes comme Jean-Pierre Canon capables de transmettre leur passion avec un tel enthousiasme, le livre aura encore de beaux jours devant lui même si certains lecteurs, comme moi, n’osent pas entrer dans l’antre du bouquiniste de crainte d’acheter trop de livres. L’odeur des vieux livres peut-être une addiction fatale pour le passionné de lecture.
Oui, il y a un « Don des morts », certes, offrande des livres d’auteurs disparus, parfois morts au combat (Alain-Fournier), mais plus largement don de nos morts, au-delà des guerres, des cimetières et des célébrations, morts qui ont légué telle couleur des yeux (je pense au beau poème de Supervielle consacré aux yeux de sa mère défunte), tel paysage mental, telle culture, tel gène précieux !
Le livre de Sallenave, par ailleurs essayiste remarquable de « L’églantine et le muguet, « Castor de guerre », « Rome », « Nous, on n’aime pas lire »), par ailleurs admirable nouvelliste (Un printemps froid), par ailleurs remarquable romancière (Les portes de Gubbio, La vie fantôme, Adieu, D’amour, Viol, Les trois minutes du diable…), est sans doute, avec « Qu’est-ce que la littérature? » de Sartre et « Le degré zéro de l’écriture » de Barthes l’un des essais les plus féconds sur ce qu’est l’apport de la littérature à l’existence humaine.
Danièle Sallenave nous convainc qu’il est impossible de vivre complètement sans les livres. « Sans le recours » ou « le secours » des livres. Les livres sont les dons « que nous font les morts pour nous aider à vivre » (p.39)
Ce qu’elle a découvert très tôt : « une vie mutilée », « dépossédée » ; une vie « sans les livres » (p.42)
Avec le livre, « on s’évade alors du monde non pour le quitter, mais pour le rejoindre » (p.54)
« Pour que le monde soit, il me fallait, dit-elle, qu’il fût décrit » (p.61)
Danièle SALLENAVE
Un monde où le livre se découvre : dans le calme, pour, et là Sallenave réactive une pensée bachelardienne, que « nous lisions » : « Nous ne lisons plus, nous rêvons; mais c’est peut-être la même chose » (p.64)
D’autant que, dans un monde difficile, le livre est un recours pour l’homme : combien de gens laissés « aux bords de la culture » car « les temps que nous vivons, ce monde où nous vivons est terrible pour les sans-culture : il ne leur laisse aucune chance » : constat terrible, terriblement vrai. (p.72)
Révolutionnaire au meilleur sens du terme, Sallenave croit à » l’émancipation » grâce à la culture, grâce au livre.
Le vitalisme de Sallenave luit fait écrire assez naturellement que « la littérature est une expérience de la vie, capable de transformer celui qui l’a fait » (p.91).
SALLENAVE, LE DON DES MORTS, Gallimard, 1991, 192p.