Les Lectures d’Edi-Phil
Numéro 12 (mai 2019)
Coup de projo sur le monde des Lettres belges francophones
sans tabou ni totem, bienveillant mais piquant…
A l’affiche :
une mini-série BD (les Spirou d’Emile Bravo), des bonus (connectés à un dossier) sur Rossano Rosi, un roman (de Christian Libens), un recueil de nouvelles (d’Anne-Michèle Hamessse), la suite du feuilleton Kaspar Hauser (d’après un roman de Véronique Bergen) ; les maisons d’édition Dupuis, Les Impressions Nouvelles, Weyrich, Le Cactus Inébranlable, Espace Nord).
(1)
COUP DE CŒUR !
Emile Bravo !
J’entorse et mets en exergue un Français. Qui plus est, un dessinateur. Mais. Celui-ci est un AUTEUR et il a évoqué l’âme belge de manière magistrale.
Flash-back.
En 2006, Dupuis, l’éditeur détenant les droits de la série mythique Spirou, a lancé une série dans la série, Une aventure de Spirou et Fantasio par…, qui permet d’offrir des one-shot à des créateurs de talent venus d’horizons différents, de rafraîchir/régénérer le filon. Bonne idée (artistique et commerciale) a priori.
Parmi ces nombreux essais, un ovni, en 2008, Le Journal d’un ingénu, par un auteur français qui a alors une belle carrière derrière lui, dans les 45 ans, Emile Bravo. Il fait le buzz. S’avère si transcendant, glissant vers un statut culte qu’il nous revient une dizaine d’années plus tard pour un quatuor sur les années de guerre, L’Espoir malgré tout, dont le premier tome (Un mauvais départ) paraît en 2018.
Et ?
Je suis conquis. Comme très rarement. J’ai loué naguère, sur cette plateforme, la reprise Alix Senator, qui contrastait avec les suites falotes des série Alix (premium) ou même Blake & Mortimer, qui ne s’adressent plus vraiment aux enfants sans être adaptées aux adultes. Alix Senator est une reprise intelligente, qui se lit avec intérêt. Les Spirou d’Emile Bravo sont d’un autre acabit : ils sont enthousiasmants.
Un effet surréaliste.
Durant longtemps, les auteurs belges (ou assimilés), complexés, installaient leurs héros en France (Ric Hochet, Guy Lefranc…), en Angleterre (Blake & Mortimer), à Rome (Alix), etc. ou gommaient la belgitude de leurs récits au fil des révisions (Tintin). Bravo, un Français, a pris à bras-le-corps un trio de héros belges (Spirou, Fantasio et Spip) et leur a ENFIN conféré un véritable ancrage belge, au coeur des années 30/40. La manière dont il leur offre des racines, un décor (Bruxelles et les dérives flamingantes, rexistes), une explication aux connexions (l’habit de groom de Spirou, la présence d’un écureuil, le rôle du Moustique, la rencontre avec Fantasio, l’absence de femme dans la vie du globe-trotter tout de rouge vêtu…) enchante.
Le fond.
Miracle ! Les deux albums publiés conjuguent le plaisir candide/nostalgique de retrouver des héros d’enfance approfondis et expliqués, un ton d’époque (truculence/naïveté, dessin hommage aux Hergé et autres Franquin, découpage à cases multiples sur quatre bandes), bref un plaisir de madeleine, ET une modernité décapante (du dessin, alerte et vif – qui ne copie/colle pas un style mais s’en imprègne pour le réinventer, – à la narration et aux décors).
Dès les premiers pas dans l’opus de 2008, on est plongé dans cet univers ultra-catholique et petit-bourgeois qui a fait la réputation des publications Dupuis (Valhardi !) ou Lombard/Casterman mais pour soulever illico un bout de voile, percevoir en filigrane hypocrisie, condescendance… et pédophilie (audace : les prêtres qui entourent les orphelins – dont notre Spirou – laissent filtrer d’inquiétants sous-entendus).
La suite est à l’avenant. Dénonçant les tares du temps, renvoyant les idéologies dos à dos, et leurs incohérences, leurs mensonges pour mettre en avant la nécessité d’un engagement individuel, humaniste. Spirou n’a jamais été aussi attachant. Armé de tout ce qui a fait sa gloire, il quitte ici les deux dimensions du mirage pour se confronter au monde réel, parcourir un Bildungsroman, où il croise des enfants de rexistes ou de communistes, etc., tente de les faire réfléchir tout en multipliant les erreurs (sa candeur renvoie à l’enfance pure, qui va s’effacer lentement dans l’adolescent ou le pré-adulte en formation).
Des détails qui apportent un supplément d’âme.
Les personnages secondaires sont esquissés de manière exquise. Avec une ouverture vers la marginalité. Coups de cœur : le maître d’hôtel du Moustique, homosexuel profondément bienveillant et courageux ; le couple de clients du Moustique dame de la Haute/sportif fruste au grand cœur ; Kassandra, la jeune Juive, dont Spirou tombe éperdument amoureux, déchirée entre des origines et des enjeux divers (juive, allemande et polonaise, communiste) ; Anselme, le fermier rencontré en cours d’exode, un philosophe qui interroge le monde et ses préjugés, balaie les idées toutes faites et s’engage, explicite aussi, des allures de Mentor pour Télémaque/Spirou.
Des cases s’échappent d’une mise au service de la narration pour tendre vers l’illustration/cliché qui impressionne durablement la rétine, résumant des scènes, des périodes (les chariots de l’exode, Bruxelles ou la Pologne bombardées…). Des cases et des idées, aussi, des réflexions sur la guerre et ses acteurs. Autant de récifs/pépites fracassant la ligne d’horizon d’un récit qui happe et captive, naviguant au premier degré entre humour et émotion.
Contrepoint et mise en abyme.
Fantasio, l’éternel comparse du groom le plus spitant/spipant du monde, en prend incroyablement pour son grade, s’érigeant en porte-drapeau de tous les aveuglements, de tous les égoïsmes… Jusqu’à engendrer la plus belle case du deuxième album : Spirou, à la gare du Nord, apostrophant, incrédule, son ami journaliste (du Soir volé !) prenant un train (dans tous les sens du terme) qui…
Un mauvais départ !
Une interrogation.
La réussite est si accomplie, le plaisir de lecteur si complet qu’in fine perle soudain un doute. Et si… ? Et si Bravo s’était hissé à la hauteur de Franquin, avec d’autres armes certes mais à sa hauteur… ?
Pour mieux saisir la portée de mon audace, je vous renvoie au feuilleton en trois épisodes écrit en compagnie de mon ami Arnaud de la Croix, historien et philosophe, éditeur et auteur, consacré aux… Spirou de Franquin :
(2)
Rossano Rosi.
Nausicaa Dewez, la rédactrice en chef du Carnet m’a permis de réaliser un dossier sur un grand auteur belge, un des deux points d’acmé de mon engagement pour notre édition belge (avec mon numéro spécial sur l’œuvre romanesque de Jacques De Decker*). Il est paru dans la revue version papier (numéro 202, pages 30-35) :
https://www.calameo.com/read/005523061b22747afbd7b
Pour l’intégration dans la pagination du numéro, il a fallu amenuiser l’article de départ, un peu trop consistant. Que de l’anodin quant à mes notes, mais je regrette l’une ou l’autre citation. Les Belles Phrases me permettent de compléter l’article. D’y apposer, somme toute des bonus.
Pour Le jeune Soir, souhaitant illustrer la digestion d’un patrimoine littéraire (hommages à Camus ou Proust), j’avais élu ce fragment :
« Tout à coup, il tressaillit.
Il venait de se revoir, en ce jour lointain de l’automne de 1979, où il avait retrouvé Martin au Guermantes. Sans savoir pourquoi, il repensa au disque que son ami avait reçu ce soir-là de ce type, Ödon, qu’il n’avait plus croisé depuis lors que quelquefois sans pour autant échanger le moindre mot (à peine un regard, vite détourné, comme si les portes de cette époque de la vie s’étaient définitivement refermées et que la rencontre de certains visages eût perdu toute signification). »
Pour Stabat Mater, j’avais évoqué le décalage du héros, Vasco, reçu par les parents de sa petite amie mais obnubilé par le passage d’un train, parce que déphasé, déplacé :
« Un de ces salons bourgeois comme n’oseraient plus en aménager les bourgeois eux-mêmes : pendules sur les cheminées, lourds rideaux drapés, embrasses à gros glands poussiéreux, des dorures un peu partout, des trumeaux, des moulures et tout le tralala. (…) La vue, par-delà le jardin et ses multiples recoins, chargés de glycines, de lilas ou de chèvrefeuille, la vue, profitant de la forte déclivité du terrain, la vue donnait sur le parc (…). »
J’avais également mis en exergue les glissades ampoulées vers le pastiche (pour correspondre à la fatuité des personnages, leur manque de tranchant) :
« Nonobstant leur train de vie luxueux – qu’eux-mêmes n’avaient de cesse de minimiser par une sorte de pudeur automatique, à moins qu’il ne se fût agi au fond d’un stratagème tribal, en quelque sorte superstitieux pour détourner de leurs têtes bienheureuses (bienheureuses sur un plan strictement pécuniaire) la foudre du malheur, du seul malheur irrémédiable / la ruine en bonne et due forme, malheur bien plus sérieux en somme que celui de voir un Vasco Neri (ce pauvre Vasco !) s’adjuger, malgré qu’ils en eussent, la main replète de Grisélidis -, ni Robert ni Brigitte n’eussent pu en faire, n’eussent pu en dire autant. »
Côté poésies, j’avais retranscrit l’intégralité d’un texte (dont la première ligne donne son titre à l’ouvrage) :
« Bubulus bubb
Ci-bat mon cœur – un petit sac de cendres
issu du livre écrit par le Hibou
dans son vieux belge épicé dont le pouls
a battu par Lys, Escaut, Meuse ou Dendre.
C’est un roman de traits et de méandres,
où les bourreaux égorgettent les cous
de tous coquins sans honte ni tabou ;
c’est un roman bon pour vous faire pendre.
Ça pue le sang, la police, le fer ;
Y brûlent polissons qui, gais et fiers,
boutent les mots du monde hors de leurs lignes.
Langue de police ou de polissons ?
— sage hibou choisira sens et sons,
dont il sait qu’aucune ne compte pour guignes. »
Quand on aime, on ne compte pas ! Donc, poursuivons les bonus avec une première version de l’introduction du dossier, plus lyrique, où je rendais hommage à celui qui m’a fait découvrir Rossano Rosi :
« Je réalise non pas un rêve mais un défi : évoquer un confrère extrêmement talentueux, apporter mon obole à un faire-savoir qui quitte le contingent pour rallier la sphère du nécessaire.
Oyez, oyez, je joue cartes sur table. Dans le microcosme belge francophone, je nourris deux** admirations du côté des romanciers, Patrick Delperdange, en mode classique décapé, un romancier écrivant remarquablement, et Rossano Rosi, en mode décapant à classifier, un écrivain confectionnant de superbes romans.
Rossano Rosi.
(…)
Je l’ai découvert en 2005, avec son troisième roman, De gré de force, grâce à Thierry Leroy, alors Secrétaire général d’Indications (une revue qui a vécu plus de soixante ans avant de se métamorphoser en Karoo), qui m’a confié plusieurs de ses coups de cœur. Après deux premiers romans aux Eperonniers (pas loin d’être alors la meilleure maison littéraire de notre paysage, sous Lysiane D’Haeyere), en 1994 et 1998, un premier recueil de poésies aussi, qui avait obtenu le prix Marcel-Thiry en 2001, Rossano avait trouvé le refuge idéal aux Impressions Nouvelles (Bruxelles) de Benoît Peeters, qu’il n’allait plus quitter. »
Un dernier bonus ? Une micro-interview de l’auteur :
Edi-Phil : Deux romans (De gré de force et Le jeune Soir) comportent un même nombre de pages !
Rossano Rosi : Accidentel, je ne fais pas attention à cela. Seule crainte : que ce soit trop bref, j’aime une certaine ampleur. Avec Hanska, je trouvais que c’était enfin bien sur ce plan-là.
Edi-Phil : En lisant tes romans, j’ai parfois eu l’impression de découvrir des variations libres sur un même thème (ou plutôt un conglomérat de thèmes), comme si tu nous concoctais des plats différents à partir des mêmes ingrédients. Ces invariants sont-ils un choix conscient, un jeu intellectuel ? Je songe à l’ami américain, à la fiancée, aux parents immigrés italiens, au père et à l’incommunicabilité, au héros en manque d’ancrage, etc. Des variations à l’infini sur des repères de ta propre vie ? Comme une relecture, une interrogation…
Rossano Rosi : Oui, il y a des invariants (nommons-les ainsi), comme il y en a – toutes proportions gardées – chez Ph. Roth ou Th. Bernhard ou S. Beckett. Ce n’est pas un choix, c’est ma façon d’écrire. Je n’arrive pas à faire autrement, du moins jusqu’à présent. Autrement, c’est-à-dire : jongler avec des « repères » qui ne m’appartiennent pas, m’approprier du « romanesque », quoi ! Quand j’écris, j’ai tendance à me retrouver entre des balises semblables, même si (je crois) les choses évoluent, se modifient lentement de livre en livre.
(3)
Christian LIBENS, La Forêt d’Apollinaire, roman, Weyrich, Neufchâteau, 2013, 182 pages.
2013 ! Oui, sortons de l’actualité qui ne doit jamais être une oppression. Il faut conjuguer les trois temps (passé, présent, futur) pour vivre une vie heureuse.
Ce livre, j’y songeais depuis des années. Une rumeur avait évoqué un bijou dû à la plume d’un homme polyvalent, qui s’est multiplié au service du livre et des auteurs depuis des décennies. Membre d’une administration soutenant le microcosme littéraire mais aussi critique, animateur, membre de jurys, directeur de collection, etc.
Un bijou ? Libens a une vie d’auteur bien remplie mais ce roman occupe une place particulière. Paru chez Quorum en 1998, ressorti trois fois par Memor (1999, 2002 et 2006) avant l’édition définitive de Weyrich, traduit en roumain, en serbe, en bulgare…
Le pitch ?
Pierre, un vieil homme, vient d’intégrer un hospice et sent la mort rôder, resserrer son étreinte. Il décide de résister par l’écriture et nous plonge dans une page dorée de sa jeunesse :
« J’ai bien connu Guillaume Apollinaire, à Stavelot, durant l’été 1899.
Voilà, mon histoire est terminée. Tout est dit. Ou, du moins, l’essentiel est dit, même si les mots travestissent déjà la réalité. Qui peut affirmer avoir bien connu Guillaume. D’ailleurs, ce n’est même pas Guillaume Apollinaire que j’ai connu, mais plutôt Wilhelm, Wilhelm de Kostrowitzky. »
Un ultime baroud d’honneur ? Pierre écrit, donc. Sur une tranche de vie qui le ramène à ses quasi vingt ans, il y a sept décennies. Quand, revenant dans son Stavelot natal auréolé de son nouveau statut (instituteur) et rêvant surtout de la jeune Maria Dubois, il croise la route de deux jeunes frères russes, Wilhelm et Albert, dix-neuf et dix-sept ans, des aristocrates désargentés qui passent leur été dans la région et vont devenir des amis de balades, de découvertes.
Pour le détail ?
On n’est pas dans un thriller, un roman policier… Ce que va restituer la mémoire, ce ne sont pas des péripéties palpitantes mais des séquences sensitives d’un passé piédestalisé, une rêverie éveillée. Une relecture du passé. Il y a ce que sa vie est advenue et ce qu’elle semblait alors devoir advenir. Distorsion ? Regrets ?
La relecture a des allures de mise en abyme. Le Pierre de septante ans recrée celui de vingt ans au moment où, basculant de l’adolescence à l’âge adulte, des études au métier, de la grande ville à la petite, il tente déjà le rebours nostalgique :
« Sur la table, juste devant mon bol, un cramique à la croûte intacte ; sur le coin de la cuisinière, un poêlon fumant. Je hume l’odeur du cacao mélangé au lait, le nez à dix centimètres du liquide. Une fine peau s’est formée à la surface. La peau du lait au chocolat, c’est le meilleur ! »
Une relecture plus sensorielle qu’analytique :
« Ses bras nus, surtout, m’hypnotisent. Le poids du plateau tend le muscle et cette chair est si ferme, cette peau est si tendre que je salive. (…) Maria. Les bras de Maria. Le corsage de Maria. Je caresse mon verre. Quand pourrai-je voir ses seins ? Les toucher, les téter… »
Ce n’est pas un roman historique non plus, l’auteur décolle de quelques points d’ancrage (personnages et faits réels) pour tisser une fiction (incluant son narrateur) arcboutée à trois élans : la restitution d’un été magique (la jeunesse, ses possibles et ses émotions, ses attentes) ; la passion pour une région (les Hautes Fagnes, ses paysages et ses traditions) ; le décryptage, en filigrane, d’un ravissement se répercutant à travers l’œuvre poétique d’Apollinaire.
L’écriture ?
Elle est avant tout celle du narrateur, elle se fait donc simple et vivace, spontanée et naturelle :
« Descendre à la petite gare de Roanne pour remonter vers Stavelot à travers les bois de Lancre m’aura permis de retrouver mes arbres pendant deux heures de marche.
Les arbres de mon enfance.
Il y a quelques minutes, du haut de Renardmont, j’ai aperçu les toits bleus de Stavelot, dans le dernier soleil de l’après-midi. J’ai ralenti le pas. »
L’auteur surgit au coin du bois pour nous offrir des passages plus délicats :
« Verte, blanche, jaune ou brune, la Fagne monte des sapins noirs de l’Hertogenwald puis redescend en charmilles sculptées par le vent. Ouverte à nos pieds, la lande nous confie ses caprices de belle adolescente, ses humeurs de fille farouche, ses flamboiements de femme. Ce réservoir pour rêves d’infini et d’âge d’or, cette éponge de vinaigre sous des croix fondues par la brume, ce morceau de Nord aux marches du Midi fascine Wilhelm.
– Quelle désolation, c’est fabuleux ! Une beauté pure… Tu sais, Pierre, je n’ai jamais été autant impressionné par un paysage ! »
Contrepoint.
Le récit déroule sa trame fluide et ses touches impressionnistes durant la majorité des pages, des allures de méandres au pied d’une verte colline, de coteaux boisés quand… la modernité, soudain, nous rattrape (en douceur). Le narrateur change de registre et donne davantage de place à l’auteur : ils interrogent le livre en train de s’écrire, insinuent un filigrane de non-dit, de mystères, les sources qui ont soutenu le projet littéraire ou les références dont il a fallu s’abstraire. Pierre avoue ses silences, un manque de courage. D’autres dimensions effleurent. Plus douloureuses ?
Au sortir de la lecture, on se plaît à replonger soi-même vers quelques scènes évanouies, on perçoit avec une acuité nouvelle, un instinct animal nous habite. Le caramel du Mars le long d’un doigt, l’interpellation d’une fillette aux yeux trop verts, une note de Fool on the Hill, le cuir d’un ballon…
(4)
Anne-Michèle HAMESSE, Le neuvième orgasme est toujours le meilleur, recueil de nouvelles, Le Cactus Inébranlable, Amougies, 2019, 149 pages.
Il est délicat d’évoquer une personnalité institutionnelle (AMH est la conviviale présidente de l’AEB, l’Association des Auteurs Belges francophones) et je m’étais abstenu de rubriquer l’ouvrage dans Les Belles Phrases, laissant un collègue extérieur au microcosme, le Français Denis Billamboz et la Française Nathalie Delhaye s’en charger. Mais l’Histoire repasse parfois les plats (surtout les plus épicés ?), le recueil m’a été reproposé par Le Carnet et les Instants, je n’ai plus résisté, j’ai lu, rédigé et attribué un coup de cœur :
(5)
Véronique BERGEN, Kaspar Hauser. (2)
Voix de la comtesse de H.
Suite de notre feuilleton sur un roman d’une densité si poétique qu’il se substitue pour quelques mois à notre rubrique poésie. Nous l’avions entamé dans notre numéro de mars, nous focalisant sur la voix du principal protagoniste, la victime, Kaspar Hauser :
Pour rappel, passé quelques repères, il n’est pas question d’analyser mais d’offrir des fragments qui précipitent à l’intérieur d’une écriture majuscule.
La comtesse de H ! Le Mal incarné. Une variation libre sur le thème des Liaisons dangereuses ? Une cousine de la marquise de Merteuil ? Exhumée et interprétée à partir d’une réalité historique.
Si la voix de Kaspar reçoit trois chapitres pour s’exprimer, sa tortionnaire (elle l’a fait enlever enfant et séquestrer ensuite des années) en accapare quatre. Pour imposer une personnalité d’un noir d’encre, bien différente, somme toute, de la référence Merteuil : leurs actes les rapprochent ou les confondent, mais leurs soubassements sont contrastés. Notre comtesse n’est pas revenue de tout mais comme ontologiquement dévolue au Mal :
« J’ai toujours su que le ciel n’était peuplé que des êtres projetés par notre esprit. Alors qu’il n’avait que la consistance de nos chimères, le Très-Haut avait réussi au fil d’un étonnant tour de passe-passe à devenir le Créateur des hommes qui l’avaient inventé. Cette aptitude à l’auto-illusion, cet effroyable renversement de pouvoir m’apprirent que les hommes sont enclins à se démettre de leur autorité afin de se soumettre au maître qu’ils ont intronisé. (…) je les voyais pauvres pantins affolés par la charge de leur existence, cherchant désespérément des balises, des mots d’ordre, ne détestant rien tant que s’engager (…) ils aboyaient pour qu’advînt un maître, ils se tordaient dans leur misère pour qu’une main de fer vînt les saisir au collet. Tremblant devant les multiples possibles qui se présentaient à eux, ils désiraient qu’on traçât à leur place une seule voie, droite et sévère. »
Mépris de Dieu, des hommes… Mais, au-delà du récit, dénonciation aussi, désabusée, des lacunes humaines qui mènent aux despotismes et aux abus de pouvoir de toute nature ? On songe à l’actualité politique, aux dérives populistes, autocratiques (Poutine, Erdogan, Trump, Bolsonaro…). Avec cette effarante/terrifiante interrogation en filigrane : une majorité d’humains ne préfèrent-ils pas hypothéquer les idéaux de liberté, égalité, fraternité sur l’autel d’une douce médiocrité, d’un confort de rails ? Remember Eichmann, Arendt et la banalité du mal, l’expérience de Milgram…
Mépris ? Il semble ici postérieur à un autre sentiment, très curieusement, la haine, qui jaillirait ex nihilo dès les premiers vagissements de la comtesse. Comme si l’observation de ses proies était un deuxième temps, une conséquence, et le mépris un troisième, une conséquence de la conséquence :
« (…) la haine, la haine en son bouillonnement de lave, la haine en tous ses états, la haine aux portes du crime, la haine le doigt sur la détente, la haine à poings fermés, dans le sommeil et la veille, la haine à ciel ouvert, de A à Z, en caractères gothiques rutilants, reconduite d’instant en instant, la haine comme unique raz-de-marée (…) la haine comme astre qui sème l’empire des ténèbres, la haine comme pulsation de l’horloge qui fait de moi le temps du grand nettoyage.
On songe à Merteuil ou au marquis de Sade pour les exactions de notre comtesse, qui s’étendent à ses relations sexuelles (elle se joue de ses amants/marionnettes et leur préfère une version miniature d’elle-même, fausse rivale mais passion… indéchiffrable). Mais, là aussi, nuance de poids : madame de H. ne cultive pas le sado-masochisme mais le pur sadisme :
« N’éprouvant de sombres délices à me projeter dans tous les rôles à la fois, je ne suis que le sabre qui s’abat, la morsure qui empoisonne, non le cou qui les reçoit. Je ne suis pas le feu qui se lèche lui-même. »
Ce qui est sûr, aussi, c’est son abandon au péché d’ubris, elle se considère bien supérieure aux membres de son panthéon, Gilles de Rais ou Bathory, Caligula ou Néron :
« La ligne du mal est la seule à tenir tête à la ligne du temps. (…) Une guerre n’est pas une parenthèse entre deux phrases. Elle est la phrase qui enterre toutes les autres. (…) elle est l’alpha et l’oméga de ce qui advient. (…) J’ai le goût des plans inflexibles qui, pourtant, ne lésinent pas sur les risques. J’ai toujours apprécié le surcroît d’amour-propre que me procurent des affaires complexes, malaisées qui m’obligent à me surpasser. »
Ou encore :
« Je ne suis que ce que je fais. (…) Je suis la décision qui ne se met jamais en veilleuse, je suis l’autorité en acte (…). »
S’étant érigée en une figure surhumaine, la comtesse surprend dès lors en se retranchant soudain derrière des intérêts supérieurs lorsqu’il est question de ses interventions (et crimes) politiques. Elle viserait le bien de son Etat, le Bade, à long terme, en éliminant de mauvais gouvernants. Et semblerait soudain sensible à une réhabilitation à venir (dans des siècles). Indice de son humanité niée et d’une construction dont elle n’est pas dupe jusqu’au bout ?
* Voir :
** Trois depuis, Jacques De Decker étant mon très gros coup de cœur 2018-2019.