L’ORGANISATEUR DE BUKKAKE

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L’organisateur de bukkake est un amateur de visages. Du matin au soir, du soir au matin, il arpente les rues de la ville, il cherche des visages inspirants. S’il en trouve, certes, davantage durant la nuit dont les humbles propriétaires acceptent plus rapidement, sous l’effet de l’alcool, de la fumée et des drogues insomniaques ses offres de collaboration, il arrive qu’en journée, dans des lieux inattendus, comme des galeries marchandes de luxe, des passages commerciaux classieux, il déniche des visages émouvants, confondants, d’une singulière obscénité sous leur maquillage subtil. Ces femmes-là se montrent curieuses, sérieusement intriguées puis bientôt disposées à accepter les conditions de l’activité vantée.

Sont privilégiés les visages aux larges méplats et aux fronts hauts mais aux aspérités marquées (nez aquilin, arcades sourcilières fines, lèvres charnues, menton saillant) où stagneront puis s’égoutteront les coulures, gages d’une performance réussie, tant pour la récipiendaire que pour les mâles stagnant, s’apprêtant, sur les bords du cercle du désir, à venir verser leur obole au centre du puits que constitue la face choisie pour ses vertus hypnotiques, vertigineuses…

L’organisateur de bukkake est un ancien commercial reconverti dans l’artisanat sexuel. Il sait trouver les arguments, suggérer tous les avantages d’une situation au préalable taxée de bien des torts, il faut le déplorer. Comme le shibaru, le bukkake est un art du raffinement que seules les âmes élevées et bien nées peuvent apprécier.

Notre homme fonctionne loin des industries, sa démarche est solidaire, signalons-le pour le lecteur suspicieux, chicaneur (j’en connais). Lecteur de Boursky et de Chomdieu, fils d’un activiste soixante-huitard, petit-fils d’un résistant de la première heure (les plus cultes) et arrière-petit fils d’un surréaliste de la première génération (les plus cultivés), fan de métal mais aussi d’Hugues Aufrey (et, à la convergence des deux, de Led Zeppelin), l’organisateur de bukkake a toujours combattu les grands groupes financiers, l’impérialisme romain aussi bien qu’américain (il rechigne toutefois à s’opposer à l’impérialisme chinois par affection pour un oncle maoïste et le sort de l’Afrique chère à son coeur), il hait Trump et ne crache pas sur Poutine, c’est un amateur de la belle ouvrage, du produit frais et cultivé à l’ancienne, sans pesticide ni édulcorants.

Le choix du lieu n’est pas anodin, il doit, comme l’époque l’exige, tenir dans un endroit où le prolétaire a souffert, trimé, versé des larmes de sang pour nourrir les siens et sa pomme. C’est là que l’homme et la femme épris d’art moderne jouiront le mieux des bienfaits de la société de consommation en fin de parcours, certes, mais toujours sensible aux aléas de la mode vestimentaire comme aux dérives climatiques. On goûtera aux joies de la musique et du sexe, de la contemplation d’oeuvres d’art brut ou d’installations plus sommaires que l’architecture des lieux construits pour abriter au départ un atelier de métallurgie, une salle de couture, un hangar pour engins motorisés ou un dépôt de matériaux de construction.

Quand il organise un bukkake, on peut être sûr que l’activité sera menée de main de maître, dans la plus grande attention aux corps, certes, mais aussi au mental des participants. L’organisateur de bukkake est un artiste performer pour lequel chaque action est un one shot. Il est ainsi extrêmement rare qu’il fasse appel deux fois à un même personne.

Quand la face est trouvée, comme le joyau d’un écrin, le bijou d’une parure, il faut lui appliquer les hommes pile aptes à la couvrir, la mettre au mieux en valeur, pour lui conférer brillant et éclat. Les participants ne sont pas moins triés sur le volet pour leurs qualités d’intelligence, leur esprit de finesse, leur sens artistique mais non moins pour la qualité et la quantité de leur offrande matérielle. Même si l’activité confine aux meilleures performances, c’est un spectacle qui répond aux conditions du genre. Il doit de même, pour atteindre la perfection, susciter l’envie des participants et des spectateurs. Chacun donne de soi mais, suivant la formule féconde, selon ses moyens et selon ses besoins. Toutefois, pour préserver l’anonymat de la personne prêtant ses traits et, partant, sa physionomie, les enregistrements vidéos ou photographiques sont rigoureusement interdits et il n’existe aucune exception à cette règle, ni même de rumeur la remettant en cause.

Hormis le jour de la performance, les différents acteurs ne se rencontrent pas (ni avant ni après) même si on ne peut exclure que certains parviennent à demeurer en contact dans le but de reproduire l’événement. Les intervenants, pour la plupart des amateurs, sans être assurés de retrouver pareilles conditions d’excellence, ne remettront jamais le couvert et se contenteront de conserver de cette expérience des limites un souvenir indestructible qui pourra même avoir des répercussions sur la suite de leur sexualité. On a ainsi vu des acteurs et actrices vivre après une telle réjouissance une vie monacale sur le plan affectif.

L’organisateur de bukkake est un amateur de visages. Il est le seul à les photographier à la fin de la performance, maculés, ouvragés, défigurés, une fois les mâles écartés, partis se rebraguetter et ruminer leur exposition passagère. L’organisateur possède une galerie de photos impressionnantes qu’il ne donnera jamais à voir, même après sa mort – il l’a certifié par écrit. Vu la rigueur dont il a toujours fait montre dans sa carrière artistique et commerciale, on ne peut qu’accorder crédit à sa parole. Jamais quiconque n’admirera ces visages plus émouvants qu’une Vierge en extase, comblée d’aise par les attentions nombreuses et expansives dont elle a fait l’objet, ayant reçu les plus vibrants hommages que sa sainte face réclamait. S’il sera à jamais impossible de les voir, il n’est pas interdit, même avec force, de les imaginer.

Image associée

Images: Apparition d’un visage et d’un compotier sur une plage (1938) de Salvador Dali
Apparition/ Disparition de Leïla Jacquet

 

2019 – DE FOIRES EN SALONS : APHORISMES DE PRINTEMPS – Une chronique de Denis Billamboz

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Denis BILLAMBOZ

Entre la Foire du livre de Bruxelles et celle du Livre Paris, la nouvelle appellation du salon du livre de Paris, les livres fleurissent comme les pâquerettes dans les près et j’en ai cueilli un certain nombre qui pour beaucoup étaient déjà sur les rayons des libraires avant ces manifestations. J’ai ainsi pu récolter de beaux aphorismes semés avec amour par les spécialistes des bons mots bien cultivés, on dirait des aphorismes biologiques. Je vous présente aujourd’hui deux recueils sortis directement de la ferme du grand spécialiste de cette culture, JEAN-PHILIPPE QUERTON, il a affiné en ce début d’année, entre autres les deux recueils que je propose aujourd’hui, écrits par MIX Ô MA PROSE et JOAQUIM CAUQUERAUMONT.

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TOUT EST PROVISOIRE MÊME CE TITRE

MIX Ô MA PROSE

Cactus inébranlable

Avant même que d’avoir lu la première ligne de l’avant-propos, l’auteur nous interpelle avec le pseudonyme qu’il s’est choisi et avec le titre qu’il a donné à ce recueil : « Tout est provisoire même ce titre ». On le comprend mieux quand on a lu ses aphorismes qui démontrent bien la précarité de notre monde, de notre civilisation, de notre société… Quant au pseudonyme, j’ai pensé, peut-être à tort, que ça avait quelque chose à voir avec ses talents de slameur qui pourrait déclamer ses aphorismes sur scène. On pourrait ainsi lire ceux-ci comme les paroles des compositions qu’il propose au public… ? En revanche, j’ai refusé de croire qu’il voulait nous faire le coup du lapin en évoquant le fléau qui hante tous les cuniculteurs, la fameuse myxomatose. Il n’irait tout de même pas jusqu’à se prendre pour l’ange exterminateur des lapins que nous sommes !

J’ai bien rigolé en lisant ce recueil même si l’auteur semble un peu désabusé et déçu par ses contemporains qui gobent un peu trop facilement tout ce qu’on leur promet sans beaucoup réfléchir.

« L’air du temps est si pollué

Que les horloges ont des crises

d’asthme. »

Le réchauffement de la planète est un tel fléau qu’on n’hésite pas à l’accuser de tous les maux malgré l’avertissement de l’auteur :

« Face au réchauffement climatique,

Garder son sang-froid. »

L’humanité semble avoir perdu les pédales,

« Humaine est la nature

L’inverse est moins sûr. »

Et l’homme est

« Trop terrestre pour être extra. »

L’auteur frôle même le désespoir quand il écrit :

« Je ne crois que ce que je vois

Et je préfèrerais être aveugle. »

Ce qu’il voit, c’est aussi ce que nous montre la télévision tous les samedis ce qui lui inspire cette question que tous les dirigeants et manifestants devraient se poser depuis longtemps :

« Est-ce que le mal-être a un rapport

Avec le fait de s’être bien fait avoir ? »

Excellente question dans ce monde où il suffit d’

« Avoir un cœur de pierre

Pour faire carrière. »

Espérons que ce monde est très provisoire et que bientôt naisse un monde nouveau où le bon sens aura une place prépondérante et où les humoristes pourront nous faire rire sans aucune réserve, même pas la moindre once de désabusement.

Le livre sur le site de l’éditeur

*

DERRIÈRE L’ENVERS DU DECOR

Joaquim CAUQUERAUMONT

(Avec des dessins de Gwen GUÉGAN)

Cactus inébranlable éditions

Selon la fiche de présentation, « Joaquim Cauqueraumont est une éponge, un écouteur, une saison climatique en Bretagne ». Pour son éditeur « C’est un explorateur qui vit en permanence dans la quête d’une illumination, dans la recherche de ce qui va pouvoir l’enrichir émotionnellement, intellectuellement, spirituellement ». Pour le lecteur c’est un artiste des mots, de la formule, un expert en aphorisme. L’aphorisme c’est difficile à définir, chaque auteur ayant sa propre définition, dans son préambule à ce recueil, Joaquim précise la sienne ou plutôt esquive la question par une pirouette ne manquant pourtant pas de bon sens : « Un aphorisme ne s’explique pas, il va de soi… si il est bon ». Et ceux de Joaquim le sont, bons ! Il peut s’agir

  • d’une allusion métaphorique condensée :

« L’aphorisme est l’hématome produit par un coup de pensée ».

  • d’une tentative de définition imagée comme cette allusion à l’œuvre de Sternberg :

« Chaque ligne était un paragraphe, chaque paragraphe, une histoire courte ».

  • d’une envie réprimée en quelques mots seulement :

« J’ai des nuages d’insolence aux bords des lèvres ».

  • d’une réflexion surréaliste lapidaire :

« Je n’ai rien à dire et je l’écris ».

  • d’un conseil pertinent en moins de dix mots :

« Abusez des mots, personne ne s’en plaindra ».

L’auteur poursuit ainsi ne dédaignant pas le clin d’œil, souvent ironique, même perfide parfois, le jeu de mots, le calembour, la fulgurance, …, provoquant l’émotion, le fou rire, l’admiration, l’enchantement… Et pour que certains aphorismes percutent bien leur cible, il s’est adjoint le talent d’une illustratrice, Gwen Guégan, qui prolonge les mots par quelques traits très épurés, tout aussi éloquents que ses aphorismes. Usant ainsi d‘une forme d’expression plus visuelle où les mots s’enchaînent aux traits du dessin pour se fondre en une nouvelle forme d’écriture.

C’est le premier recueil de Joaquim, pour un essai c’est un joli coup, j’ai puisé dans ce premier ensemble de textes ultra courts quelques conseils que je mettrai rapidement en application : « Je ne veux pas payer le vent avec mon souffle », je le garderai pour courir jusque chez le libraire acheter son prochain recueil et ainsi pouvoir « Aimer le mot jusqu’à l’aphorisme ».

Le livre sur le site l’éditeur

DES MOTS EN PASSAGE, le blog de Joaquim  CAUQUERAUMONT

Le site de Gwen GUÉGAN

 CACTUS INÉBRANLABLE Éditions

LE COUP DE PROJO D’EDI PHIL SUR LE MONDE DES LETTRES BELGES FRANCOPHONES #11 : SPÉCIAL JACQUES DE DECKER

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Philippe REMY-WILKIN (par Pablo Garrigos Cucarella)

Les Lectures d’Edi-Phil

Numéro 11 (avril 2019)

Coup de projo sur le monde des Lettres belges francophones

sans tabou ni totem, bienveillant mais piquant…

 

Spécial Jacques DE DECKER !

A l’affiche : son œuvre romanesque.

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Pour évoquer l’œuvre romanesque (trois livres) de l’autre Grand Jacques de notre histoire culturelle, un fil chronologique correspondrait à ma nature rationnelle/structurée mais j’entorse. Par nécessité. Il me faut débuter ce dossier en évoquant le roman* qui m’a ouvert la création de l’auteur. Il me faut débuter par ce qui fut ma plus belle lecture de l’année 2018, un roman si brillant dans sa tonicité sobre (et justement !) qu’il m’apparaît un point de référence et de positionnement esthétique et éthique.

 

(1)

Le Ventre de la baleine, Weyrich, 2015, 184 pages.

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Il s’agit d’une réédition du troisième roman de JDD, paru initialement chez Labor, en 1996, agrémentée d’une interview de l’auteur par Jean Jauniaux.

 

Entamons !

« Elles étaient deux. A gauche de l’âtre de théâtre, noire de cheveux, les yeux d’un bleu pervenche, elle avait quelque chose de doux et d’effronté à la fois. Son pendant de droite avait une déferlante chevelure blond vénitien, et des yeux verts comme piquetés d’or. »

Les premières pages dégagent des effluves de Balzac ou de Proust, on s’imagine dans un salon parisien, une station thermale, de ces lieux clos où, pourtant, s’invite le voyage. On remonte ensuite vers la modernité mais le style conserve des courbures végétales dignes de l’Art Nouveau, dans un décor de Nautilus :

« Avant d’y être tout à fait immergé, il sentit que se transmettait à tout son être une étrange vibration, dont il n’avait pas encore pris conscience jusque-là. Comme lorsque, en vol long-courrier, le voyageur assoupi est réveillé par un incident quelconque – la rumeur des écouteurs du voisin, qu’il vient d’ôter de ses oreilles, et qui diffusent un rock tonitruant, l’appel d’un passager qui réclame une couverture pour la nuit, le brusque cri d’un enfant qu’un cauchemar a surpris -, et ne sait plus où il est. »

 

Le premier chapitre procure un engourdissement onirique, un plaisir de lecture décontenançant. Décontenançant ? C’est que la quatrième de couverture et la rumeur évoquent un roman à clés ancré dans la réalité la plus prosaïque : l’assassinat du leader socialiste et ministre d’Etat André Cools en juillet 1991 à Liège. Je pensais plonger dans les magouilles politiques, naviguer entre les travées policées des coulisses du pouvoir et les bistrots glauques hantés par une faune interlope, en quête d’indices menant à un projet criminel, des tueurs à gages, une agression sauvage.

 

Eh bien… il suffit de savourer une sorte de prologue, quelques pages hors du temps qui recevront écho et sens à la fin de l’ouvrage. Dès le deuxième chapitre, qui est, somme toute, le premier, s’ouvre un roman moderne d’une vivacité sidérante. On est emporté ! Jusqu’aux dernières lignes. Avec une impression prégnante. Ou un rappel. JDD est un homme de théâtre :

« On a tout le temps.

– Pas du tout, j’appelle l’hôpital, faut qu’ils soient prêts.

– Je voudrais prolonger ce moment.

– Quel moment ?

– Nous deux, seuls, dans l’appartement. C’est la dernière fois, tu te rends compte ?

– Pas le temps. Il arrive, faut pas qu’il rate son entrée… »

 

Oui, JDD a écrit de nombreuses pièces, créé L’Esprit Frappeur avec Albert-André-Lheureux*, adapté, traduit des dizaines de dramaturges néerlandophones, anglophones, germanophones, etc.  Ce qui laisse des traces profondes, et du meilleur aloi, dans son travail de romancier : ses chapitres sont dégraissés, libérés des digressions et descriptions mornes ou pesantes, la narration elle-même est désentravée des enchaînements obligés, des passages passerelles. JDD balaie tout ça et file droit à l’essentiel, nous offrant des scènes concentrées sur la substantifique moelle du sens et de l’émotion. Bref, on lit avec aisance mais dans l’intensité, envolé par des dialogues percutants :

« J’ai vu ta femme à la télé, dans une émission de l’après-midi. Elle a dit quelque chose de touchant : « Arille et moi, nous sommes des anciens combattants. On se perd de vue de temps en temps, mais on ne rate aucun défilé. » C’était drôle aussi.

– Elle a dit ça ? Tu es la première personne qui m’en parle. Je savais que la station locale venait de la rencontrer, j’ai oublié de lui demander quelles questions on lui avait posées. C’est vrai qu’on est des anciens combattants. Ca veut tout dire, c’est bien trouvé…

  • Et moi, je suis le repos du guerrier, alors ?»

 

Les fils narratifs ? On suit trois couples : Thomas et Marthe, jeunes et nantis, qui découvrent les joies parentales, lui dans la magistrature, elle professeur de philosophie ; Thierry et Bernadette, des journalistes, nettement plus rock and roll ; Arille Cousin et Thérèse enfin, soit le double de Cools et sa maîtresse, une chanteuse lyrique, en passe de changer de vie. Mais il y a Renaud Dewael aussi (des allures d’Alain Van der Biest), le dauphin d’Arille, qui a mal tourné, ne parvenant pas à ordonner les dons généreusement distribués par la nature. Et, à l’autre bout du drame, la sinistre bande qui entoure Dewael, encourageant ses faiblesses pour l’exploiter, s’enrichir à bon compte, des mafieux de pacotille : Antonio, Franco, Sergio et Camillo. Qui ont eu vent, via la presse (Bernadette !), du désir d’Arille de nettoyer les écuries d’Augias avant de se retirer. S’en inquiètent.

Ces fils vont se recouper, converger, leurs acteurs étant appelés à intervenir dans le futur dossier Cools.

 

J’ai A-DO-RÉ ! De l’écriture protéiforme mais toujours pur plaisir à la narration claire et enjouée. Il y a un état de grâce qui flotte au-dessus du roman, permettant de se passionner pour une machine infernale, une dramaturgie tout en explorant les différentes composantes de l’affaire, leurs vies, leurs aspirations, des plus idéalistes aux plus mesquines.

Du coup, le roman, court et dynamique, en acquiert une dimension polyphonique mais, plus encore, polysémique. Récit policier ou thriller soft, quand on tente de démêler les responsabilités, d’appréhender le moment fatidique. Leçon d’histoire contemporaine quand on confronte les acquis sociaux du siècle ou la résistance aux sirènes du national-socialisme à la mutation/déglingue des cadres/idéaux de la gauche. Mise à nu des mécanismes politiques, des motivations initiales aux dérapages et distorsions. Croquis d’un destin. Interactions du privé et du public, réflexions sur les atermoiements ou égarements idéologiques, la rédemption par l’amour, la famille, la construction fléchée. Jeux métaphoriques sur Jonas (le fils de Marthe et Thomas) et le ventre de la baleine, la philosophie qui s’en dégage, entre volontarisme et acceptation face à ce qui ne dépend plus de nous. Ou sur la mort, même, qui engendre la vie, l’enquête sur l’assassinat générant des élans collatéraux qui ensemencent de l’amitié, une naissance, etc.

 

J’ai A-DO-RÉ ! Signant trois chapitres d’un « Magnifique ! » qui me tombait des nues : un portrait d’Arille/André Cools/Cousin au bout de sa trajectoire, en quête de rédemption ; une rencontre entre Arille et la mère de ses enfants ; la visite de Louise, l’épouse, à Thérèse, la maîtresse, hospitalisée blessée, après la mort de leur grand amour. Et que dire de l’utopie (à contre-courant des modes) qui se dessine in fine, réponse ontologique aux vicissitudes du monde ?

 

Miracle et paradoxe ! En brossant la reconstitution d’un drame sordide orchestré par des minables mais suscité aussi par la prédation d’une certaine presse, JDD nous offre une galerie de personnages (Marthe et Thomas, Louise et Thérèse, Arille…) et d’interactions qui réconcilient avec le genre humain :

« Ce que tu chantais, la façon dont tu chantais, tout ton être qui se diffusait dans ta voix m’ont donné, pour la première fois de ma vie, l’impression d’être réconcilié, apaisé. Mon passé n’était plus que le chemin qui m’avait mené à cet instant, mon présent se dilatait à l’infini, englobait mon futur. L’amour est un mot bien galvaudé pour désigner cela. (…) Je crois que j’ai ressenti alors l’impression d’avoir trouvé ma passeuse. Nous ne cherchons jamais rien d’autre, nous, les hommes, qu’une femme qui nous guide vers la mort, et qui soit le relais de celle qui nous a jetés dans la vie. »

 

Mise en abyme ?

 

(2)

Parades amoureuses, Grasset, 1990, 192 pages.

Parades amoureuses

Quelques lignes ont suffi à me rassurer. Après ma découverte enthousiaste du Ventre de la baleine, ce deuxième (dans tous les sens, écrit et lu) roman de JDD ne pourrait me déplaire. Je m’en doutais, ayant entretemps dévoré plusieurs pièces (Petit matin, Jeu d’intérieur, Tranches de dimanche) et nouvelles (Troubles circulatoires, Suzanne à la pomme) dudit auteur, butiné dans sa biographie Ibsen, un recueil de critiques (La brosse à relire), etc. Une matière créative JDD préexistait et s’adaptait aux genres, aux projets, aux paginations. Et cette matière me parlait, me touchait, énormément.

Pour le dire autrement. Le Ventre, mon premier contact avec la fiction JDD, était un véritable roman, au sens narratif (et populaire ?) du terme, lové autour d’une affaire politico-policière, il y avait une situation de départ, une rupture/crise (le meurtre) et un essai de résolution du problème. Dans Parades, l’intrigue centripète, qui constitue la force des romans romanesques (au sens moderne), est évacuée au profit d’une construction plus littéraire, il est question de portraiturer un homme, à un carrefour de vie, dans ses multiples relations, investissements.

Cette manière renvoie à la matière créative (fond/forme) qui traverse l’œuvre de JDD, indépendamment des supports empruntés. D’une part, une esquisse de l’humanité, une tentative d’en saisir des fragments à travers des tranches de vies (quasi le titre d’une pièce, de grande qualité, qui en acquiert une portée symbolique), des interactions. D’autre part, une langue d’une fluidité charnelle et captivante.

 

Plongeons dans le concret !

Parades amoureuses tourne autour d’un personnage central, Gilbert, professeur dans le secondaire, qui va franchir le cap des quarante-trois ans et sent la bascule au fond de son être, d’autant qu’il avance libre (ou solitaire), célibataire et sans enfant.

Si le début du roman précipite dans la modernité et le quotidien (un cours de français/littérature dispensé à une classe d’adolescents dans un collège technique), il s’en dégage rapidement ou, plutôt, juxtapose à sa première atmosphère une seconde, qui renvoie aux grands romans du XIXe siècle. Oui, ces romans sublimes, qui, dans la foulée du courant romantique, faisaient palpiter l’ego, créaient des figures inoubliables : Julien Sorel, Lucien de Rubempré ou Rastignac, Adolphe, etc.

Adolphe ! Comment ne pas songer au roman introspectif de Benjamin Constant (dans la chaîne himalayesque de nos prédilections fondatrices) ? Gilbert, lui aussi, interroge la frontière entre amour et aliénation, liberté et solitude, ces compromis et ces renonciations, ces frustrations dont se tisse toute vie. Mais Gilbert ne se focalise pas sur un rapport, une posture, nous le lisons connecté à plusieurs situations, diverses personnes… dont des figures féminines… d’où le nom du récit. Anne Larmé, la collègue en (apparente) déperdition qui se raccroche à Gilbert avec Harry meets Sally en filigrane ; Thérèse, la femme de ménage dont il ne peut se passer ; Véronique, l’élève en décrochage ; une congressiste qui lui offre une nuit (et une adéquation ?) tombée du ciel ; Rosalia, la comédienne et ex-élève ; Cécile, son homéopathe ; Astrid, l’amour d’enfance qui s’insinue comme une mélodie dans le récit, jusqu’à devenir obsédante… Les hommes ne sont pas oubliés : Eric, le directeur ; Edouard, l’ex-condisciple passé au Ministère (et à l’ennemi ?) ; Jeanlet le syndicaliste amer ; Walter, le père démissionnaire de Véronique ; Youssef, le locataire marocain dont la famille pourrait être de substitution et tuteur de résilience, des émigrés chaleureux pour ainsi dire épris de leur propriétaire.

 

Ce deuxième opus de JDD superpose les niveaux.

Au premier abord, un roman de mœurs, psychologique et intimiste, nous raconte le quotidien des écoles, les tracas des élèves et des enseignants, le trou noir de la salle des profs, les amours des célibataires quadragénaires ou des adolescents en construction/démolition, mille péripéties de la vie moyenne qui est nôtre, entre vivacité et émotion :

« – J’ai deux heures à perdre. Tu parles d’un horaire !

  • Consentirais-tu à les perdre avec moi ?
  • Et toi, tu reprends quand ?
  • Je ne reprends pas. Je suis hors course. Ils ont revu les normes d’encadrement. Rationalisation. Economie. Tu n’as pas davantage lu les journaux que moi cet été, je vois. »

Au deuxième degré, mais de manière très naturelle, un Bildungsroman tend vers la réflexion/interrogation. Morale : que doit-on avant tout inculquer, partager ? Sociologique : le manque de perspectives et le chômage guettent, en amont et en aval ; les parents n’ont plus le temps de suivre/comprendre leurs enfants ; les médias ont abandonné la formation éthique des citoyens. Politique : l’éducation confiée à des cyniques, des exécutants dociles, des profils inadéquats ; le recul de l’Etat providence. Artistique : de nombreuses analyses portées sur l’enseignement, le non rentable ou quantifiable… à court terme, renvoient à une interprétation possible de la nécessité de l’Art, de la Culture pour mieux vivre avec soi et avec l’autre, hisser la hauteur des aspirations.

 

Les cours de Gilbert conjuguent scènes enlevées/drôles et contenus engagés. Une philosophie pédagogique s’esquisse :

« Gilbert n’avait pas consulté ses notes. (…) trouver la clé, le principe d’harmonie de ces êtres (…) entraînant les élèves au-delà de la littérature française (…) « Il n’y a pas de culture nationale », confiait-il à son auditoire (…) il leur projetait des films inspirés des grandes œuvres, romançait les biographies, épinglait, lorsqu’il y avait lieu, les anecdotes pittoresques. Il avait le sentiment d’être un contrebandier (…) il avait mis au point un système de prêt (…). L’essentiel est de s’intéresser. »

Une philosophie qui n’entrave pas l’exigence. Un micro-essai se dessine lors des dits cours, sur la nature du roman :

« Le roman est avant tout une forme avec la particularité de ne pas en avoir. Le roman invente sa forme à chaque fois, sauf lorsqu’il s’impose, au préalable, des règles, des codes préétablis, comme dans le genre policier, ou la science-fiction. Remarquez que l’on ne reconnaît la valeur littéraire d’ouvrages de ce genre que s’ils font éclater ces conventions… (…) C’est cela aussi, le roman : un trou de serrure, qui permet de percer l’intimité des personnages (…) il sert à démultiplier les significations (…) »

Ce micro-essai a beau être distillé de manière ludique et éparse, en situation, et faire écho à l’esthétique du discontinu chère à Jacques le Fataliste (retrouvée dans le fil/mélodie Astrid), il finit par constituer un corpus performant sinon interpellant. Le romancier s’interroge-t-il en cours de construction sur le genre qu’il pratique ?

 

Une illumination ! JDD a fait l’économie d’une bibliographie romanesque luxuriante, à son corps défendant peut-être, entravé par ses mille activités et talents. Mais. Il ne s’est jamais répété, chacun de ses romans marque une étape, un rapport au genre, une appropriation. Démarche consciente, inconsciente ? Qui fusionnerait le créateur et l’intellectuel ? Dans cette optique, le troisième et dernier, Le Ventre de la baleine, est, il est vrai, un modèle de roman moderne et complet, dynamique et compact. Le deuxième semble questionner le roman littéraire en cours d’écriture :

« Le roman est au théâtre ce que la radiographie est à la photographie… »

Resterait à vérifier si le premier… Indice : La Grande Roue, aurait, lis-je, des façons dramatiques. Donc, donc… Y aurait-il un long cheminement de l’auteur qui se dégage progressivement du théâtre matriciel pour investir les paramètres du roman ?

 

La tête me tourne un peu. Mais. Mon vertige induirait en erreur le lecteur, le récit étant avant tout très plaisant. Replongeons dans le concret !

Gilbert est un personnage parfois irritant de par son indécision mais profondément attachant et intéressant. Il interroge le sens de la vie, prend la mesure du temps qui passe, reconsidère ses choix. Face au chaos du monde et à un mal banal, qui n’est pas le Mal absolu combattu dans La Peste de Camus mais un mal plus pernicieux qui gangrène les rêves non vécus, l’inadéquation des êtres, le fatalisme ou la lâcheté, la paresse, la médiocrité des uns et des autres, il lutte, modestement mais d’arrache-pied, et distille de l’attention, de l’affection tout autour de lui. Tout en cherchant aussi, pour lui-même, une voie de sortie, un supplément de sens ou d’âme guetté au coin du bois.

Et le roman, progressivement, se tend. Gilbert s’enlisera-t-il, variation du Marcelo de La Dolce Vita, ou sombrera-t-il dans un compromis ou l’autre, loin des grands récits fantasmés ? Ou, a contrario, trouvera-t-il la femme de sa vie ou l’engagement qui redresserait le fil de son être ?

 

SPOILER !

JDD ose à nouveau une brève esquisse d’utopie (voire de double utopie, privée et sociale) vers la fin du livre. Ce qui renvoie à la trajectoire d’un homme qui a trop vécu/vu/lu pour ne pas savoir que… mais qui a résolu, pourtant, une allure de don Quichotte, d’aller affronter les moulins, de croire en l’homme, au Bien, au Bon, au Beau. D’agir, d’offrir, de construire. La réussite est au rendez-vous : il démontre la nécessité de la fraternité, la place primordiale de l’Art et de l’âme ; il conjugue tous les temps (passé, présent et futur) de l’accomplissement.

 

Comme Le Ventre de la baleine, mais très différemment, un livre emblématique ! Dont on souhaiterait retranscrire l’intégralité des pages 53 à 58, qui impriment un extraordinaire retour sur l’intensité lumineuse des complicités adolescentes :

« Comme je voudrais, Astrid, retrouver cet élan avec lequel je t’écrivais, tu te souviens, tous les jours, plusieurs fois par jour. (…) Comme je voudrais que cet entretien infini reprenne son cours, cette confidence ininterrompue qui charriait ce qui nous arrivait dans la journée et dont chacun de nous portait témoignage à l’autre. (…) Il fait nuit et je te parle (…) C’est en plein soleil que je nous revois, courant l’un vers l’autre dans cette allée du Parc du Cinquantenaire ; elle est belle, la course des adolescents, cette vie qui les propulse dans les bras l’un de l’autre. (…) Te souviens-tu de ces conflagrations, quand nous nous précipitions vers l’autre, au risque de tomber ? »

(3)

La Grande Roue, Grasset, 1985.

La grande roue

Dans sa réédition de 1993 chez Labor (qui gérait la collection patrimoniale Espace Nord, reprise depuis par la Fédération Wallonie/Bruxelles et Les Impressions Nouvelles), le roman se conclut à la page 151, mais pas le livre, qui en compte plus de 200, la fiction étant suivie d’un dossier iconographique, d’une lecture de Paul Emond, de mises en parallèle avec des œuvres-modèles (La Ronde de Schnitzler, Gens de Dublin de James Joyce, La Forme d’une ville de Julien Gracq), d’informations biographiques ou bibliographiques.

 

Cette édition débute par une préface de Jean Tordeur. Qui recoupe mes précédentes cogitations/impressions, évoquant le défi du plaisir en des temps où la littérature (francophone, aurait-il dû préciser) était « trop souvent génératrice d’ennui ». Et deux autres : oser Bruxelles comme décor (« décriée dans son propre pays ») ou se revendiquer d’un maître comme Schnitzler.

 

Le premier chapitre, Elisabeth et Sabine, nous raconte de singulières retrouvailles. Deux amies, fort proches adolescentes, se sont perdues de vue durant des décennies puis soudain… un coup de fil, une envie pressante de l’une d’elles. Un petit suspense colore les flux de sensations charriés par le retour/rebours. Que cache Elisabeth derrière son impatience, ses évocations idylliques du père de Sabine, des huit jours passés jadis au sein de la famille de sa condisciple ?

Dans Sabine et Patrick, une héroïne des premières pages apparaît en situation professionnelle. Agent des impôts, elle est apostrophée en fin de journée par un jeune contrôlé dont elle ne comprend pas qu’il puisse conjuguer recettes nulles et frais professionnels faramineux. Le vendeur de disques de seconde main, aussi entreprenant que farfelu (ou courageux, original, vivant ?), renverse le rapport de force. Jusqu’où ira cet embryon de relation ?

Le troisième chapitre ? Sabine et… ? Oui.

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Le livre se décompose en dix sous-ensembles, qui portent tous un titre renvoyant à deux personnages. Dix nouvelles plutôt qu’un roman ? Oui et non. Ces textes pourraient tous se lire indépendamment les uns des autres, ils ne poursuivent pas une intrigue majuscule de chapitre en chapitre, ils possèdent une percussion, une intensité, un ton propres.

Mais. Un mouvement les traverse, un personnage prend le lecteur par la main et l’accompagne dans un récit nouveau qui prolonge cependant sa rencontre avec ledit protagoniste. Il y a du Max Ophuls dans l’air, avec sa caméra voltigeant de scène en scène. Un engrenage anime et relie les dix fragments.

Gérard Adam, le fondateur des éditions M.E.O., a désigné naguère comme romanouvelles un ensemble de textes (Evelyne Wilwerth, Miteux et magnifiques !) reposant sur la même hybridation.

 

Romanouvelles ? Hommage à La Ronde de Schnitzler aussi, c’est-à-dire au théâtre, à la vivacité de ses scènes, de ses dialogues :

« – Je ne dormais pas, je faisais comme si.

– Ca change tout, tu me déçois.

– Toi aussi, c’est ce qui m’empêche de dormir, d’ailleurs… »

Romanouvellescènes ? C’est que… Il n’est pas encore question d’une histoire parcourant l’ensemble et y projetant ses filets/amarres (Le Ventre de la baleine) ou d’un personnage magnétisant rencontres et événements (Parades amoureuses). Non, on est ici pleinement, je l’avais intuitionné, dans la première étape du rapport en trois temps de JDD avec le roman.

A relire les réflexions théoriques livrées lors des cours de Gilbert (Parades), on peut subodorer : l’auteur, après s’être voué corps et âme au théâtre depuis sa prime jeunesse, a voulu se renouveler, aller plus loin ou plus profondément dans sa matière (ces tranches de vie, dont Jean Tordeur recoupe mon analyse). Son prototype reste cependant ancré dans ses prédilections de départ et ne s’inspire pas par hasard d’une forme théâtrale complexe initiée par un créateur polyvalent, nouvelliste, romancier et dramaturge. Il déroule des scènes croquées sur le vif mais tend déjà vers ce fil centripète, carburant du roman pur et dur.

 

La matière JDD ! Jean Tordeur avait anticipé ma théorie : la réussite de la structuration horlogère est transcendée par une « jubilation », un « ton » qui a beaucoup à voir avec la pratique des arts du vivant. La grande roue… de la foire (écho à sa prestigieuse consœur du Prater et donc au Viennois Schnitzler) ne métaphorise-telle pas l’art (dramatique) ou la vie, dans la lignée du Funambule de Genêt ? Notre auteur ne possède-t-il pas le talent (ou le génie ?) de rendre « ces effractions imperceptibles que l’insolite opère dans la banalité des vies ordinaires » ?

Justement. Cette touche de singularité accomplit le miracle. La banalité des vies ordinaires ne débouche pas sur le morose ou l’académique. Le lecteur est ému et happé. Tout, soudain, interpelle et fait sens. Tout peut arriver. Un couple, sous nos yeux, se fait ou se défait, ou s’esquisse pour l’un mais pas pour l’autre, etc.

 

Hitchcock et Fenêtre sur cour ! Nous, lecteurs, sommes renvoyés à ce qui se cache sous le vernis de notre activité apparemment si sage et intellectuelle. Comme James Stewart derrière sa fenêtre, nous sommes des voyeurs, qui nous immisçons dans la vie privée, intime de nos semblables. En attente d’étreintes, de crimes peut-être ? Ou alors nous sommes des apprentis ès existence/quête du bonheur et nous cherchons à comprendre comment mieux faire ?

 

Il y a de tout cela dans ce livre qui se lit si aisément et si agréablement, des allures de champagne. Une gravité qui n’est jamais solennelle. Un pétillement qui n’est jamais léger. Tudieu, c’est la vie qui déroule… sa grande roue. Ce sont nos frères en humanité au cœur du ballet !

 

Mais. La matière JDD. Elle a d’autres particularités encore. Une langue de qualité qui s’interdit la surenchère, toute d’élégance et d’efficacité sobre, mais pas la réplique animée :

« Un peintre, ça ne s’encroûte jamais. Sauf ceux qui se laissent piéger par les marchands, et qui se mettent à s’imiter eux-mêmes… (…) Je crois seulement qu’il faut pouvoir tourner la page, un jour ou l’autre, qu’il y a des étapes dans la vie, et qu’il ne faut pas s’y attarder indéfiniment. (…) Ces choses-là, si on ne trace pas une croix dessus, on s’y enlise à perpétuité. »

 

Le fond n’est pas en reste et laisse peu de place au glauque, à la monstruosité, ces prédilections du temps qui ont envahi livres et écrans, remplacé le rose hollywoodien lénifiant par un noir absolu tout aussi trompeur (et corrupteur). On est dans le doux/amer et un réel dédramatisé… qui ménage pourtant mille aventures ou mille ouvertures d’aventures.

Une entorse : une échappée belle, courte et inattendue vers l’utopie. Ici encore ! L’un des tableaux nous narre les retrouvailles d’une mère et de son fils hors du temps et de l’espace, en apesanteur, trente-six heures arrachées à la semaine et à la marche aveugle du quotidien, dans un hôtel, avec piscine, le long d’un fleuve, etc. Une micro-utopie, confinée dans le domaine privé, qui annonce les utopies élargies des prochains romans. Un invariant donc, qui rappelle la nécessité de la construction, de l’engagement (comme l’infirmière Elisabeth !), de la sympathie/empathie. Hic et nunc.

 

Hic et nunc ? JDD est d’une cohérence absolue. Il a beaucoup voyagé, il parle diverses langues étrangères ? Qu’importe. Ses récits ne se dérouleront pas à Rome ou devant les Chutes du Niagara, au cœur de ruines mayas ou des neiges de l’Himalaya. Non, il choisit Liège dans son troisième roman, ses héros évoquent Ostende dans le deuxième, le premier ose planter ses décors à Bruxelles.

A Bruxelles ? Comme le dit Jean Tordeur, « le meilleur moyen d’être de partout, c’est d’abord d’être solidement de quelque part ». Et JDD, dès 1985, semblait l’avoir compris, anticipant, comme avec Le Ventre, des réalités qui allaient renverser un paysage, des habitudes.

 

Ma conclusion ? Par-delà l’analyse des ingrédients, cette conviction : Jacques De Decker interroge subtilement notre humanité tout en instillant un élan, une projection vers un Ailleurs possible. Son humanisme est dynamique, il conjugue les plaisirs de l’esprit et du cœur, il parle à l’âme, ce mot que les frileux et les cyniques ne veulent plus prononcer. Alors qu’il est la clé. D’un monde perdu, dont les atolls surnagent. Ou d’un monde qui n’a jamais assez existé, plus exactement. Que l’homme a toujours rêvé, esquissé. Qu’il devrait désormais songer à bâtir.

 

Osons ! De petits pas, accumulés, mènent aux cols. Ou à l’Atlantide.

 

Edi-Phil RW.

 

* L’analyse du Ventre de la Baleine a été précédemment publiée (mais isolée) sur la plateforme Les Belles Phrases. Elle apparaît ici très légèrement retouchée.

** Une épopée de L’Esprit frappeur évoquée dans Les Belles Phrases :

https://lesbellesphrases264473161.wordpress.com/2017/10/20/lesprit-frappeur-quete-dune-mythologie-theatrale/

 

2019 – DE FOIRES EN SALONS : UNE CHANSON DOUCE – Une chronique de Denis Billamboz

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Denis BILLAMBOZ

Bob Dylan a bien reçu le Prix Nobel de littérature, je peux bien proposer d’insérer un livre-CD destiné aux enfants sur un site qui se veut avant tout littéraire. C’est un très joli ouvrage sorti tout droit de l’univers de Louise Attaque. JULIE BONNIE, la femme à tout faire de cet ouvrage, a assuré certaines premières parties de ce groupe et le dessinateur de la BD qui accompagne le CD, n’est autre que l’autre fondateur de Louise Attaque aux côtés de Gaëtan Roussel. La littérature, la musique, le dessin sont des arts qui se marient facilement et que l’on peut associer dans n’importe quelle présentation. Alors, j’espère que vous écouterez avec le même plaisir que moi ces chansons douces interprétées par Julie Bonnie. Nous sommes tous de grands enfants !

 

LALALA est LÀ !

Julie BONNIE

Robin FEIX (illustration)

Le label dans la forêt

Lalala est là !

« Lalala est un bébé qui vient de naître.

A peine a-t-il ouvert les mirettes,

Qu’il attrape son chat Crapette

Et part à la découverte. »

Ainsi débute une histoire fantastique, un conte onirique, écrit et mis en musique dans un magnifique livre-disque par Julie Bonnie une maman qui a déjà parcouru un bout de route dans la chanson et la littérature. Elle est l’auteure des dix épisodes de cette histoire et des dix chansons qui accompagnent chacun d’eux. Elle est aussi la narratrice des textes et l’interprète des chansons et des musiques avec Stan Grimbert pour la partie instrumentale. Les dix épisodes de ce conte sont illustrés par Robin Feix, le fondateur avec Gaëtan Roussel du groupe Louise Attaque. Julie Bonnie a, elle, assuré de nombreuses premières parties de ce groupe, pas étonnant que dans certaines chansons le violon sonne un peu comme dans une chanson de Louise Attaque. Ce magnifique objet littéraire et musical joliment illustré raconte la vie d’un petit bout qui vient de naître et qui s’évade déjà à la découverte d’un univers imaginaire comme un nourrisson projeté dans un monde dont il devra tout apprendre.

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Julie Bonnie

A travers les dix épisodes de cette histoire, Lalala découvre la Voie lactée où il trouve son amie Lilili, la fille aux couettes, l’océan avec le poisson Lamiral, un monde rond comme la terre, mais aussi le vent mauvais, la civilisation et ses trépidations, un sous-marin rouge (le mien était jaune) jouant au vaisseau spatial pour le ramener sur la terre là où est sa place. Une belle métaphore du voyage que devra accomplir le nouveau-né pour parcourir le chemin que sera sa vie sur terre en profitant de toutes les merveilles qu’elle recèle mais aussi en comptant avec les vents mauvais qu’il faudra vaincre ou éviter.

Les dessins aux contours sobres, très colorés, chatoyants, devraient séduire les enfants. Le texte de l’histoire est un peu plus élaboré, les enfants retiendront la musique des mots alors que les parents débusqueront des thèmes plus élaborés derrière les mots porteurs de l’histoire. Enfants et parents devraient se retrouver dans le même enthousiasme à l’écoute des douces mélodies de Julie Bonnie, pleines de tendresse, rythmées comme de la musique cubaine. Julie m’a attrapé, j’ai écouté le disque trois fois de suite et je ne sais pas encore si je le donnerai à mes petits gars. Mais je suis sûr que si une petite princesse vient ensoleillé mes vieux jours, elle pourra l’écouter en boucle avec son vieux papi.

C’est un très bel objet, une histoire merveilleuse et une musique enthousiasmante enrobées de couleurs chatoyantes. C’est aussi un moment de bonheur à reproduire le plus souvent possible.

« Les mains vers le ciel, la tête dans les nuages,

Les pieds au soleil,

La tête dans les étoiles… »

Le livre-cd sur Le Label dans la forêt

 

2019 – DE FOIRES EN SALONS : LA FILIATION – Une chronique de Denis Billamboz

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Denis BILLAMBOZ

La filiation est ses mystères inondent la littérature mondiale depuis que les livres existent. Avec le débat sur le mariage pour tous et son corollaire, la procréation assistée, cette question a pris un net regain d‘intérêt auprès des auteurs. Considérant qu’avant de se demander comment on veut se reproduire, qu’il serait peut-être bon de savoir s’il est vraiment nécessaire de multiplier dans un monde aux perspectives incertaines, Jean-François PIGEAT pose la question et laisse ses personnages se débrouiller avec. Anne DUVIVIER, elle, plonge les siens dans un imbroglio généalogique ou filiation génétique et filiation sentimentale s’emmêlent dans un joyeux méli-mélo où pourraient bien se retrouver aux descendants.

 

UN AMOUR DE PSY

Anne DUVIVIER

M.E.O.

Amour psy

Angelo est psychologue à Bruxelles, psy comme disent ses patientes, pour certaines plutôt ses clientes, il a une belle clientèle, surtout féminine, et mène une vie apparemment sans histoire particulière avec sa femme Hannah galeriste aux Sablons, le quartier des artistes de la capitale belges. Immergé au milieu d’une société presqu’exclusivement féminine, il n’est pas aussi serin qu’il pourrait le paraître.

« Il vit, ou plutôt survit, au milieu des femmes, … Hannah, sa mère, Pascale, ses patientes – … – et, …, cette pétroleuse de Géraldine qui a pris ses quartiers. Pour ce qui est de Béa ; il refuse de la mettre dans le lot ».

Tout a fini par basculer quand sa femme lui annonce qu’elle veut se’ mettre en couple avec une autre femme, une artiste à l’esprit large comme elle. Hannah et Angelo ont toujours été assez libres dans leurs rapports et ne conçoivent pas le mariage comme une prison mais là le choc est brutal.

Suivant les conseils d’une patiente, il finit par céder aux avances d’une autre plus jeune, plus aguichante, plus entreprenante, avec laquelle il élabore une relation sous les yeux de sa fille qui voit sa mère et son père se séparer et partir dans des aventures aléatoires, la mère avec une autre femme, le père avec une femme beaucoup plus jeune que lui. Anne Duvivier pose ainsi le problème du couple non pas tellement pour montrer sa fragilité et son éventuelle éphémérité mais surtout pour évoquer les conséquences collatérales car un couple a souvent des enfants et quand il n’y a pas une maman et un papa tout devient plus compliqué.

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Anne Duvivier

Angelo a accepté d’épouser Hannah alors qu’elle était enceinte de Pascale, Pascale qui a désormais des enfants dont le papa est parti… et le problème ne s’arrête pas là, d’autres révélations risquent encore de bousculer la vie de ce couple en voie de dissolution avec enfant, petits-enfants, mère, amantes, amies et amis et quelques patientes bien intentionnées mais peut-être pas aussi innocentes qu’elles essaient de le paraître.

Avec ce roman, Anne Duvivier plonge en pleine actualité sur la maternité, la paternité et la procréation qui agite bien des institutions, des philosophes, des médecins et de très nombreux anonymes qui voudraient vivre autrement, même avec des enfants, et d’autres, aussi nombreux, qui ne comprennent pas cette frénésie à vouloir procréer hors du cadre traditionnel formé par la mère et le père. Elle ne dramatise jamais le sujet, elle le traite avec un certain humour et je la soupçonne d’avoir choisi un psy avec une certaine ironie, comme pour se moquer gentiment de ces femmes qui ne peuvent pas vivre sans leur gourou. Mais, même en le traitant avec une certaine dérision, le problème est bien posé et les réponses ne sont pas évidentes à formuler. Il faudrait commencer par soulever les tapis pour évacuer toute la poussière accumulée dessous depuis quelques générations au moins.

 Le livre sur le site de l’éditeur

 

L’ORDRE DES CHOSES

Jean-François PIGEAT

Le Dilettante

En lisant ce livre, j’ai très vite pensé à un roman de Jonathan Coe, la deuxième partie d’un diptyque commencé avec « Bienvenue au club » et complété par celui que j’évoque « Le cercle fermé ». Ce livre raconte l’histoire d’une bande de copains qui se retrouvent après qu’ils ont terminé leurs études, qu’ils se sont installés dans leur vie professionnelle, ou pas, qu’ils se sont éventuellement mariés, qu’ils ont assuré, pour certains, leur descendance et qu’ils ont perdu la plupart de leurs illusions qui faisaient l’objet du premier opus de ce diptyque. Dans le livre de Jean-François Pigeat, il s’agit également d’un petit groupe de copains qui ont atteint l’âge où on a trouvé un job, un conjoint, un appartement, où on a des enfants et si on n’en a pas encore on se pose la question d’en avoir ou pas.

Félix, garçon plutôt timide, introverti, timoré, a déjà un roman à succès à son actif, il a rencontré celle qu’il surnomme Bambi lors d’un voyage en Turquie, ils se sont mis en ménage, ils viennent d’acheter un appartement qu’ils ont retapé. Sans être particulièrement fortunés, Ils ont tout ce qu’il faut pour être heureux. Mais, pour respecter le fameux « ordre des choses » et céder à l’instinct de conservation en assurant sa descendance, Bambi veut absolument un enfant que Félix refuse tout aussi fermement. Le conflit latent prend de plus en plus d’intensité surtout après que Bambi a ramené à la maison la fille d’un couple d’amis pour assouvir son besoin de maternité. Mais même si cette garde tourne vite à la catastrophe cela n’altère en rien les envies de procréation de Bambi. Félix se crispe sur ses positions et le couple se dilue peu à peu dans ce conflit sur la reproduction.

Félix, le narrateur, raconte son errance, ses hébergements chez divers amis dont l’un l’emmène dans les Causses où il pourrait méditer sur son avenir afin de reprendre une vie normale, dans « l’ordre des choses ». Mais, un petit grain de sable, blonde joliment tournée, délaissée par un mai trop occupé, grippe la machine du retour au foyer. Félix balance entre les deux femmes, incapable de prendre une décision, se nourrit de ses atermoiements au risque de tout perdre.

PIGEAT Jean-François
Jean-François Pigeat

Jean-François Pigeat raconte cette histoire avec une certaine légèreté, quelques pointes d’ironie et une certaine part d’autodérision, bien qu’elle comporte des événements tragiques. C’est l’histoire d’une génération qui a perdu le bel enthousiasme que ses géniteurs avaient emmagasiné, puis dilapidé, pendant les fameuses Trente Glorieuses. Une génération qui ne croit plus guère en « l’ordre des choses » qu’elles soient sentimentales, sociales, professionnelles, politiques ou autres. Une génération qui se perd dans un malthusianisme à la sauce XXI° siècle. Je soupçonne aussi Jean-François Pigeat d’être un bon provincial qui regarde avec un air narquois les Parisiens se prendre les pieds dans le tapis de la province et de leurs petites aventures sentimentales.

C’est un réel plaisir de lire un auteur aussi gourmand, il aime les mots, les formules imagées, les raccourcis percutants, les figures de style (en Cornouailles avec ses ouailles) et les gens qui pataugent dans leur histoire incapable de prendre leur destin en main.

Le livre sur le site de l’éditeur

TANDIS QUE J’AGONISE et ABSALON, ABSALON! de WILLIAM FAULKNER – Une lecture de Daniel Charneux

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Daniel CHARNEUX

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L’épopée d’un cercueil.

En train de mourir, Addie Bundren. En train d’agoniser, la mère, pendant que son fils Cash scie une à une les planches de son cercueil. Bruit rythmé de la scie, souffle de Cash envoyant la sciure se perdre dans le monde tandis qu’elle agonise, Addie, et qu’elle vérifie parfois, trouvant la force de se redresser sur son grabat, l’état d’avancement du cercueil que le fils assemble patiemment. Semblant attendre qu’il soit prêt pour mourir. En train de crever, Addie Bundren, et puis voilà, sans transition, crevée, va savoir. Passant le cap d’un coup, ou peu à peu, va savoir. C’est vivant et puis c’est mort. Et qui sait s’il ne reste pas un peu de vivant dans un mort, un peu de femme dans le cheval, ou le poisson, la chose enfin qu’elle devient, si bien que son agonie va continuer après sa mort, va durer tout le livre, et déjà avant sans doute, comme si son agonie durait depuis toujours, comme si son agonie c’était sa vie. Car vivre, c’est se préparer à être mort. Car pour faire un nouvel être humain, il faut deux êtres humains et pour mourir il suffit d’être seul.

En train de se décomposer, Addie, enfin son corps, ses restes, tandis que les siens la conduisent à Jefferson pour l’enterrer dans sa famille, enfin sa famille d’avant, d’avant sa rencontre avec Anse, sa famille de jeune fille, avant qu’elle devienne une femme, une mère, une bête de somme en somme. Et chacun raconte une partie du voyage, quarante miles sur une charrette bringuebalante tirée par deux mules fatiguées, en plein juillet, tandis que le corps se met à sentir, se met à pourrir, que les rivières en crue effacent les ponts, mangent les gués et que les charognards tournoient dans le ciel. Chacun sa bribe, chacun son temps de parole, chacun son petit morceau de vérité sur le cortège funèbre d’Addie Bundren, sur la vie, sur la mort, sur le Sud, sur les hommes. Chacun sa goutte de vie prête à sombrer, chacun son rêve contingent, le père, Anse, et son dentier, le dentier qu’il s’achètera à Jefferson pour pouvoir remanger comme Dieu a voulu qu’un homme mange, Darl et sa folie incendiaire, Jewel et son cheval et sa susceptibilité, Cash et ses outils et sa jambe cassée, Dewey Dell et cette larve d’homme qui pousse dans son ventre, et Vardaman le petit dernier, celui qui a pêché un poisson trop grand pour lui et qui ne veut pas que Cash cloue sa maman dans cette boîte et qui profite de la nuit pour faire des trous dans le couvercle de la boîte avec la tarière de Cash, quelques trous pour qu’elle respire avant qu’on la mette dans son trou, quelques trous aussi dans la figure de sa maman car il est petit, il n’a pas réfléchi aux conséquences.

Une procession tragi-comique que regardent passer, ahuris, les fermiers croisés sur la route, en se bouchant les narines pour tenter d’oublier l’insupportable odeur que les Bundren supporteront neuf jours. Une marche funèbre aux allures d’épopée durant laquelle rien ne sera épargné aux Bundren, à leur obstination paysanne, à leur orgueil stupide, à leur calme folie, ni les inondations, ni l’incendie, ni la noyade des mules, ni la gangrène qui s’attaque à la jambe brisée de Cash. Comme si le Bon Dieu était devenu méchant. Comme si leur volonté de faire la volonté d’Addie était mise à l’épreuve. Par la vie. Une vie qui n’a pas à être facile et qu’il faut accepter telle car nous n’avons rien d’autre. Et que tout ça, au fond, ça doit avoir un sens. Non ?

WILLIAM FAULKNER, Tandis que j’agonise, Folio n° 307

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« Une atroce et sanglante mésaventure humaine ».

«Demain, puis demain, puis demain glisse ainsi à petits pas jusqu’à la dernière syllabe que le temps écrit dans son livre. Et tous nos hiers n’ont fait qu’éclairer pour des fous le chemin de la mort poudreuse. Éteins-toi! Éteins-toi!, court flambeau! La vie n’est qu’une ombre errante, un pauvre comédien qui se pavane et se lamente pendant son heure sur le théâtre et qu’après on n’entend plus. C’est une histoire racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien.»

« Le bruit et la fureur »… la dette de Faulkner envers Shakespeare apparaît dans le titre de l’un de ses plus grands romans, emprunté à cet extrait de « Macbeth » (Acte V scène V) où s’exprime le désespoir du roi usurpateur qui vient d’apprendre la mort de sa femme.

L’influence shakespearienne est également patente dans « Absalon ! Absalon ! », et notamment cet inoubliable triple « demain » : « toutes les voix, les murmures de demain demain et demain, une fois passé le moment de la fureur ». L’homme égaré dans le temps, maillon illusoire d’une chaîne qui le joint inexorablement à ses ancêtres, à ses descendants, mais qui n’est au bout du compte qu’une chaîne de poussière.

Et puis, cette désespérance shakespearienne, ce « nonsense » qui éclate presque à chaque page devant l’inéluctabilité du malheur et la fragilité de l’existence humaine, mais nulle part peut-être mieux que dans cet extrait : « On laisse si peu de trace, voyez-vous. On naît, on essaye ceci ou cela mais on ne sait pas pourquoi on continue de l’essayer ; on naît en même temps qu’un tas d’autres gens, absolument embrouillé avec eux, comme si on était forcé, comme si on était obligé de faire mouvoir avec des ficelles ses bras et ses jambes, mais que les mêmes ficelles fussent attachées à tous les autres bras, à toutes les autres jambes, à tous les autres qui essayent également mais ne savent pas non plus pourquoi, si ce n’est que toutes les ficelles s’entrecroisent, comme si cinq ou six personnes essayaient de tisser un tapis sur le même métier, mais que chacune d’elle voulût tisser sur le tapis son propre dessin ; et cela ne peut pas avoir d’importance, vous le savez, ou bien Ceux qui ont installé le métier à tisser auraient un peu mieux arrangé les choses, et pourtant cela doit avoir de l’importance, puisque l’on continue à essayer, ou que l’on est obligé de continuer, et puis, tout à coup, tout est fini et tout ce qui vous reste c’est un bloc de pierre avec quelque chose de griffonné dessus, en admettant qu’il y ait quelqu’un qui se souvienne ou qui ait le temps de faire ériger un monument et d’y faire graver quelque chose, et il pleut dessus, le soleil brille dessus, et, au bout d’un peu de temps, on ne se rappelle plus ni le nom ni ce que les choses gravées tentent de raconter, et cela n’a pas d’importance. »

Non, cela n’a pas d’importance, du moins nous cherchons tous à nous en persuader, car la vie est une machine à transformer ce qui doit être en ce qui est, ce qui devait être en ce qui fut, et nous n’y pouvons rien. Et nous nous accrochons à nos rêves « car il y a cet aurait-dû-être qui est l’unique rocher où nous nous cramponnons au-dessus du maelström de l’insupportable réalité ». Nous nous accrochons comme Thomas Sutpen s’accroche à son désir, à son unique désir : avoir une descendance masculine. Pour que continue son nom. Pour que survive sa race. Et cela lui sera refusé car cela devait être – et la machine infernale du Destin à la grecque éclate à chaque instant dans cette « atroce et sanglante mésaventure humaine », mais il ne peut en être autrement car « Ceux qui ont installé le métier à tisser » sont toujours plus forts que ces misérables tisserands que nous sommes.

Tissu aussi que ce texte, que cette narration où s’entrecroisent les voix, Rosa Coldfield racontant à Quentin ces bribes d’une histoire telle qu’elle les a perçues ; M. Compson, le grand-père de Quentin (unique ami de Thomas Sutpen), comblant les trous d’après les confidences du principal protagoniste et permettant à Quentin de transmettre à son tour ce conte plein de bruit et de fureur à son ami Shreve ; Quentin et Shreve devinant parfois les bribes, reconstituant les pièces manquantes du puzzle, rapiéçant le tissu chamarré, rapiécé, chatoyant, usé, restaurant ou inventant cette parodie de tragédie sur fond de guerre de Sécession, cette anatomie d’une vengeance, cette épopée biblique transférée dans le comté d’Yoknapatawpha. Quentin et Shreve devenant tour à tour Henry Sutpen et Charles Bon, ou les deux ensemble, comme le lecteur devient à son tour Charles, Henry, Quentin, Shreve ou Thomas.

« Absalon ! Absalon ! » : le titre, jamais expliqué dans le texte, en constitue pourtant la clé de voûte. Faulkner a en effet transféré à ce comté d’Yoknapatawpha dont il se dit « Unique Possesseur & Propriétaire », de larges extraits de la Bible (du livre de Samuel). David, le berger devenu roi, prend les traits de Thomas Sutpen ; son fils aîné Amnon, qui tombe amoureux de sa demi-sœur Tamar, est Charles Bon, fils que Thomas Sutpen a d’un premier mariage et qui convoite sa demi-sœur Judith ; pour empêcher l’inceste, Absalon, le cadet, tue Amnon comme Henry tue Charles Bon. Quant à l’exclamation « Absalon ! Absalon ! », elle est prononcée par le vieux David quand il apprend la mort de son fils. Dans le roman de Faulkner, elle évoque sans doute l’amertume du vieux Thomas Sutpen devant la perte (la mort symbolique) de son fils Henry devenu impropre à ses espoirs de descendance suite à son geste fratricide.

Un roman qui ne s’offre pas immédiatement : il m’a attendu longtemps sur une étagère avant que je m’en imprègne comme d’un parfum de glycine, cette glycine qu’il a en commun (« Il était une fois un été de glycine ») avec « Histoire » de Claude Simon ; avant que je me laisse emporter (de nouveau comme pour « Histoire ») par ces phrases sinueuses, serpentines dont le venin éveille plutôt que d’endormir. Dont le venin éveille à une jouissance plutôt qu’à un plaisir, pour reprendre la distinction de Barthes.

Un roman foisonnant dont la force naît aussi des multiples tensions qui le charpentent : entre Nord et Sud, entre désirs et réalité, entre noirs et blancs, entre hommes et femmes, entre bergers et rois, entre pères et fils, entre frères, entre insectes, entre atomes. Jusqu’à ce que tout se résolve en « un bloc de pierre avec quelque chose de griffonné dessus » ou, pourquoi pas, un bloc de papier avec quelque chose de griffonné dessus, ce bloc de papier qui n’attend plus que le bon vouloir d’un lecteur pour exister encore un peu.

William Faulkner, Absalon, Absalon !, Gallimard, L’Imaginaire

William FAULKNER chez Gallimard 

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LES BLANCS PAINS de FRANÇOISE LISON-LEROY & DIANE DELAFONTAINE (Esperluette) – Une lecture de Daniel Charneux

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Daniel CHARNEUX

L’histoire raflée sur la ligne du temps.

« Faire ses blancs pains, c’est pétrir le drap du lit afin de préparer une offrande pour l’au-delà. On utilisait cette expression au Pays des Collines, quand ce geste annonçait que la mort était proche. »
« Les blancs pains », c’est aussi le titre du nouveau recueil de Françoise Lison-Leroy illustré de belle manière par Diane Delafontaine.

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Blancs pains et vers blancs. Le mélodieux alexandrin se cache souvent dans les 47 brefs poèmes en prose qui constituent le recueil, en trois sections (15, 17, 15) :
« Il te reste un crayon trouvé dans l’atelier.
Ce que tu sais de nous renaît entre tes lignes.
Elle est ce moineau vif aux yeux noyés de songes. »

Qui écrit ? Françoise ou la jeune Tantine morte à deux ans ? Un dialogue, sans doute. Une dictée partagée : « Tu nous lègues l’histoire raflée sur la ligne du temps. Je la recueille aujourd’hui, entre mille lignes déjà écloses. »

Dans toutes ces pages sourd la profonde tendresse de l’auteure pour « Tantine », la petite sœur du père et de l’oncle, dernière arrivée, partie la première : « Petite tante. Tu me devances à grands pas, car ta course est légère. Je fais halte en ce siècle qui convoque ma présence. Je lâcherai prise à mon tour, léguant le crayon à d’autres mains fugueuses. Tout ce qui est écrit s’immisce dans la fresque, témoin de l’échappée. Il fait clair. »

« Il y a toujours un matin qui survient, […] on le voit jeter l’ancre vers nos rives. » Jeter l’ancre et l’encre. Si peu d’encre, pour une si petite vie. Faire vivre encore, à travers la mort qui n’existe pas, à travers les « siècles fondateurs, […] dans l’impériale avancée. »

Mystère de la petite morte, aux yeux des grands : « tes frères rentraient de l’école. On les envoya jouer dans l’étable. » Les grands frères qui croîtront et se multiplieront : « Je suis l’une d’entre eux. Enfant de ton frère, héritière de ta chevelure, à défaut de porter ton prénom. »

Paradoxe : la petite de deux ans est partie depuis huit décennies laissant les siens poursuivre la lignée : « Nous sommes de vieux enfants inscrits dans la course du monde. » Écrire, c’est probablement dire cela : « tu as eu lieu ». Oui, Tantine, Françoise t’a trouvée, elle t’a rendu la vie l’espace de quelques mots et la voilà comme nous « à l’autre bout du livre », confiant les mots de l’enfant à ceux de sa cordée.
Que pouvons-nous, sinon contempler en silence ?

Françoise Lison-Leroy, « Les blancs pains »¸ illustrations de Diane Delafontaine, &esperluète éditions, 2018, ISBN 978-2-35984-106-0 

Le livre sur le site de l’éditeur

 

MATRIOCHKA de PHILIPPE REMY-WILKIN (Samsa) – Une lecture de Jean-Pierre Legrand

 

Le TOP 5 de JEAN-PIERRE LEGRAND
Jean-Pierre LEGRAND

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Année après année mes lectures forment une espèce de continent aux territoires divers qui communiquent les uns avec les autres.

Chaque livre lu étend cet espace mental et interagit avec lui par tout un réseau de correspondances ou de réminiscences.

A ce titre, le dernier livre de Philippe Remy Wilkin est assez singulier dans mes lectures récentes. Livre très court mais superposant plusieurs plans, il a agi sur moi de manière puissante par tout un jeu d’associations d’idées suscitées précisément par l’apparente discontinuité des plans narratifs, ses lignes de faille, ses références explicites ou non. Le style est à la fois nerveux et poétique, métaphorique mais resserré, éloigné de toute emphase. Le mystère de la création, l’histoire et ses drames, les références cinématographiques, la prégnance des blessures d’enfance, les névroses, la culpabilité, l’amour qui se dérobe, le traumatisme de la perte, il y a de tout cela dans ces 58 pages qui évitent, avec beaucoup d’habileté, les deux écueils qui les menaçaient : la superficialité de qui trop étreint ou l’indigestion du trop-plein.

Dès les premières lignes, ce livre m’a littéralement projeté dans un ailleurs où tout est parfaitement réaliste mais se dérobe par l’effet d’une torsion du temps qui vous entraîne dans une spirale où tournoient les vents du présent et du passé. Ce décloisonnement du réel justifie qu’on parle ici d’un conte fantastique même si, petite réserve de ma part,  cette appellation me gêne en orientant la lecture là où j’aurais préféré une entière liberté.

C’est que Matriochka se prête particulièrement bien à une totale liberté de lecture.  Sa construction autorise en effet chez le lecteur une diversité de points de vue et d’interprétations. Je prends ici le mot interprétation dans un sens théâtral ou plus encore musical. Effet sans doute d’une lointaine réminiscence de Lévi-Strauss – j’ai eu  rapidement l’intuition – vrai ou fausse, peu importe – que le récit était composé à  la manière d’une partition orchestrale qui se lit diachroniquement page après page, selon un axe horizontal et en même temps synchroniquement de haut en bas, selon un axe vertical…Toutes les notes placées sur la même  ligne verticale forment  une  unité constitutive, un ensemble de relations. En forçant certes un peu, il me semble retrouver ici une structure de ce genre: plusieurs « portées narratives »  progressant en parallèle. Nous suivons le fil d’un récit dont ligne après ligne s’accroît la profondeur trouble.

L’avantage de cette structure, c’est qu’elle donne au lecteur une grande liberté interprétative. Selon que l’on accentue telle ou telle cellule du récit, il prend une coloration différente, dérive vers  plus de fantastique voire même, rompt les amarres et s’installe dans un délire psychotique.

Car de quoi s’agit-il ? Thomas, jeune cinéaste, est en repérage d’un film (documentaire ?) consacré au mystère de la Chambre d’ambre, le trésor des Romanov. On le retrouve dans sa chambre d’hôtel à Saint Pétersbourg après une nuit d’alcool et de substances diverses. Nous l’accompagnons sur le trottoir de la Perspective Nevski. Trois prostituées l’accostent ; plus loin une fillette étrange attire son regard. Il la suit. Une nuit « à la densité létale » succède au jour. Un périple halluciné, affranchi du temps et de l’espace, commence.

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Philippe Remy-Wilkin

Ce conte progresse sur un rythme qui ne fléchit à aucun instant, ménageant effets de surprise, suspense, angoisse, répulsion, horreur. Sur cette « scène du destin », l’auteur convoque personnes vivantes ou mortes, lieux actuels ou évanouis dans le passé, œuvres cinématographiques aimées, tableaux admirés, poèmes vénérés, souvenirs douloureux; de leur confluence, naît le récit.

Ecrit avec beaucoup de maîtrise, le texte bascule à chaque instant d’un niveau de réalité dans un autre. Tel cet instant où, la main sur la porte de la Chambre d’ambre, Thomas découvre un placard : « Thomas renverse les étagères et les ustensiles, il gratte le fond du placard en quête d’une ouverture, d’un passage. Il renonce, s’efforce de contrôler sa respiration, choisit d’aller calmement de l’avant. Les sens aux aguets, il traverse toute la galerie jusqu’à la rambarde, jusqu’à l’escalier. Et il descend, lentement. Il atteint un palier. Une sonnerie lacère le silence. Incongrue, monstrueuse ». D’un coup, le lecteur se retrouve dans Répulsion de Polanski. Sur les murs progressent les lézardes hideuses de la folie.

Avec une extrême finesse et via la récurrence de textes en italique, Philippe Remy-Wilkin insère dans son récit la remémoration névrotique d’une enfance dévastée. Il le fait avec des accents de vérité qui bouleversent lorsque l’on retrouve  – comme c’est mon cas – l’écho plus véridique que notre souvenir, de scènes oubliées de notre propre vie. Confronté à l’inconcevable, Thomas, jeune enfant, en vient à douter de la réalité de ce qu’il subit : « Il y avait… Il lui fallait parfois interroger sa sœur pour vérifier s’il n’avait pas rêvé». Le genre de détail « en passant » qui donne au texte une part de son « épaisseur psychique », de sa « puissance de retentissement » chez le lecteur. L’intrication de scènes fondatrices et leur remémoration dans le déroulé de l’existence est particulièrement bien observé. Victime d’une mère « toxique » on en vient à se demander si bien plus que ses actes, ce que Thomas ne peut pardonner à sa mère, c’est de lui avoir appris la lâcheté.

On l’a compris, ce récit m’a conquis. Gérard de Nerval dont les vers se faufilent à plusieurs reprises dans la trame du texte me semble tout indiqué pour conclure : « Il ne m’a pas suffi de mettre au tombeau mes amours de chair et de cendre pour bien m’assurer que c’est nous, vivants, qui marchons dans un monde de fantômes ».

Le livre sur le site de Samsa

Le prix Gilles Nelod 2018 attribué à Philippe Remy-Wilkin pour Matriochka

Le site de Philippe Remy-Wilkin

Le reportage de Notélé consacré au livre

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LES FIANÇAILLES DE M. HIRE de GEORGES SIMENON – Une lecture de Daniel Charneux

 

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Daniel CHARNEUX

Le sacrifice de l’innocent

Un des premiers « romans-romans » de Simenon (1930) et déjà un chef-d’oeuvre!
En ces temps d’idolâtrie et de médiatisation, il faut relire Simenon pour ce qu’il est, pour ce qu’il a toujours voulu être : un romancier. Un artisan du roman. Un raconteur d’histoires.

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Monsieur Hire. Hirovitch. Un Juif russe ou polonais. L’un de ces errants rencontrés par Georges grâce à une mère qui, par peur de « manquer », louait des chambres à des étudiants étrangers.
Monsieur Hire. Sa chair trop grasse, sa peau trop blanche, cette ridicule façon de courir en canard, à petits pas, pour attraper son tramway.
Monsieur Hire et Alice, la servante aux gros seins, aux aisselles rousses, qui se déshabille avec impudeur, à la fenête d’en face.
Et la concierge qui pleure, qui crie, qui gifle ses enfants.
Et cette femme qu’on a retrouvée morte. Saignée comme une bête, dans le terrain vague d’à côté.
Il suffit d’une serviette tachée de sang, aperçue par l’entrebâillement d’une porte, pour que la concierge soupçonne Monsieur Hire. Et, de soupçon en dénonciation, qu’elle remette en scène le sacrifice de l’innocent, avec trahison, foule écoeurante de méchanceté antisémite, mains lavées du sang du juste, mains du juste, enfin, ouvertes sur des traces de sang rouge…
Monsieur Hire qui avait écrit une lettre à Alice où il lui disait « Je vous aime ». Monsieur Hire qui lui avait acheté une bague de fiançailles. Monsieur Hire qui y avait cru. Qui avait eu le tort d’y croire.
Et ce langage degré zéro où ressortent sur le tissu banal quelques phrases à faire rêver les amoureux du « beau style » : « Pendant qu’elle se déshabillait en quelques mouvements que l’habitude rendait hiératiques et qui la sculptaient peu à peu jusqu’au moment où s’abattait sur elle la chemise de nuit blanche, la servante évitait d’exposer son visage au regard invisible des trois papiers gris. »
Un livre coup de poing en forme de prophétie. Le nazisme n’est pas loin. 1930. De tristes fiançailles…

Tout Simenon, un site consacré à Georges Simenon

Le blog de Daniel Charneux

Deux adaptations cinématographiques

Panique de Julien Duvivier (1946)

Monsieur Hire de Patrice Leconte (1989)

LE MENDIANT SANS TAIN de PHILIPPE LEUCKX (Le Coudrier) – Une lecture d’Éric Allard

Le lauréat du Prix Charles Plisnier donne un nouveau beau recueil de poésie au Coudrier consacré aux mendiants, aux sans-abri, aux sans-visage.

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On m’afflige de solitude

Aux heures les plus froides

Ne me protège que la peau

(…)

Ma peau n’est qu’un poème déserté

Qui m’inflige patience.

Le poète des visages, lévinassien, qu’est Philippe Leuckx fait résonner ici peau et poésie. Dans ces trente poèmes, il s’attache à dépeindre à la fois le mode de vie du mendiant, substantif qu’il préfère à l’acronyme SDF, et l’épreuve existentielle qui le sous-tend. Il interroge la transparence à laquelle est soumis l’homme à la rue pour redonner du teint à son visage et du tain aux surfaces derrière lesquelles on l’empêche de se voir autre  qu’au fin fond de sa mémoire.

Nous vivons

Dans la plus pure des transparences

Mendiants sans tain

Plus d’une fois, le poète relève le paradoxe du mendiant à la face et au corps bâillonnés de linges à l’approche de l’hiver pour échapper au froid mais aussi aux regards, naviguant entre l’apparaître et le disparaître, l’opacité et la lumière, l’appétence et la privation de nourriture...

Novembre tire sur sa longe

Et je reste ainsi

Entre froid et souffle

À moins d’un mètre d’un vitrage

Qui se défend d’être pour moi

Tant il glace à frôler

Tant il me pèse au cœur

De n’être qu’un reflet

De l’autre côté de la vitre

Ou de la vie.

Invisibilisés, les sans-visage, écrit Judith Butler (la philosophe, auteure de Vie précaire), s’efforcent néanmoins d’émerger dans la sphère de l’apparaître ; ils cherchent à posséder ou à être un visage afin que pèse sur les autres une exigence éthique à leur égard.

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Philippe Leuckx

Leuckx fait aussi dans ces textes jouer aire et air.

L’aire, c’est aussi bien la face humaine que le surface du trottoir, du miroir, de la vitre, l’espace enfermant le mendiant territorialisé et le contraignant au repli, le condamnant à ressasser son passé sans espoir de lignes de fuite vers un ailleurs, vers l’à-venir. L’air, par contre, c’est ce qui joue au-dessous et au-dessus, ce qui vient frapper l’étendue d’indifférence, éclater en bulles ou fondre en pluie, en signe d’espoir.

Le mendiant que je suis

Lèche la vitre de la vie

Le mendiant est celui qui quête l’amour, la lumière, le fleuve, celui qui, dans nos villes, sollicite l’attention, une forme même maigre de reconnaissance et qui nous renvoie, dérisoire reflet, à notre propre fond insondable, à notre vulnérabilité native, à ce qui par-delà les apparences nous confère le statut d’’humain.

Vivre en frère m’impose

De communier avec l’air

Avec la sébile qu’il tend au passant, c’est son âme que le mendiant offre à la vue de tous, au risque de la perdre. Dans cette expérience des limites qu’éprouve le mendiant au bout de lui-même, le poète trouve en lui un frère, un complice mutique. En guise d’obole, il lui donne ses mots en partage pour teindre le miroir d’humanité et éteindre l’obscurité où est plongé l’homme privé de visage.

Céder à l’âme je veux bien

La surprise et son angoisse

Sa sœur utérine

J’ai réagi vivement

Entre hasard et secousse

Pour un tain qui soit

Vrai

Un visage empli de soi

Sous le vent d’un mirage

Sachant bien que le vent saigne

Et s’abrège

En toute île en chaque mot

Le poète n’est-il pas de même que le mendiant celui qui traque l’être derrière le miroir, et qui permet les reflets ainsi que la subtile mécanique existentielle, ce qui autorise aussi bien à se révéler qu’à disparaître à soi-même ?

Préface de Jean-Michel Aubevert ; illustrations de Joëlle Aubevert

Le recueil sur le site du Coudrier

Six titres de Philippe Leuckx au Coudrier