Très beau spectacle hier de la Compagnie De Facto au théâtre Varia.
Le roman d’Antoine Doinel imaginé et monté par Antoine Laubin et Thomas Depryck est une adaptation pour la scène de la « saga » Antoine Doinel réalisée par François Truffaut entre 1959 et 1978. Il se joue au Varia du 24 septembre au 12 octobre.
La pièce raconte les aventures d’Antoine Doinel, à cinq âges de la vie. Elle défie toutes les règles communes du théâtre : spectacle fleuve de près de quatre heures, il ne lasse jamais ; nous quittons à regret cet univers pour lequel nous avons fini par nous évader du nôtre. Véritable kaléidoscope narratif mêlant les époques, multipliant les flashbacks (périlleux au théâtre), il ne perd jamais le spectateur en cours de route.
Ce tour de force est rendu possible par une mise en scène époustouflante et le jeu remarquable des acteurs.
Lorsque nous pénétrons dans la grande salle du Varia, une surprise nous attend. Il n’y a pas de scène mais un entrelacs de passerelles à un mètre du sol. J’ai pensé à Venise sous les eaux. Les spectateurs prennent place dans les vides du dispositif : les sièges sont pivotants, ce qui permet de suivre les allées et venues des acteurs. Trop souvent des mises en scène complexes (plus encore à l’opéra qu’au théâtre) satisfont davantage l’ego du metteur en scène qu’ils ne servent le propos de la pièce. C’est tout l’inverse ici. Ces passerelles qui ne mènent nulle part tracent le chemin d’une course éperdue et figurent les bifurcations et échappées incessantes d’un Antoine Doinel perpétuellement en fuite : fugue, petits boulots, instabilité sentimentale chronique, velléités diverses se succèdent.
Après l’entracte, nous retrouvons la scène habituelle et ses gradins de face : Antoine Doinel s’est tout provisoirement posé : il a un métier, s’est marié et devient père. Tout cela ne va pas durer.
Le jeu des acteurs est en harmonie avec la totale réussite de la mise en scène. Adrien Drumel est un formidable Antoine Doinel. Il le joue à tous les âges y compris celui de l’enfance ; il y a là un peu de la magie de la remémoration où celui qui se souvient ressuscite celui qui fut dans les habits de celui qui est. Grâce son jeu sensible il rend toutes les facettes de son personnage comme les éclats d’un miroir réfléchissent leur part de lumière : drôle, touchant, exaspérant, poignant par ce désespoir qui passe fugacement dans son regard. Qualité rare au théâtre et que rend possible une mise en scène de proximité : nous ne perdons rien des regards.
Aux côtés d’Adrien Drumel tous les comédiens – Valérie Bauchau, Caroline Berliner, Coraline Clément, Philippe Jeusette, Sarah Lefèvre, Jérôme Nayer, Renaud Van Camp, Adeline Vesse sont parfaits, avec une mention spéciale pour Philippe Jeusette et Valérie Bauchau (souvent très drôle) qui jouent les pères et mère de Doinel puis incarnent différents couples mariés, Doinel tombant amoureux plus encore des parents de l’élue du moment que de cette dernière.
Reste le propos de la pièce, finement interpellant comme celui des films de Truffaut.
Doinel est un marginal à la fois tranquille et agité ; incapable de se fondre dans le moule social, il ne se révolte jamais : il court, bifurque, dribble, fuit toujours. Il n’y a pas d’humanité sans société et pas de société sans entrave : qu’il s’agisse de l’école, du travail, du couple, de nos loisirs, le fait social est massif et incontournable. Certains se meuvent avec aisance entre les barbelés de l’existence sans même les apercevoir, d’autres s’y déchirent sans cesse. C’est le cas de Doinel. La révolte est vaine mais pas la vie puisqu’elle permet même d’écrire un roman : le Roman d’Antoine Doinel.
Philippe REMY-WILKIN (photo : Pablo Garrigos Cucarella)
Les lectures d’Edi-Phil
Numéro 19
L’état des lieux du livre en Fédération Wallonie/Bruxelles.
Reportage sur une soirée/débat.
Le mercredi 18 septembre 2019, la SABAM (Société des Auteurs Belges) organisait en ses bâtiments de la rue d’Arlon une soirée/débat :
« Quelle est aujourd’hui la véritable situation de l’édition en FWB ? Quels sont les acteurs du livre aujourd’hui ? ».
Cette initiative répondait à un coup de sang d’un éditeur belge, Christian Lutz, l’homme qui a fondé et porté Le Cri (qui a révélé, entre autres, Arnaud de la Croix, Patrick Delperdange, Nadine Monfils, Xavier Deutsch, Alain Berenboom) durant des décennies, qui dirige aujourd’hui Samsa. Celui-ci, il y a quelques mois en effet, s’était fendu d’une lettre ouverte* à la ministre de la culture, s’inquiétant de l’avenir de la littérature belge francophone et, par-delà la mort du livre, d’une extinction (programmée ?) de la pensée, du débat démocratique.
A 19h, la salle est comble. Un premier succès. Sur scène, Eric Russon tient le micro et le tend à un parterre représentant les composantes du microcosme : Christian Lutz (éditeur), Jacques De Decker (Secrétaire perpétuel de l’Académie de langue et de littérature françaises, auteur, critique), Jean-Jacques Deleeuw (BX1 et les médias), Eva Kavian et Salvatore Minni (écrivains), Philippe Goffe (représentant des libraires indépendants) et Benoit Dubois (représentant de l’ADEB).
A 21h, quand on clôture le débat, des mains se tendent encore. La soirée a été indubitablement intéressante, on a dépassé le temps imparti aux interventions, le sujet a paru des plus sensibles, motivant, touchant sinon bouleversant l’assemblée. Divers sillons ont été ouverts. A défaut d’un compte-rendu exhaustif, nous allons tenter de resituer diverses questions évoquées, offrir un écho des échanges.
La situation du livre littéraire, du roman en FWB, chiffres à l’appui mais controversés.
Il y aurait une chute vertigineuse du nombre d’éditeurs et de libraires entre 1980 et 2019. Cependant, on évoque encore 250 éditeurs actifs ce jour dont 10 grands groupes. Cependant, l’essentiel de cette édition concernerait des secteurs hors littérature (livres scolaires ou juridiques, BD, etc.).
Christian Lutz évoque une coupure brutale dans les subventions pour la réédition patrimoniale (on lui doit des Jean Ray, Jean Muno, etc.). Il rappelle qu’en 1981 Le Cri possédait 360 points de vente mais qu’il en reste… 64 !
Selon l’Observatoire des Pratiques Culturelles, il y aurait une chute de 50 % de la lecture, beaucoup d’adultes ne liraient pas, beaucoup de ménages (et parfois des classes, dira Christian Lutz, des garderies) ne posséderaient pas de bibliothèque, la capacité de lecture des enfants chuterait.
Les problèmes propres à notre époque.
La diminution de la lecture est logique, selon J.-J. Deleeuw, vu l’irruption de nouveaux divertissements, principalement visuels : séries TL, jeux sur consoles, etc. Jacques De Decker assimile la lecture au temps lent et à l’intime, or the times they’re changing et l’ère actuelle est à la dissipation (zapping) et au public (réseaux sociaux).
Il y a un changement de modèle économique. Seuls les libraires les plus pros ont survécu. La concurrence des grandes surfaces, d’Amazon est redoutable. Beaucoup de lecteurs, crise oblige, se tournent vers les poches, qui rapportent moins (à la chaîne éditeur/auteur/libraire, etc.).
La surproduction du livre. On publie trop, comme jamais, et peu de livres marchent, comme jamais (faux paradoxe), c’est le phénomène de la massification (UN titre – ritualisé, comme un Marc Lévy, un Astérix… – est acheté par quasi tout le monde au détriment de la diversité, de la découverte… et, la plupart du temps, de la qualité). Du coup, un livre normal a droit à une vie en librairie de deux mois (rotation terrifiante !) ; les libraires qui ont témoigné une ouverture pour la diversité/qualité sont surchargés de rendez-vous avec des représentants surchargés de livres (et doivent apprendre à endiguer !).
Commentaire personnel ?
La crise du livre n’a-t-elle pas beaucoup à voir aussi avec les citoyens lambda, la dérive narcissique et égocentrée ? Combien de personnes se croient désormais habilitées à écrire, à publier… qui lisent à peine parfois ? Or les mauvais livres noient les bons, le public ne s’y retrouve plus. D’autant que les médias, le plus souvent (et gloire aux exceptions !) choisissent d’évoquer des sujets ou des figures plutôt que de présenter un contenu exemplaire.
Les problèmes propres à la FWB.
Notre communauté francophone manque d’identité, c’est clair et net, regretté et regrettable ; notre identité est délavée par rapport à la française, à la flamande.
Les médias regardent trop Paris et s’alignent à la Panurge mais ils suivent les attentes d’un public pour lequel, sauf exceptions, « il n’est de bon bec (belge) que de Paris (reconnu par Paris) ». Ainsi, 70 % de ce qui se vend chez nous relève de l’édition française (quasi synonyme de parisienne). Eric Russon signale qu’être édité en Bretagne ou à Bruxelles ne change pas grand-chose. En effet, confirme Jacques De Decker, la centralisation parisienne est un phénomène francophone, qui n’a pas d’équivalent en Allemagne ou en Angleterre.
Il y a un désintérêt des pouvoirs publics, qui amenuisent les subsides destinés au culturel, à l’édition en particulier. Le public se décharge sur le privé. On vend notre patrimoine. Mais ce désinvestissement est assez général et touche la santé, la justice. Et amenuise la démocratie ?
Une information entendue en off : une politique a avoué préférer donner de l’argent aux théâtres, car ils font vivre un quartier, tandis que les écrivains belges pourront toujours aller se faire publier… en France.
Le sujet est grave ! Le cerveau est modifié (positivement) par la lecture. Ne plus lire entraîne de fâcheuses conséquences sur la conceptualisation, la structuration du réel, la capacité à développer un esprit critique, nuancé (hors binaire). Christian Lutz rappelle qu’elle permet en sus un rapport privilégié avec un parent.
Mon avis ?
La culture demeure le plus sûr garant d’une fondation identitaire solide. Et une identité solide permet la confrontation harmonieuse avec l’altérité. De tout temps, les « identités meurtrières » (pour reprendre le grand Amin Maalouf) sont celles qui basculent du côté obscur de la Force. Aime-toi et tu pourras aimer !
Une quête de réponses. Comment améliorer la situation ?
Selon Christian Lutz, « l’avenir du livre passe par l’éducation et l’installation de bibliothèques dans les classes ».
Jacques De Decker plaide pour un Fond Francophone du Livre. Du côté flamand, il existe un Observatoire de la Littérature flamande. Celui-ci examine la diffusion, la circulation des livres. Il repose sur des experts qui font carrière et non des politiques, une dotation de six millions d’euros, un contrat avec des objectifs à cinq ans, un regroupement.
Le Tax Shelter ? Les avis sont partagés car le produit livre est a priori moins rentable qu’un film, etc. (à par les livres de cuisine, les policiers…). A étudier !
Eva Kavian conseille d’intégrer un auteur belge au programme obligatoire de chaque année secondaire. D’autres (participants) insistent sur la nécessité pour tout citoyen/parent de jouer son rôle en lisant des récits à ses enfants, en contraignant ou en stimulant.
Faut-il aller davantage à la rencontre des nouveaux influenceurs ? Recréer des feuilletons en version numérique à la manière des journaux du XIXe siècle ? Imposer des lectrices dans les classes de maternelle ?
D’un autre côté, les éditeurs doivent être plus complets et notamment plus commerciaux : il est rare d’être un très bon sélecteur/éditeur et, en même temps, un gestionnaire financier, un commercial avisé. Des subsides pour les aider, leur fournir une aide logistique ?
Une expérience doit faire rêver/réfléchir et être reproduite. Une école (à Lille ?) a imposé 15 minutes de lecture par jour dans son bâtiment et la délinquance s’y est effondrée, passant à… 0 % !
Des points positifs.
« Le livre numérique ne remplacera jamais le livre papier, selon Philippe Goffe. » De fait, les chiffres du numérique ne décollent pas, de nombreux lecteurs juxtaposent les deux supports (papier en général mais numérique en voyage).
Jacques De Decker relève que le prix unique du livre a enfin été obtenu, et protège les librairies labellisées contre les grandes surfaces. Ou que produire un livre est moins couteux aujourd’hui qu’hier (donc un jeune éditeur peut survivre/vivre sa passion plus aisément).
Eva Kavian défend la Fédération Wallonie/Bruxelles et les pouvoirs publics incriminés, loue les bourses de résidence (dont elle a bénéficié), les invitations à parler de ses livres dans des écoles. Elle évoque aussi un instrument de qualité : la revue Le Carnet et Les Instants.
Commentaire personnel ?
Vrai ! Le Carnet donne à connaître notre microcosme comme aucun autre média et, qui plus est, fait œuvre aussi en utilisant des rédacteurs de talent, des auteurs. Mais il faut ajouter une deuxième plume au chapeau des pouvoirs publics : la création ou la sauvegarde d’une remarquable collection patrimoniale, Espace Nord.
Et puis…
Coup de tonnerre ! Ou : « L’eau trouve toujours son chemin » !
Jacques De Decker, qui a souvent des allures de conscience de notre microcosme (il cumule tous les talents, a travaillé à tous les étages – création, adaptation, traduction, mise en scène, critique, jurys divers, modération de mille et une soirées…), intervient soudain pour relever un phénomène à deux anses. Un constat très négatif étant suivi d’une observation très positive.
Il n’y a plus de place pour les critiques, les analystes, les véritables experts ès littérature (sauf exceptions) dans nos grands médias, où il est mille fois plus aisé de tendre un micro à un auteur qui prononcera lui-même 5 mots (ou plus) sur son livre que de lire soi-même, pouvoir situer via des compétences culturelles et intellectuelles.
DEUX. Un contre-pouvoir a émergé ! Sur des blogs, des revues en ligne ou plateformes, des réseaux. Je m’en doutais mais JDD l’officialise : il existe toujours de grands talents (parfois dignes des grandes plumes parisiennes, ose-t-il) dans la médiation culturelle mais ils se retrouvent (à part l’une ou l’autre exception) hors des grands médias.
Impressions personnelles ?
Je suis ému par la déclaration de Jacques de Decker, cet hommage formidable à tous ceux/celles qui osent encore travailler hors des modes et des diktats, parler avec authenticité mais surtout prendre le temps d’analyser en profondeur, de situer dans un contexte, de rédiger avec soin. Jeune, je découvrais les films via Luc Honorez ou Sélim Sasson, les livres via Jacques De Decker, dans Le Soir, à la RTB, dans Apostrophes ou Lire. Aujourd’hui, j’ouvre Le Carnet, Karoo ou Les Belles Phrases ! Notamment mais surtout !
Sonnez trompettes ! On n’est pas dans l’anecdotique, le contingent mais dans l’essentiel. On parle de l’émancipation des cerveaux, de l’animation des consciences et de l’esprit critique, de l’éveil et du réveil citoyens. Bref, on parle de ce qui peut entraver la marche en avant vers le totalitarisme. Faire barrage aux Trump et aux candidats tyrans, à la Pensée Unique, au culte du Binaire, à la recherche de boucs-émissaires, à la crainte de l’altérité, à la haine de l’Autre, du différent, de l’étrange, de l’étranger.
La conclusion de la Sabam ?
« La rencontre fut à ce point riche qu’elle a fait germer de nouvelles idées. D’autres événements (Sabam) autour de la question du livre se profilent à l’horizon. »
Suggestion personnelle ?
Une soirée autour des nouveaux prescripteurs du livre. Où il serait question des plateformes en ligne Les Belles Phrases ou Le Carnet et les Instants, de Karoo ; des Jean Jauniaux et autres Guy Stuckens aussi, qui animent notre vie culturelle en radio, prennent le temps de connaître et faire connaître.
Comme la qualité du silence se mesure à l’extrême ténuité de ce qui le révèle en le troublant, la beauté des poèmes de ce recueil doit beaucoup à leur simplicité et à l’évanescente fragilité de ce qu’ils parviennent à saisir.
Dans son jardin, espèce de chemin de ronde du temps qui passe, Martine Rouhart observe : un papillon se pose, quelques feuilles scintillent dans l’air mouillé, des formes se dessinent dans le brouillard du matin, la lueur passagère d’une mésange est tout juste entrevue …
Ici, chaque matin, le monde semble renaître dans l’innocence et la fraîcheur du premier jour. Une joie perle à l’extrémité de chaque vers que trouble à peine le sentiment du révolu, comme cette pointe de nostalgie dans la musique la plus sereine.
Martine Rouhart
À la lecture, chaque poème m’est apparu comme un battement de lumière, la saisie d’une sensation dans sa fugacité même, la conversion d’une goutte de temps en une image aquarellée.
Ce qui étonne dans chacun de ces vingt-et-un très courts poèmes c’est la grande humilité du lexique utilisé. Aucune préciosité, rien que des mots de tous les jours. Mais là est précisément la force de cette poésie : ces mots extraits de notre quotidien deviennent rares à force de justesse.
On voudrait tous les citer. Un de mes préférés est celui-ci :
Si les oiseaux crient
en plein ciel
c’est pour
que l’on ne perçoive pas
le vide
mais seulement
le silence
Un recueil à déguster en même temps que se lève le jour.
Le caresseur de singe est un métier d’origine montoise*.
C’est moins un métier qu’un état d’esprit, un acte de croyance de plus en plus répandu en les pouvoirs surhumains de l’animal (on connaît des libres penseurs caresseurs de singe). C’est la raison pour laquelle les centres de formation (longtemps demeurés sous tutelle montoise) n’ont pas investi dans le caressage de singes comme dans la réflexologie plantaire qui est une activité lucrative même si elle repose, comme des études (extra-montoises**, certes) l’ont montré, sur des bases peu fiables. Mais les établissements scolaires sont devenus des petites entreprises du savoir tarifé gérées par des employés plus au fait des sciences commerciales ou politiques que pédagogiques.
Le caresseur de singe croit à sa chance plus qu’à celle de l’animal qu’il (il)lustre de ses mains parfois calleuses afin d’arrêter de travailler de ses dix doigts, qu’il a longs et pénétrants. Aï, crie parfois le singe paresseux.
Le caresseur, en un geste volontiers condescendant, flatte le crâne des grands singes : orangs-outans, chimpanzés, députés, directeurs d’institution publique. Il flatte leur cerveau ; cela leur rappelle qu’ils en ont (eu) un.
On ne trouve pas toujours des macaques à caresser. Il faut parfois en adopter (et les mesures d’adoption sont plus sévères que pour un petit d’homme car les abus sont nombreux, le fondement de l’animal ayant pour certains des attraits non moins certains) ou les demander en prêt au parc zoologique pairidaizien le plus proche, en partie sous tutelle chinoise, qui en (re)produisent et en font un commerce lucratif.
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*de Mons, Belgique, même si le Montois pense que c’est la capitale, accessoirement culturelle ou intellectuelle, du monde, le pouvoir wallon, précisons-le, est resté longtemps concentré là autour de la figure mythique d’un primate de la politique toujours actif et intempestivement puissant.
**La science internationale, même humaine, n’est pas non plus concentrée qu’à Mons.
En 1904, Ramuz a déjà un roman à son actif. S’interrogeant sur ses raisons d’écrire, il se forge un programme, dessine un horizon : « Les péripéties ne m’intéressent pas écrit-il. L’invention ne doit pas être dans le sujet ; elle doit être dans la manière de le rendre. Elle est dans le ton, dans le choix : elle est dans la vie éclatante ; elle est dans l’image ; elle est dans le mouvement de la phrase ; elle n’est pas ailleurs ». Publié en 1923, « Passage du poète » est l’illustration quasi parfaite de ce que le jeune Ramuz énonçait vingt ans plus tôt.
Pas d’ « histoire », pas de psychologie. Un espace clôt : la montagne, un village à mi- mont, un lac en contrebas ; des vignobles en terrasses à perte de vue et, là où la route étroite fait un coude, un repli d’où montent, tout droit comme des colonnes noirs, de vieux cyprès : c’est le cimetière. Des hommes : à peine des personnages, des silhouettes plutôt ; des paysans, de simples villageois, un ivrogne, un simplet, une jeune femme à marier, un fossoyeur, les morts couchés bien à plat sous la terre. Tout cela immuable comme les saisons qui sont ici l’autre nom du Temps.
Au sortir de l’hiver, survient un homme de rien; c’est un itinérant : il est vannier, il s’appelle Besson.
Besson est là pour six mois. Il s’installe sur la place du village. Au milieu de tous, il travaille : ses mains saisissent les jets d’osier, vont et viennent « faisant beaucoup de petits signes, comme dans le langage des sourds-muets » Il intrigue, captive, libère chez chacun des ressources insoupçonnées de langage. Métaphore explicite du poète, il est aussi une manière de double de l’auteur écrivant son livre : buvant la lumière, captant les bribes de conversation il absorbe tout et le restitue sous forme de signes ; « Alors Besson recommence. De nouveau les osiers font leurs signes l’un devant l’autre et écrivent comme à la craie leurs lettres en l’air ».
Ce décor de montagne et de paysannerie si cher à Ramuz n’est évidemment pas choisi au hasard. On se méprendrait toutefois en faisant de lui un écrivain régionaliste (A ce compte Virgile le serait aussi) ou un chantre de la nature. Ce qu’il décrit, c’est l’homme aux prises avec l’élémentaire : des paysans (ce terme n’a pas la sotte signification péjorative qu’il a acquise chez nous) accrochés à une terre ingrate et exigeante, qui peinent à imaginer qu’existe au monde un travail pour lequel le temps qu’il fait n’a pas d’importance. Ce rapport au monde est nourri d’une connivence naturelle avec les signes, mère de toute poésie : tous ici ont appris « le tout petit mot d’un nuage qui est apparu, qui s’en va ; la ligne écrite en gris du brouillard traînant à mi-mont ; la coloration d’un coucher de soleil ; quand la lune a une couronne comme une mariée… »
C.-F. Ramuz (1878-1947)
La nature de Ramuz n’est pas celle, élégiaque, de Rousseau et encore moins celle des romantiques : tout est donné mais tout est à faire, dans une lutte incessante, un corps à corps toujours recommencé. « Et ce n’est plus du naturel, c’est du fabriqué ; c’est nous, c’est fabriqué par nous et ça ne tient que grâce à nous ». Le propos reste très actuel et éclaire le malentendu croissant entre le monde agricole et le reste de la population, par exemple concernant l’emploi des pesticides. Nombre d’agriculteurs ne sont pas des « amoureux » de la nature : dans le meilleur des cas ils la respectent mais toujours ils la défient car, de tous temps, ils ont reconnu en elle un fond d’hostilité. Plus largement, on oublie souvent que les paysages que nous adorons ne sont pas naturels mais « fabriqués » : ils ont été sculptés par le travail des hommes.
Un personnage se détache particulièrement de ce qui n’est pas un récit : c’est Bovard, un vigneron attaché à sa caillouteuse parcelle au point qu’il semble faire corps avec elle : « On voit qu’il lui ressemble, étant fait, lui aussi, de pierre par en-dessous, ayant les os saillants, épais, fortement soudés, fortement tenus ensembles. Il parle, étant le mont lui-même, étant lui-même produit et porté dehors, étant une production, fait de pierre et d’argile, cimenté comme un mur, couleur de terre, couleur de souches, couleur de roc, couleur d’air, couleur de saison ; et grand, maigre et osseux et grand, et dressé tout debout contre le mont lui-même dressé ». Tel l’homme de la Genèse fait de poussière et d’argile, Bovard ne gagne que progressivement la pleine conscience de soi et le sentiment d’appartenance à l’humanité elle-même : c’est précisément la vertu du passage du poète Besson ; il est libération et accession à une forme de connaissance, à un agrandissement de la vie : Bovard « ne peut plus s’arrêter. Il voudrait s’arrêter qu’il ne pourrait plus, parce que le poète est venu ; les mots sortent de lui tout le temps, comme quand les ruches se réveillent ».
Un mot encore du style de Ramuz. Il déconcerte au premier abord par le parti pris d’objectivité (les « on », les « ils » abondent) et le souci de transférer dans la langue écrite certaines tournures populaires. Cela donne une prose « oralisée » où la simplicité et le raffinement poétique contrastent en une rythmique qui devient rapidement ensorcelante. À cet égard Ramuz est très en avance sur son temps et annonce Céline qui reconnaîtra sa dette envers lui.
« Passage du poète » est un beau « poème-roman » qui laisse dans l’esprit du lecteur une forme d’émerveillement déconcerté par la beauté qui se dégage de tant de simplicité, d’âpreté et de rudesse.
Le poète est retors, tous les moyens sont bons (roman, édito, préface, note de bas de page…) pour fourguer sa marchandise.
De plus en plus, les éditeurs qui, souhaitant vendre (les autres font oeuvre de charité bibliophilique), retirent de leurs produits toute trace de marque poétique font appel à l’élucideur de rimes pour traquent cette poésie de contrebande.
L’élucideur de rimes, autre nom du détecteur de poésie, est un ancien métier au même titre que réparateur de montres, éleveur de porcs, gérant honnête d’intercommunale, fabricant de pailles en plastique ou poseur de panneaux photovoltaïques.
Avant l’apparition des dadaïstes, jusqu’au début du XXème siècle, les hommes de lettres et autres opérateurs littéraires faisaient appel à lui pour polir leurs poèmes, distinguer spondée de trochée et arrondir les vers qu’ils écrivaient ou dont ils faisaient commerce.
Avec l’apparition du vers libre, l’indistinction entre vers et phrase, poésie et aphoristologie, le lecteur moyen, voire le critique de profession, habitué à ingurgiter de la prose romanesque indigeste ou sans nutriment ne s’y retrouve plus. Il prend du roman dur pour de la poésie absconse et de la poésie narrative débitée à la première personne en tranches de vers crus pour du récit de vie viandeux.
L’élucideur de rimes détecte la poésie criminelle que des escrocs des lettres appelés poètes veulent écouler dans tout ce qui se vend sous l’étiquette littéraire.
Cette espèce est à fuir, à poursuivre pénalement. Les poètes sont une honte pour la littérature destinée aux têtes de gondoles de nos grands magasins du livre planétaires.
Poètes nous connaissons tous la crampe qu’il suffit d’étirer et masser pour en atténuer l’effet ; la tendinite du poignet aussi pour les plus sportifs d’entre-nous pratiquant le stylo plume ou du genre calame. Mais l’escarre du coude, pour un poète, voilà qui est plus rare et laisse supposer que le poète écrit couché se tenant sur… un coude !
Une réminiscence de la pacification romaine en nos régions, me direz-vous ou l’habitude de vivre couché ? Je vous répondrai Dagobert Ier et à sa suite les Rois fainéants mérovingiens ! C’est aussi la conséquence de la modernité qui fait du « smartphone », d’une tablette ou tout autre portable l’outil rêvé de la paresse.
Je crains, par ailleurs, que morphologiquement nous devenions des cubes et, pour les plus nantis, des sphères, les premiers étant plus facilement empilables. Amélie Nothomb se décrivant elle-même comme un tube (digestif) proche de Dieu dans Métaphysique des tubes. Mais je m’égare. Je voulais attirer votre attention sur l’escarre du coude. Voilà qui est fait et, dans l’attente de n’être qu’une sphère communiquant par la pensée, vous avertir.
Le spectrâleur est un de ces métiers hybrides appelé à hanter les centres de formation du futur. Un même diplômé pourra exercer plusieurs activités, rétribuées semblablement.
Le spectrâleur est un amateur de spectacles balançant entre l’effroi et l’étrange, c’est un amateur de fantastique jamais rassasié de récits fabuleux.
Le spetrâleur n’est jamais content d’aucune chimère, il a toujours une pièce à rajouter au puzzle informe, les fantômes le déçoivent, leur drap ne sont jamais assez propres, pas suffisamment sales, jamais assez en lambeaux. Il espère toujours un autre leurre, d’autres giclées de non-sens, il se berce d’illusions et bascule plus d’une fois hors du berceau.
Toi qui aimes te tenir à l’écart du réel et te nourrir d’imaginaire, qui as une tendance à la mythomanie et à te croire différent du commun des immortels, tu n’aspires qu’à divaguer et entraîner les autres dans tes visions, tes cauchemars, toi qui ne te repais que de fantasmagories et d’obsessions, tu ne te sens vivre qu’au milieu des ombres et des brumes, des elfes et des feux-follets, ce métier irréel, halluciné et flippant, est pour toi. Ou pour ton spectre.
Dans ce récit dense mais à la respiration aisée, parsemé d’évocations poétiques comme autant de petits vitraux qui en colorent la lumière, Alexandre Million nous entraîne tout d’abord, à l’orée du siècle passé, dans les pas de Léon Losseau, avocat, intellectuel et bibliophile passionné, qui transforma sa maison du 37 rue de Nimy à Mons en un hôtel particulier, trésor de l’art nouveau.
Puis, enjambant le siècle nous suivons Esther, jeune femme réservée qui trouve dans l’écriture et le cheminement qui l’y mène, une forme d’adéquation à soi-même qu’on peut appeler liberté et qui rend tout possible .
De manière très originale, Rimbaud est le fil rouge qui parcourt et unit ces deux récits dans une cohérence qui se dévoile peu à peu.
Tout commence donc en 1901 : avocat en recherche d’un tiré à part de la Belgique judiciaire, Léon Losseau découvre, par hasard, chez un imprimeur spécialisé dans les publications judiciaires, cinq cents exemplaires de l’édition originale d’ « Une saison en enfer ». Il rentre chez lui. Une lettre l’y attend: Berthe sa maîtresse et patronne de l’estaminet voisin le quitte et retourne dans ses Cévennes natales.
La première partie du roman se place donc sous le signe de la rupture : rupture sentimentale mais aussi rupture plus métaphorique avec le surgissement de Rimbaud et de son adieu à la « vieillerie poétique ». Ce moment clé est l’occasion de cerner un peu plus la personnalité de ce personnage. Esprit libre, héritier des lumières, débatteur vif et attentif, Léon Losseau est aussi tout embarrassé d’entraves familiales et de conservatisme social avec lequel il lui faut bien composer. On devine, dans sa vie affective, un cloisonnement typiquement bourgeois, certes insatisfaisant mais dont on pressent les premiers craquements. Le départ de Berthe pour douloureux qu’il soit est l’augure d’une possible bifurcation.
Nous sautons d’une décade : le 35 rue de Nimy est devenu, par la grâce de cet homme de goût et furieux collectionneur, un chef d’œuvre de l’art nouveau. Losseau n’a cependant pas les travers qui apparentent trop souvent le collectionneur à l’avare. Sa maison est un lieu d’amitié et d’échanges qui nous vaut cette magnifique évocation d’une soirée où les amis présents reçoivent en cadeau, un exemplaire de la fameuse édition originale : par la magie d’une écriture fluide et chaleureuse, nous ressentons physiquement la connivence des cœurs et la consanguinité des esprits.
En troisième partie de roman, nous nous retrouvons de plain-pied dans notre époque .
Par une belle symétrie avec la première partie, le contexte est également celui d’une rupture et d’une bifurcation. Après un « mariage désastreux mais un divorce sans histoire » Esther se cherche et, avec l’élan du joueur qui ne se satisfait plus de ses fantasmes, elle prend le risque de s’exposer à la critique : elle réalise son vieux rêve et entreprend l’écriture d’une pièce de théâtre. Le sujet lui est inspiré d’un poème de Rimbaud : les Réparties de Nina. Tout est relancé : « Esther passe de la fatigue de ne pas être suffisamment soi au refus d’être dorénavant définie par d’autres, ou d’être agencée par des idéaux extérieurs à elle ». Les promesses de la vie – et de l’amour aussi -seront tenues.
Alexandre Millon
A mes yeux, 37 rue de Nimy est un roman d’apprentissage avec pour ligne d’horizon la liberté et la réappropriation de l’identité qui nous est propre. La figure tutélaire qui, en surplomb, en assure l’unité n’est autre que Rimbaud .
Dans l’existence tout se passe comme si notre moi profond était une manière de personnage en disponibilité qu’il nous revient de sortir de la coulisse en lui donnant le premier plan sur la scène de notre vie. Il ne s’agit de rien d’autre que de rejoindre une dimension plus exacte de nous-même. Mille choses entravent cependant notre pas : les contraintes sociales, nos parents, l’image que les autres se font de nous et à laquelle nous tentons trop souvent de coïncider. À cet égard, Rimbaud est une incarnation de l’exigence de liberté et d’indépendance tant par sa vie que dans l’exercice de son art.
Bien des choses habitent ce livre mais, par-dessus tout, il y a ce style d’une élégante simplicité et tout miroitant de poésie : les mots semblent liés par mille affinités secrètes et s’appeler les uns les autres.
En poète, Million excelle à saisir ce petit tremblé d’éternité derrière l’instant qui passe. Ainsi lorsqu’il décrit Florine captée par l’objectif de Losseau : « Quand il se retourne vers Florine, l’appareil photo à la main l’obturateur à fond, l’ouverture à la lumière réglée au maximum, sa chère Florine virevolte comme un derviche tourneur puis s’arrête net en riant. C’est exactement là que Léon déclenche. Le temps d’une ouverture et fermeture de diaphragme, la lentille Zeiss capte au vol le rire, les pans de la robe qui flottent dans l’air, suspendus pour toujours »
Un mot revient plusieurs fois sous la plume de Million : douceur. C’est exactement le sentiment que j’éprouve à la lecture de ce beau livre : une douceur faite, comme le suggère Comte-Sponville, d’un courage sans violence et d’une force sans dureté.
Alexandre Million, 37 rue de Nimy, Editions Murmure des soirs, 2019
Vos godemichés, lingams, plugs et autres sextoys prennent la poussière, s’accumulent dans un tiroir au milieu de vieilles ordonnances et de factures non réglées, ne trouvent plus où s’exprimer à leur juste mesure. Vous avez vieilli, vous ne recevez plus autant qu’avant, vous avez perdu le sens du partage ou du plaisir libertin.
Bref, vos godes vous les brisent mais vous ne vous résignez toutefois pas à les casser en mille morceaux et à jeter les éclats à la corbeille.
De temps à autre, pris de nostalgie, vous les ressortez de dessous une pile de linge où ils ressassent leurs souvenirs saccadés et vous les contemplez avec nostalgie, vous remémorant des moments de joie intense, de mobilité douce voire quelques flops libidineux magistraux qui vous ont laissé l’entrejambe insatisfait et le bras engourdi.
Le briseur de godes, sans pitié, hache menu vos godemichets tant aimés, il en fait une bouchée de main, une fricassée de plastique bonne à écumer les fonds marins pour encore de longs siècles, mais sans la forme oblongue et volontiers luisante qui faisait vos délices ni ses ronrons berçant vos gémissements plus ou moins plaintifs.
Aucun olisbos ne résiste au briseur de godes : il est armé de pinces coupantes, de marteaux lourds, de disqueuses à faire frémir. Si le briseur est moche, effrayant, désagréable, c’est pour ne pas tenter diables et diablesses durant son dur labeur.