
Les Lectures d’Edi-Phil
Numéro 15 (août 2019)
Coup de projo sur le monde des Lettres belges francophones
sans tabou ni totem, bienveillant mais piquant…
A l’affiche :
Un essai (Luc Dellisse), une BD (la reprise de Blake et Mortimer par Schuiten/Durieux/Gunzig/Van Dormael), deux romans policiers (Francis Groff, Christian O. Libens), et une note poétique (Salvatore Gucciardo) ; les maisons d’édition Les Impressions Nouvelles, Blake et Mortimer, Weyrich/Corbeau Noir.
(1)
Coup de cœur !
Luc DELLISSE, Libre comme Robinson, essai, Les Impressions Nouvelles, Bruxelles, 2019, 203 pages.
Le sous-titre annonce le programme : Petit traité de vie privée. Un programme audacieux. Tudieu ! Un auteur belge (enfin, il a pris la nationalité française en 99 mais est né chez nous, y vit, quoiqu’à éclipses, depuis des décennies) esquisse un portrait du monde qui nous environne et nous engloutit, les manières de s’y émanciper, d’y trouver son salut existentiel ! Bref, Luc Dellisse ose se confronter aux D’où viens-je ?, Où en suis-je ?, Où vais-je ? au moment où il est (idiotement) de bon ton de conspuer les élites (NDLA : entendons-nous sur ce terme et ne confondons pas Mandela et Trump, BHL et Nietzsche !) et donc l’interrogation, la remise en question, la possibilité… d’une île et d’un sortir des rails.
Osé, osé, osé !
Qui plus est, Dellisse, pour se montrer concret, s’offre en pâture et se raconte (avec pudeur et discrétion mais…), par un de ces faux paradoxes dont les penseurs ont le secret, vu qu’il insiste plusieurs fois sur la nécessité (ontologique) du jardin secret et des secrets pour tout créateur.

Luc Dellisse. Un auteur. Polymorphe. Que j’ai connu, par ombre interposée, aux débuts de ma carrière, du temps où nous écrivions tous deux des scénarios de BD. Que j’ai lu, bien plus tard, comme romancier. Qui s’est ouvert tant d’autres sillons. La poésie, les essais. Un érudit aussi, un intellectuel, en son sens positif et majeur, qui a eu l’occasion d’enseigner à la Sorbonne ou à l’ULB, excusez du peu !
Nul doute qu’on va lui tomber dessus… si le livre est diffusé comme il le mérite, soit largement. On appréhende la critique. Ceux qui estimeront le livre trop déstabilisant ou trop bien écrit, trop nuancé pour être compris/digéré sans retour sur la phrase. Ceux qui, a contrario, s’attaqueront au CV de l’écrivain, qui n’est ni sociologue ni scientifique ni bouddhiste ni… Ceux qui ne supporteront pas ses grands écarts entre des considérations sur l’avenir de l’humanité et la meilleure manière de gérer un mariage, un aménagement, un petit déjeuner…
Grincheux, passez votre chemin ! Et je le dis fermement. Non que je cautionne tout ce qu’assène l’auteur. Mais. Tout ce qu’il dit, il le dit avec talent. Tout ce qu’il dit, il le dit pour l’avoir éprouvé dans sa chair. Tout ce qu’il dit interpelle, c’est-à-dire émeut, interroge, invite à l’approfondissement, au débat. Tout ce qu’il dit, il le dit pour partager un arsenal qui pourrait permettre de mieux encaisser la vie, ou de la construire. Des notions d’esthétique, d’éthique se faufilent.
A tel point que…
Je renonce à un article traditionnel et invite divers camarades du microcosme littéraire à me rejoindre pour un feuilleton sur le livre. Tiendrons-nous la distance ? Je ne sais. Mais ainsi ferons-nous un bout de route plus conséquent avec des pages qui tendent leurs voiles vers le Sens, qui est le sang qui vitalise nos vies.
Tout de même… Le temps que mes camarades fourbissent leurs armes, ouvrons le chantier du livre.
200 pages et… une septantaine de courts/très courts chapitres, ce qui en dit long, déjà, sur une volonté d’explorer grand large mais, tout autant, de ne pas sombrer dans le pensum, d’arcbouter un texte solide à une construction dynamique, qui conjugue efficacement temps de digestion et relance de l’intérêt. Et, déjà, une considération en surplomb de l’opus : quel que soit le genre d’un livre (et celui-ci peut épouser mille rythmes !), lire doit toujours rimer avec embarquer.
Au frontispice, une phrase de Voltaire :
« Je ne connais d’autre liberté que celle de ne dépendre de personne ; c’est celle où je suis parvenu après l’avoir cherchée toute ma vie. »
Mise en abyme du projet !
Qui doit être illico mise en rapport avec son décor. Le monde dans lequel nous évoluons. Qui est l’objet du premier chapitre : « Du nouveau sous le soleil ».
Avec la phrase de Voltaire et le premier chapitre, le contenu du livre entier est annoncé en ses deux pans : rappeler (et démontrer ?) que le monde qui nous accueille n’a jamais eu d’équivalent (car il arrive que l’Histoire « innove absolument » !) ; expliciter comment il est encore possible d’échapper au rouleau-compresseur du Système (qui lamine nos acquis sociaux, nous contrôle chaque jour davantage et comme jamais, etc.)… en transférant la résistance sur le plan de la vie privée.
Voir la présentation du livre sur le site de l’éditeur :
https://lesimpressionsnouvelles.com/catalogue/libre-comme-robinson/
Voir, aussi, le texte de Frédéric Saenen, dans Le Carnet, qui nous a donné envie d’aller y voir de plus près) :
https://le-carnet-et-les-instants.net/2019/06/13/dellisse-libre-comme-robinson/
Premier épisode du feuilleton Libre comme Robinson : à suivre (septembre) !
(2)
Déception !
François SCHUITEN/Jaco VAN DORMAEL/Thomas GUNZIG/Laurent DURIEUX, Le dernier Pharaon, BD, Editions Blake et Mortimer, Bruxelles, 2019, 91 pages.
Le dernier… Blake et Mortimer.
Une BD ? Un mythe ! Aux connotations très romanesques et littéraires (remember les pavés de textes redondants !). D’autant qu’un ami cher annonce un opus sortant du moule des suites poussives, un scénar élaboré par un cinéaste et un écrivain/romancier, un Schuiten au dessin (dont les productions habituelles, boostées par l’écrivain Benoît Peeters, louvoient vers la littérature).
Mais. Quelle erreur de casting ! L’essence de la série repose sur la capacité narrative (décoiffante pour son temps) du fameux Edgard-Pierre Jacobs. Comment oublier l’errance de La Marque jaune dans le décor londonien (la Tour de Londres, les quais de la Tamise…) ? Or Schuiten est un illustrateur/architecte bien davantage qu’un auteur de BD au sens traditionnel, il se montre maladroit avec la gestion des personnages, l’action, la narration. On remarquera que son complice des Cités obscures (série mythique qui a donné des lettres de noblesse à la BD, dont je possède deux sérigraphies) s’est abstenu. Or Benoît Peeters est extraordinairement polyvalent et aventurier (éditeur, scénariste, romancier, essayiste, biographe, etc.). Et c’est un homme très intelligent. A-t-il pressenti le danger ?
Au niveau de la première perception, celle des planches, on opposera de très belles illustrations (qui ont à voir avec les capacités de Schuiten à élaborer des espaces urbains, des bâtiments… en architecte/poète urbain) et de belles couleurs (Durieux) à une foultitude de cases rébarbatives et de personnages amidonnés sinon repoussants.

L’écriture ? Les scénaristes ont osé évacuer les légendaires pavés (comme le méchant légendaire Olrik !) et rompre ainsi avec le cahier de charges, le clin d’œil, on s’attendrait, dans la foulée, à un niveau de langue plus élevé, plus vivant, plus naturel, décapant même avec un Gunzig aux manettes. Et… que de dialogues d’une platitude létale !
« — Je vais faire le reste seul.
- Attendez ! Je viens avec vous. J’ai un mauvais pressentiment.
- Bon sang, Lisa. C’est beaucoup trop dangereux !
- Vous pouvez penser ce que vous voulez, c’est ma décision.
- J’imagine que je ne peux pas vous en empêcher. »
Quant à la narration… Elle tient de la fable. Mais. Elle me semble plus prétentieuse qu’ambitieuse. Peut-on un seul instant se passionner pour la mission de Mortimer, les interférences de Blake (peu militaire !), l’amourette qui surgit au hasard des planches finales ? Est-il possible de percevoir la profondeur des enjeux évoqués et la nécessité d’un rebours (se débarrasser du net et autres joyeusetés modernes) ?
In fine. Il me semble qu’une adaptation réussie, une succession nécessitent de conjuguer la capacité à sauvegarder l’âme/essence de l’œuvre tout en la modernisant, la transposant, la personnalisant. Une fidélité à l’esprit et non à la lettre. Or je crois que les auteurs réunis sont passés à côté dudit esprit et ont utilisé les ingrédients mis à leur disposition avec un peu trop de recul, de distance.
Reste qu’ils ont osé aller à contre-courant et sortir du copié/collé. Qui sait si une lointaine relecture ne me permettra pas d’y voir plus clair…
(3)
Un projet éditorial enthousiasmant !
Noir Corbeau.
Excellent titre, au demeurant.
Les éditions Weyrich ont eu la superbe idée de lancer une collection policière belge, avec une mise en valeur des sites, des produits locaux, etc. Enfin, un élan culturel tendant à revendiquer une identité… dans le meilleur sens du terme (qui n’exclut nullement l’autre, l’étranger, le monde).
Weyrich a même mis les petits plats dans les grands en ouvrant son projet par l’édition d’un hors-série dynamique, portraiturant l’aventure du genre en nos terres :
https://le-carnet-et-les-instants.net/2019/06/23/libens-une-petite-histoire-du-roman-policier-belge/

Un peu côté Cahiers du Cinéma ! On théorise puis on passe à l’action. Un opus de Christian Libens qui, en grand simenonien, a sans doute beaucoup à voir avec la mise en place de la collection. A vérifier ?
Mais Libens, justement, il s’y colle ! Nous revient comme Christian O. Libens dans l’un des trois premiers romans (les deux autres sont dus aux plumes/claviers de Francis Groff et de Ziska Larouge).
Je n’ai pas encore lu le Ziska (autrice dont j’ai précédemment loué l’enthousiasme narratif communicatif) mais j’ai livré récemment une recension du Groff :
https://le-carnet-et-les-instants.net/2019/07/13/groff-morts-sur-la-sambre/
Quant au Libens…
(4)
Christian LIBENS, Les Seins des Saintes, Weyrich/Noir Corbeau, Neufchâteau, 2019, 162 pages.
Le roman se lit très facilement, il est vivant, les dialogues sont naturels, la langue fluide et adroitement canalisée, on découvre Liège, ses sites et son patrimoine, ses bonnes adresses. Les chapitres sont courts (d’une à quatre pages maximum), il y a un petit côté choral avec la mise en mouvement, en existence d’une foule de personnages attachants, pittoresques. Ajoutons quelques clins d’œil à des amis, à l’œuvre (et à l’étude) simenonienne(s), à un enquêteur issu d’un autre livre de la collection.
Vous l’aurez compris : tout cela est très ludique, très second degré. Et mon bémol se situe dans le sillage de cette observation, même s’il s’agit d’un choix délibéré, assumé. Le roman policier traditionnel est évacué. Certes, au centre du récit, un tueur se série s’attaque aux… seins de prostituées ou de femmes, disons, émancipées (les saintes !). Mais Francis, le policier, ne mène aucune enquête sous nos yeux, les suspects ne défilent pas, on n’approfondit pas l’identité des victimes et la résolution de l’intrigue nous prendra quasi par surprise. Non, l’intérêt du livre est ailleurs. Dans l’écriture, dans la gouaille des personnages ou leurs personnalités, la recréation de l’ambiance d’une ville, mille à-côtés qui interpellent, amusent.
J’ai parfois songé à Daniel Pennac, Tardi et Léo Mallet, Nadine Monfils. Et jamais à Mary Higgins-Clarke ou Agatha Christie !
(5)
Une note de poésie
Happons quelques fragments publiés sur la plateforme de littérature contemporaine Plimay (www.plimay.com) et concluons cette mini-revue avec Salvatore Gucciardo :
« (…)
Pourrais-je
Atteindre
Le dôme du ciel
Avant que la neige
S’éternise
Sur les veines du marbre ?
(…) »
(Veines marbrées).
« (…)
Ton visage d’odalisque
Aux lèvres pourprées
La verticalité ondulante
De ton nez aquilin
La saillie arquée
De tes yeux
(…) »
(L’onde vagabonde).