
Les Lectures d’Edi-Phil
Numéro 11 (avril 2019)
Coup de projo sur le monde des Lettres belges francophones
sans tabou ni totem, bienveillant mais piquant…
Spécial Jacques DE DECKER !
A l’affiche : son œuvre romanesque.
Pour évoquer l’œuvre romanesque (trois livres) de l’autre Grand Jacques de notre histoire culturelle, un fil chronologique correspondrait à ma nature rationnelle/structurée mais j’entorse. Par nécessité. Il me faut débuter ce dossier en évoquant le roman* qui m’a ouvert la création de l’auteur. Il me faut débuter par ce qui fut ma plus belle lecture de l’année 2018, un roman si brillant dans sa tonicité sobre (et justement !) qu’il m’apparaît un point de référence et de positionnement esthétique et éthique.
(1)
Le Ventre de la baleine, Weyrich, 2015, 184 pages.
Il s’agit d’une réédition du troisième roman de JDD, paru initialement chez Labor, en 1996, agrémentée d’une interview de l’auteur par Jean Jauniaux.
Entamons !
« Elles étaient deux. A gauche de l’âtre de théâtre, noire de cheveux, les yeux d’un bleu pervenche, elle avait quelque chose de doux et d’effronté à la fois. Son pendant de droite avait une déferlante chevelure blond vénitien, et des yeux verts comme piquetés d’or. »
Les premières pages dégagent des effluves de Balzac ou de Proust, on s’imagine dans un salon parisien, une station thermale, de ces lieux clos où, pourtant, s’invite le voyage. On remonte ensuite vers la modernité mais le style conserve des courbures végétales dignes de l’Art Nouveau, dans un décor de Nautilus :
« Avant d’y être tout à fait immergé, il sentit que se transmettait à tout son être une étrange vibration, dont il n’avait pas encore pris conscience jusque-là. Comme lorsque, en vol long-courrier, le voyageur assoupi est réveillé par un incident quelconque – la rumeur des écouteurs du voisin, qu’il vient d’ôter de ses oreilles, et qui diffusent un rock tonitruant, l’appel d’un passager qui réclame une couverture pour la nuit, le brusque cri d’un enfant qu’un cauchemar a surpris -, et ne sait plus où il est. »
Le premier chapitre procure un engourdissement onirique, un plaisir de lecture décontenançant. Décontenançant ? C’est que la quatrième de couverture et la rumeur évoquent un roman à clés ancré dans la réalité la plus prosaïque : l’assassinat du leader socialiste et ministre d’Etat André Cools en juillet 1991 à Liège. Je pensais plonger dans les magouilles politiques, naviguer entre les travées policées des coulisses du pouvoir et les bistrots glauques hantés par une faune interlope, en quête d’indices menant à un projet criminel, des tueurs à gages, une agression sauvage.
Eh bien… il suffit de savourer une sorte de prologue, quelques pages hors du temps qui recevront écho et sens à la fin de l’ouvrage. Dès le deuxième chapitre, qui est, somme toute, le premier, s’ouvre un roman moderne d’une vivacité sidérante. On est emporté ! Jusqu’aux dernières lignes. Avec une impression prégnante. Ou un rappel. JDD est un homme de théâtre :
« On a tout le temps.
– Pas du tout, j’appelle l’hôpital, faut qu’ils soient prêts.
– Je voudrais prolonger ce moment.
– Quel moment ?
– Nous deux, seuls, dans l’appartement. C’est la dernière fois, tu te rends compte ?
– Pas le temps. Il arrive, faut pas qu’il rate son entrée… »
Oui, JDD a écrit de nombreuses pièces, créé L’Esprit Frappeur avec Albert-André-Lheureux*, adapté, traduit des dizaines de dramaturges néerlandophones, anglophones, germanophones, etc. Ce qui laisse des traces profondes, et du meilleur aloi, dans son travail de romancier : ses chapitres sont dégraissés, libérés des digressions et descriptions mornes ou pesantes, la narration elle-même est désentravée des enchaînements obligés, des passages passerelles. JDD balaie tout ça et file droit à l’essentiel, nous offrant des scènes concentrées sur la substantifique moelle du sens et de l’émotion. Bref, on lit avec aisance mais dans l’intensité, envolé par des dialogues percutants :
« J’ai vu ta femme à la télé, dans une émission de l’après-midi. Elle a dit quelque chose de touchant : « Arille et moi, nous sommes des anciens combattants. On se perd de vue de temps en temps, mais on ne rate aucun défilé. » C’était drôle aussi.
– Elle a dit ça ? Tu es la première personne qui m’en parle. Je savais que la station locale venait de la rencontrer, j’ai oublié de lui demander quelles questions on lui avait posées. C’est vrai qu’on est des anciens combattants. Ca veut tout dire, c’est bien trouvé…
- Et moi, je suis le repos du guerrier, alors ?»
Les fils narratifs ? On suit trois couples : Thomas et Marthe, jeunes et nantis, qui découvrent les joies parentales, lui dans la magistrature, elle professeur de philosophie ; Thierry et Bernadette, des journalistes, nettement plus rock and roll ; Arille Cousin et Thérèse enfin, soit le double de Cools et sa maîtresse, une chanteuse lyrique, en passe de changer de vie. Mais il y a Renaud Dewael aussi (des allures d’Alain Van der Biest), le dauphin d’Arille, qui a mal tourné, ne parvenant pas à ordonner les dons généreusement distribués par la nature. Et, à l’autre bout du drame, la sinistre bande qui entoure Dewael, encourageant ses faiblesses pour l’exploiter, s’enrichir à bon compte, des mafieux de pacotille : Antonio, Franco, Sergio et Camillo. Qui ont eu vent, via la presse (Bernadette !), du désir d’Arille de nettoyer les écuries d’Augias avant de se retirer. S’en inquiètent.
Ces fils vont se recouper, converger, leurs acteurs étant appelés à intervenir dans le futur dossier Cools.
J’ai A-DO-RÉ ! De l’écriture protéiforme mais toujours pur plaisir à la narration claire et enjouée. Il y a un état de grâce qui flotte au-dessus du roman, permettant de se passionner pour une machine infernale, une dramaturgie tout en explorant les différentes composantes de l’affaire, leurs vies, leurs aspirations, des plus idéalistes aux plus mesquines.
Du coup, le roman, court et dynamique, en acquiert une dimension polyphonique mais, plus encore, polysémique. Récit policier ou thriller soft, quand on tente de démêler les responsabilités, d’appréhender le moment fatidique. Leçon d’histoire contemporaine quand on confronte les acquis sociaux du siècle ou la résistance aux sirènes du national-socialisme à la mutation/déglingue des cadres/idéaux de la gauche. Mise à nu des mécanismes politiques, des motivations initiales aux dérapages et distorsions. Croquis d’un destin. Interactions du privé et du public, réflexions sur les atermoiements ou égarements idéologiques, la rédemption par l’amour, la famille, la construction fléchée. Jeux métaphoriques sur Jonas (le fils de Marthe et Thomas) et le ventre de la baleine, la philosophie qui s’en dégage, entre volontarisme et acceptation face à ce qui ne dépend plus de nous. Ou sur la mort, même, qui engendre la vie, l’enquête sur l’assassinat générant des élans collatéraux qui ensemencent de l’amitié, une naissance, etc.
J’ai A-DO-RÉ ! Signant trois chapitres d’un « Magnifique ! » qui me tombait des nues : un portrait d’Arille/André Cools/Cousin au bout de sa trajectoire, en quête de rédemption ; une rencontre entre Arille et la mère de ses enfants ; la visite de Louise, l’épouse, à Thérèse, la maîtresse, hospitalisée blessée, après la mort de leur grand amour. Et que dire de l’utopie (à contre-courant des modes) qui se dessine in fine, réponse ontologique aux vicissitudes du monde ?
Miracle et paradoxe ! En brossant la reconstitution d’un drame sordide orchestré par des minables mais suscité aussi par la prédation d’une certaine presse, JDD nous offre une galerie de personnages (Marthe et Thomas, Louise et Thérèse, Arille…) et d’interactions qui réconcilient avec le genre humain :
« Ce que tu chantais, la façon dont tu chantais, tout ton être qui se diffusait dans ta voix m’ont donné, pour la première fois de ma vie, l’impression d’être réconcilié, apaisé. Mon passé n’était plus que le chemin qui m’avait mené à cet instant, mon présent se dilatait à l’infini, englobait mon futur. L’amour est un mot bien galvaudé pour désigner cela. (…) Je crois que j’ai ressenti alors l’impression d’avoir trouvé ma passeuse. Nous ne cherchons jamais rien d’autre, nous, les hommes, qu’une femme qui nous guide vers la mort, et qui soit le relais de celle qui nous a jetés dans la vie. »
Mise en abyme ?
(2)
Parades amoureuses, Grasset, 1990, 192 pages.
Quelques lignes ont suffi à me rassurer. Après ma découverte enthousiaste du Ventre de la baleine, ce deuxième (dans tous les sens, écrit et lu) roman de JDD ne pourrait me déplaire. Je m’en doutais, ayant entretemps dévoré plusieurs pièces (Petit matin, Jeu d’intérieur, Tranches de dimanche) et nouvelles (Troubles circulatoires, Suzanne à la pomme) dudit auteur, butiné dans sa biographie Ibsen, un recueil de critiques (La brosse à relire), etc. Une matière créative JDD préexistait et s’adaptait aux genres, aux projets, aux paginations. Et cette matière me parlait, me touchait, énormément.
Pour le dire autrement. Le Ventre, mon premier contact avec la fiction JDD, était un véritable roman, au sens narratif (et populaire ?) du terme, lové autour d’une affaire politico-policière, il y avait une situation de départ, une rupture/crise (le meurtre) et un essai de résolution du problème. Dans Parades, l’intrigue centripète, qui constitue la force des romans romanesques (au sens moderne), est évacuée au profit d’une construction plus littéraire, il est question de portraiturer un homme, à un carrefour de vie, dans ses multiples relations, investissements.
Cette manière renvoie à la matière créative (fond/forme) qui traverse l’œuvre de JDD, indépendamment des supports empruntés. D’une part, une esquisse de l’humanité, une tentative d’en saisir des fragments à travers des tranches de vies (quasi le titre d’une pièce, de grande qualité, qui en acquiert une portée symbolique), des interactions. D’autre part, une langue d’une fluidité charnelle et captivante.
Plongeons dans le concret !
Parades amoureuses tourne autour d’un personnage central, Gilbert, professeur dans le secondaire, qui va franchir le cap des quarante-trois ans et sent la bascule au fond de son être, d’autant qu’il avance libre (ou solitaire), célibataire et sans enfant.
Si le début du roman précipite dans la modernité et le quotidien (un cours de français/littérature dispensé à une classe d’adolescents dans un collège technique), il s’en dégage rapidement ou, plutôt, juxtapose à sa première atmosphère une seconde, qui renvoie aux grands romans du XIXe siècle. Oui, ces romans sublimes, qui, dans la foulée du courant romantique, faisaient palpiter l’ego, créaient des figures inoubliables : Julien Sorel, Lucien de Rubempré ou Rastignac, Adolphe, etc.
Adolphe ! Comment ne pas songer au roman introspectif de Benjamin Constant (dans la chaîne himalayesque de nos prédilections fondatrices) ? Gilbert, lui aussi, interroge la frontière entre amour et aliénation, liberté et solitude, ces compromis et ces renonciations, ces frustrations dont se tisse toute vie. Mais Gilbert ne se focalise pas sur un rapport, une posture, nous le lisons connecté à plusieurs situations, diverses personnes… dont des figures féminines… d’où le nom du récit. Anne Larmé, la collègue en (apparente) déperdition qui se raccroche à Gilbert avec Harry meets Sally en filigrane ; Thérèse, la femme de ménage dont il ne peut se passer ; Véronique, l’élève en décrochage ; une congressiste qui lui offre une nuit (et une adéquation ?) tombée du ciel ; Rosalia, la comédienne et ex-élève ; Cécile, son homéopathe ; Astrid, l’amour d’enfance qui s’insinue comme une mélodie dans le récit, jusqu’à devenir obsédante… Les hommes ne sont pas oubliés : Eric, le directeur ; Edouard, l’ex-condisciple passé au Ministère (et à l’ennemi ?) ; Jeanlet le syndicaliste amer ; Walter, le père démissionnaire de Véronique ; Youssef, le locataire marocain dont la famille pourrait être de substitution et tuteur de résilience, des émigrés chaleureux pour ainsi dire épris de leur propriétaire.
Ce deuxième opus de JDD superpose les niveaux.
Au premier abord, un roman de mœurs, psychologique et intimiste, nous raconte le quotidien des écoles, les tracas des élèves et des enseignants, le trou noir de la salle des profs, les amours des célibataires quadragénaires ou des adolescents en construction/démolition, mille péripéties de la vie moyenne qui est nôtre, entre vivacité et émotion :
« – J’ai deux heures à perdre. Tu parles d’un horaire !
- Consentirais-tu à les perdre avec moi ?
- Et toi, tu reprends quand ?
- Je ne reprends pas. Je suis hors course. Ils ont revu les normes d’encadrement. Rationalisation. Economie. Tu n’as pas davantage lu les journaux que moi cet été, je vois. »
Au deuxième degré, mais de manière très naturelle, un Bildungsroman tend vers la réflexion/interrogation. Morale : que doit-on avant tout inculquer, partager ? Sociologique : le manque de perspectives et le chômage guettent, en amont et en aval ; les parents n’ont plus le temps de suivre/comprendre leurs enfants ; les médias ont abandonné la formation éthique des citoyens. Politique : l’éducation confiée à des cyniques, des exécutants dociles, des profils inadéquats ; le recul de l’Etat providence. Artistique : de nombreuses analyses portées sur l’enseignement, le non rentable ou quantifiable… à court terme, renvoient à une interprétation possible de la nécessité de l’Art, de la Culture pour mieux vivre avec soi et avec l’autre, hisser la hauteur des aspirations.
Les cours de Gilbert conjuguent scènes enlevées/drôles et contenus engagés. Une philosophie pédagogique s’esquisse :
« Gilbert n’avait pas consulté ses notes. (…) trouver la clé, le principe d’harmonie de ces êtres (…) entraînant les élèves au-delà de la littérature française (…) « Il n’y a pas de culture nationale », confiait-il à son auditoire (…) il leur projetait des films inspirés des grandes œuvres, romançait les biographies, épinglait, lorsqu’il y avait lieu, les anecdotes pittoresques. Il avait le sentiment d’être un contrebandier (…) il avait mis au point un système de prêt (…). L’essentiel est de s’intéresser. »
Une philosophie qui n’entrave pas l’exigence. Un micro-essai se dessine lors des dits cours, sur la nature du roman :
« Le roman est avant tout une forme avec la particularité de ne pas en avoir. Le roman invente sa forme à chaque fois, sauf lorsqu’il s’impose, au préalable, des règles, des codes préétablis, comme dans le genre policier, ou la science-fiction. Remarquez que l’on ne reconnaît la valeur littéraire d’ouvrages de ce genre que s’ils font éclater ces conventions… (…) C’est cela aussi, le roman : un trou de serrure, qui permet de percer l’intimité des personnages (…) il sert à démultiplier les significations (…) »
Ce micro-essai a beau être distillé de manière ludique et éparse, en situation, et faire écho à l’esthétique du discontinu chère à Jacques le Fataliste (retrouvée dans le fil/mélodie Astrid), il finit par constituer un corpus performant sinon interpellant. Le romancier s’interroge-t-il en cours de construction sur le genre qu’il pratique ?
Une illumination ! JDD a fait l’économie d’une bibliographie romanesque luxuriante, à son corps défendant peut-être, entravé par ses mille activités et talents. Mais. Il ne s’est jamais répété, chacun de ses romans marque une étape, un rapport au genre, une appropriation. Démarche consciente, inconsciente ? Qui fusionnerait le créateur et l’intellectuel ? Dans cette optique, le troisième et dernier, Le Ventre de la baleine, est, il est vrai, un modèle de roman moderne et complet, dynamique et compact. Le deuxième semble questionner le roman littéraire en cours d’écriture :
« Le roman est au théâtre ce que la radiographie est à la photographie… »
Resterait à vérifier si le premier… Indice : La Grande Roue, aurait, lis-je, des façons dramatiques. Donc, donc… Y aurait-il un long cheminement de l’auteur qui se dégage progressivement du théâtre matriciel pour investir les paramètres du roman ?
La tête me tourne un peu. Mais. Mon vertige induirait en erreur le lecteur, le récit étant avant tout très plaisant. Replongeons dans le concret !
Gilbert est un personnage parfois irritant de par son indécision mais profondément attachant et intéressant. Il interroge le sens de la vie, prend la mesure du temps qui passe, reconsidère ses choix. Face au chaos du monde et à un mal banal, qui n’est pas le Mal absolu combattu dans La Peste de Camus mais un mal plus pernicieux qui gangrène les rêves non vécus, l’inadéquation des êtres, le fatalisme ou la lâcheté, la paresse, la médiocrité des uns et des autres, il lutte, modestement mais d’arrache-pied, et distille de l’attention, de l’affection tout autour de lui. Tout en cherchant aussi, pour lui-même, une voie de sortie, un supplément de sens ou d’âme guetté au coin du bois.
Et le roman, progressivement, se tend. Gilbert s’enlisera-t-il, variation du Marcelo de La Dolce Vita, ou sombrera-t-il dans un compromis ou l’autre, loin des grands récits fantasmés ? Ou, a contrario, trouvera-t-il la femme de sa vie ou l’engagement qui redresserait le fil de son être ?
SPOILER !
JDD ose à nouveau une brève esquisse d’utopie (voire de double utopie, privée et sociale) vers la fin du livre. Ce qui renvoie à la trajectoire d’un homme qui a trop vécu/vu/lu pour ne pas savoir que… mais qui a résolu, pourtant, une allure de don Quichotte, d’aller affronter les moulins, de croire en l’homme, au Bien, au Bon, au Beau. D’agir, d’offrir, de construire. La réussite est au rendez-vous : il démontre la nécessité de la fraternité, la place primordiale de l’Art et de l’âme ; il conjugue tous les temps (passé, présent et futur) de l’accomplissement.
Comme Le Ventre de la baleine, mais très différemment, un livre emblématique ! Dont on souhaiterait retranscrire l’intégralité des pages 53 à 58, qui impriment un extraordinaire retour sur l’intensité lumineuse des complicités adolescentes :
« Comme je voudrais, Astrid, retrouver cet élan avec lequel je t’écrivais, tu te souviens, tous les jours, plusieurs fois par jour. (…) Comme je voudrais que cet entretien infini reprenne son cours, cette confidence ininterrompue qui charriait ce qui nous arrivait dans la journée et dont chacun de nous portait témoignage à l’autre. (…) Il fait nuit et je te parle (…) C’est en plein soleil que je nous revois, courant l’un vers l’autre dans cette allée du Parc du Cinquantenaire ; elle est belle, la course des adolescents, cette vie qui les propulse dans les bras l’un de l’autre. (…) Te souviens-tu de ces conflagrations, quand nous nous précipitions vers l’autre, au risque de tomber ? »
(3)
La Grande Roue, Grasset, 1985.
Dans sa réédition de 1993 chez Labor (qui gérait la collection patrimoniale Espace Nord, reprise depuis par la Fédération Wallonie/Bruxelles et Les Impressions Nouvelles), le roman se conclut à la page 151, mais pas le livre, qui en compte plus de 200, la fiction étant suivie d’un dossier iconographique, d’une lecture de Paul Emond, de mises en parallèle avec des œuvres-modèles (La Ronde de Schnitzler, Gens de Dublin de James Joyce, La Forme d’une ville de Julien Gracq), d’informations biographiques ou bibliographiques.
Cette édition débute par une préface de Jean Tordeur. Qui recoupe mes précédentes cogitations/impressions, évoquant le défi du plaisir en des temps où la littérature (francophone, aurait-il dû préciser) était « trop souvent génératrice d’ennui ». Et deux autres : oser Bruxelles comme décor (« décriée dans son propre pays ») ou se revendiquer d’un maître comme Schnitzler.
Le premier chapitre, Elisabeth et Sabine, nous raconte de singulières retrouvailles. Deux amies, fort proches adolescentes, se sont perdues de vue durant des décennies puis soudain… un coup de fil, une envie pressante de l’une d’elles. Un petit suspense colore les flux de sensations charriés par le retour/rebours. Que cache Elisabeth derrière son impatience, ses évocations idylliques du père de Sabine, des huit jours passés jadis au sein de la famille de sa condisciple ?
Dans Sabine et Patrick, une héroïne des premières pages apparaît en situation professionnelle. Agent des impôts, elle est apostrophée en fin de journée par un jeune contrôlé dont elle ne comprend pas qu’il puisse conjuguer recettes nulles et frais professionnels faramineux. Le vendeur de disques de seconde main, aussi entreprenant que farfelu (ou courageux, original, vivant ?), renverse le rapport de force. Jusqu’où ira cet embryon de relation ?
Le troisième chapitre ? Sabine et… ? Oui.
Le livre se décompose en dix sous-ensembles, qui portent tous un titre renvoyant à deux personnages. Dix nouvelles plutôt qu’un roman ? Oui et non. Ces textes pourraient tous se lire indépendamment les uns des autres, ils ne poursuivent pas une intrigue majuscule de chapitre en chapitre, ils possèdent une percussion, une intensité, un ton propres.
Mais. Un mouvement les traverse, un personnage prend le lecteur par la main et l’accompagne dans un récit nouveau qui prolonge cependant sa rencontre avec ledit protagoniste. Il y a du Max Ophuls dans l’air, avec sa caméra voltigeant de scène en scène. Un engrenage anime et relie les dix fragments.
Gérard Adam, le fondateur des éditions M.E.O., a désigné naguère comme romanouvelles un ensemble de textes (Evelyne Wilwerth, Miteux et magnifiques !) reposant sur la même hybridation.
Romanouvelles ? Hommage à La Ronde de Schnitzler aussi, c’est-à-dire au théâtre, à la vivacité de ses scènes, de ses dialogues :
« – Je ne dormais pas, je faisais comme si.
– Ca change tout, tu me déçois.
– Toi aussi, c’est ce qui m’empêche de dormir, d’ailleurs… »
Romanouvellescènes ? C’est que… Il n’est pas encore question d’une histoire parcourant l’ensemble et y projetant ses filets/amarres (Le Ventre de la baleine) ou d’un personnage magnétisant rencontres et événements (Parades amoureuses). Non, on est ici pleinement, je l’avais intuitionné, dans la première étape du rapport en trois temps de JDD avec le roman.
A relire les réflexions théoriques livrées lors des cours de Gilbert (Parades), on peut subodorer : l’auteur, après s’être voué corps et âme au théâtre depuis sa prime jeunesse, a voulu se renouveler, aller plus loin ou plus profondément dans sa matière (ces tranches de vie, dont Jean Tordeur recoupe mon analyse). Son prototype reste cependant ancré dans ses prédilections de départ et ne s’inspire pas par hasard d’une forme théâtrale complexe initiée par un créateur polyvalent, nouvelliste, romancier et dramaturge. Il déroule des scènes croquées sur le vif mais tend déjà vers ce fil centripète, carburant du roman pur et dur.
La matière JDD ! Jean Tordeur avait anticipé ma théorie : la réussite de la structuration horlogère est transcendée par une « jubilation », un « ton » qui a beaucoup à voir avec la pratique des arts du vivant. La grande roue… de la foire (écho à sa prestigieuse consœur du Prater et donc au Viennois Schnitzler) ne métaphorise-telle pas l’art (dramatique) ou la vie, dans la lignée du Funambule de Genêt ? Notre auteur ne possède-t-il pas le talent (ou le génie ?) de rendre « ces effractions imperceptibles que l’insolite opère dans la banalité des vies ordinaires » ?
Justement. Cette touche de singularité accomplit le miracle. La banalité des vies ordinaires ne débouche pas sur le morose ou l’académique. Le lecteur est ému et happé. Tout, soudain, interpelle et fait sens. Tout peut arriver. Un couple, sous nos yeux, se fait ou se défait, ou s’esquisse pour l’un mais pas pour l’autre, etc.
Hitchcock et Fenêtre sur cour ! Nous, lecteurs, sommes renvoyés à ce qui se cache sous le vernis de notre activité apparemment si sage et intellectuelle. Comme James Stewart derrière sa fenêtre, nous sommes des voyeurs, qui nous immisçons dans la vie privée, intime de nos semblables. En attente d’étreintes, de crimes peut-être ? Ou alors nous sommes des apprentis ès existence/quête du bonheur et nous cherchons à comprendre comment mieux faire ?
Il y a de tout cela dans ce livre qui se lit si aisément et si agréablement, des allures de champagne. Une gravité qui n’est jamais solennelle. Un pétillement qui n’est jamais léger. Tudieu, c’est la vie qui déroule… sa grande roue. Ce sont nos frères en humanité au cœur du ballet !
Mais. La matière JDD. Elle a d’autres particularités encore. Une langue de qualité qui s’interdit la surenchère, toute d’élégance et d’efficacité sobre, mais pas la réplique animée :
« Un peintre, ça ne s’encroûte jamais. Sauf ceux qui se laissent piéger par les marchands, et qui se mettent à s’imiter eux-mêmes… (…) Je crois seulement qu’il faut pouvoir tourner la page, un jour ou l’autre, qu’il y a des étapes dans la vie, et qu’il ne faut pas s’y attarder indéfiniment. (…) Ces choses-là, si on ne trace pas une croix dessus, on s’y enlise à perpétuité. »
Le fond n’est pas en reste et laisse peu de place au glauque, à la monstruosité, ces prédilections du temps qui ont envahi livres et écrans, remplacé le rose hollywoodien lénifiant par un noir absolu tout aussi trompeur (et corrupteur). On est dans le doux/amer et un réel dédramatisé… qui ménage pourtant mille aventures ou mille ouvertures d’aventures.
Une entorse : une échappée belle, courte et inattendue vers l’utopie. Ici encore ! L’un des tableaux nous narre les retrouvailles d’une mère et de son fils hors du temps et de l’espace, en apesanteur, trente-six heures arrachées à la semaine et à la marche aveugle du quotidien, dans un hôtel, avec piscine, le long d’un fleuve, etc. Une micro-utopie, confinée dans le domaine privé, qui annonce les utopies élargies des prochains romans. Un invariant donc, qui rappelle la nécessité de la construction, de l’engagement (comme l’infirmière Elisabeth !), de la sympathie/empathie. Hic et nunc.
Hic et nunc ? JDD est d’une cohérence absolue. Il a beaucoup voyagé, il parle diverses langues étrangères ? Qu’importe. Ses récits ne se dérouleront pas à Rome ou devant les Chutes du Niagara, au cœur de ruines mayas ou des neiges de l’Himalaya. Non, il choisit Liège dans son troisième roman, ses héros évoquent Ostende dans le deuxième, le premier ose planter ses décors à Bruxelles.
A Bruxelles ? Comme le dit Jean Tordeur, « le meilleur moyen d’être de partout, c’est d’abord d’être solidement de quelque part ». Et JDD, dès 1985, semblait l’avoir compris, anticipant, comme avec Le Ventre, des réalités qui allaient renverser un paysage, des habitudes.
Ma conclusion ? Par-delà l’analyse des ingrédients, cette conviction : Jacques De Decker interroge subtilement notre humanité tout en instillant un élan, une projection vers un Ailleurs possible. Son humanisme est dynamique, il conjugue les plaisirs de l’esprit et du cœur, il parle à l’âme, ce mot que les frileux et les cyniques ne veulent plus prononcer. Alors qu’il est la clé. D’un monde perdu, dont les atolls surnagent. Ou d’un monde qui n’a jamais assez existé, plus exactement. Que l’homme a toujours rêvé, esquissé. Qu’il devrait désormais songer à bâtir.
Osons ! De petits pas, accumulés, mènent aux cols. Ou à l’Atlantide.
Edi-Phil RW.
* L’analyse du Ventre de la Baleine a été précédemment publiée (mais isolée) sur la plateforme Les Belles Phrases. Elle apparaît ici très légèrement retouchée.
** Une épopée de L’Esprit frappeur évoquée dans Les Belles Phrases :