
Les Lectures d’Edi-Phil
Numéro 17
Coup de projo sur le monde des Lettres belges francophones
sans tabou ni totem, bienveillant mais piquant…
Spécial Luc DELLISSE !
Feuilleton autour de son essai LIBRE COMME ROBINSON
Le livre appelle aux commentaires, au débat, et nous avons convié en guest star notre excellent collègue Jean-Pierre LEGRAND.

Episode 2
(chapitres 19 à 28, pages 52 à 77)
Rappel : ce feuilleton prolonge un article plus traditionnel paru en août dans Les Belles Phrases :
Après le premier épisode, Luc Dellisse, nous a envoyé un très agréable message :
« Une entreprise polyphonique, ce commentaire, un point de vue agile et parcellaire à la fois (NDLA : volontairement parcellaire, comme expliqué dans le feuilleton), une sorte de chassé-croisé d’arrière-pensées stimulantes. »
Dans la foulée, il nous livré un rappel, que nous partageons volontiers :
« Pour mémoire, deux choses :
- L’objet unique de mon livre, c’est la liberté individuelle, comme méthode pour réussir à unifier sa vie.
- C’est un ouvrage littéraire, et non philosophique, en ce sens qu’il met tout sur le même plan : la résistance mentale, l’amour physique, la propriété foncière, le régime alimentaire, les ETF, etc., comme des moyens de rejoindre cette unité perdue. »
(9) « Tout est à changer, tout est à trouver. »
Ce n’est pas indiqué dans l’ouvrage, qui n’est pas officiellement découpé en parties. Pourtant, un basculement s’opère (ou plutôt s’accentue) à partir du chapitre 19 et de la page 53. Après nous avoir décrit le monde dans lequel nous vivons (une nouveauté absolue, selon lui) et celui vers lequel nous nous dirigeons, Luc Dellisse ouvre le sillon de la réaction. De l’individu. De l’interaction avec ce monde. Et va appuyer sa démonstration sur sa propre personne : « Mon histoire est celle d’un homme dispersé qui n’a trouvé son équilibre de vie que tout récemment. » Une vie de cigale, donc. Puis une remise en question. Pendant un long laps de temps, il s’est laissé vivre, protégé par son énergie (et ses talents, certainement), il publiait au gré de ses envies, il changeait sans arrêt de domicile ou de compagne, de vie. Dans la droite ligne de mai 68 et des Trente Glorieuses ?
Pourquoi cette mutation ? Parce qu’un amour, la création d’un foyer… ? Il semble décrire une réaction à une modification du décor : le monde d’aujourd’hui ne cautionne plus l’indépendance d’esprit ou de mœurs, la compétence (langagière) et la culture (historique, livresque). La globalisation induit un « immense laminoir » civilisationnel.
Phil :
« Finkielkraut, sors de ce corps !»
Je plaisante. Mais il y a un voisinage de mécanisme. Somme toute, la religion du Progrès perpétuel et sacro-saint, du libéralisme à tout crin, d’un certain mondialisme, la démocratie même ont soudain montré d’inquiétantes limites ou lacunes. Impasses ou paliers de stagnation/régression à franchir avant de reprendre le (très long) cours des choses ? Dellisse ose le dire : « Les avantages qu’on retire à vivre en démocratie ont singulièrement décru. »
Je reviens sur ce que je disais dans le numéro 1 : Erdogan, Trump, Poutine, Bolsonaro, etc. ont été élus ; le RN, en France, est peut-être déjà le premier parti de l’Etat qui a placé les Droits de l’Homme à son frontispice.
Jean-Pierre :
Je suis réservé s’agissant des assertions du type « Les avantages qu’on retire à vivre en démocratie ont singulièrement décru ». En creux, cela peut signifier que les avantages à glisser vers un autre régime ont cru dans la même proportion. Au risque de tomber dans un lieu commun, j’estime qu’il n’y a jamais aucun avantage à vivre dans un système non démocratique.
Dans un essai très polémique, François Furet soulignait voici déjà plus de trente ans ce trait unique de la démocratie moderne dans l’histoire universelle : « sa capacité infinie à produire des enfants et des hommes qui détestent le régime social et politique dans lequel ils sont nés, haïssant l’air qu’ils respirent, alors qu’ils en vivent et n’en ont pas connu d’autre ». Cette tendance me semble n’avoir fait que se renforcer. Je reconnais toutefois qu’il est malaisé de trouver le point d’équilibre entre un conservatisme mortifère et la critique d’un système qui montre ses limites et souvent s’égare.
(10) « La peur de sortir du rang est toxique. »
Il faut donc réagir. Oui. Oser. Ne pas être un mouton de Panurge ?
Mon avis ?
Des officiers turcs ont refusé de commander des pelotons d’exécution durant le génocide arménien, des soldats allemands ont refusé de tirer sur des juifs, etc. Il y a des oppositions moins spectaculaires et pourtant ô combien nécessaires. Mais. Quelle est la nature de l’espèce humaine ? Chien ou loup ? Ne pas oublier les leçons du procès Eichmann (et la banalité du Mal décrite par Arendt) ou celles des expériences de Milgram (contestées quant aux chiffres, elles évoquaient deux tiers d’humains prêts à tout en se déresponsabilisant derrière la soumission à une autorité).
Pas d’humain véritable sans la capacité de sortir du rang ?
Ce qui renverrait encore à la Genèse. L’homme véritable, pleinement humain, c’est… Eve ! Condamnée par la morale immorale des autorités du temps (et d’un Dieu méchant ?) ?
(11) « Le choix primordial (…) tient à notre capacité d’amour. »
Cocasse. Je vous parle de l’Ancien Testament, dès la page qui suit, Dellisse nous renvoie au Nouveau ! Bien qu’il préfère évoquer un héritage antique, gréco-romain. L’amour comme épicentre ontologique d’un univers doté d’un sens, équilibré, menant au bonheur donc et à l’utilité citoyenne.
J’applaudis !
Il a raison et il est courageux. Agir pour quelqu’un (une ou des personnes) transcende nos actes, les colore, comme un grand vent qui gonflerait les voiles et permettrait de larguer le cabotage pour affronter le grand large.
Dellise en induit qu’il faut savoir hiérarchiser nos « occupations nécessaires ». Décidément. Que de mots osés ! Imprononçables jusqu’à il y a peu et en de nombreux endroits encore. Dellisse, un ancien braconnier qui deviendrait garde-chasse ?

(12) « Le modèle, c’est loft story, c’est-à-dire la vie du zoo. »
Je perçois un nouveau basculement, plus subtil, à partir du chapitre 22 et de la page 60. Dellisse s’attaque à des dérapages plus précis, en explicite les dommages. L’open space, par exemple, « le contraire de la convivialité », comme un autel dressé aux dieux transparence et immédiateté. Plus loin, les réseaux sociaux, « ces urnes funéraires de la pensée »
Il rappelle des principes sains aussi.
L’équilibre des rapports humains doit reposer sur un rapport gagnant/gagnant, que le Nouveau Monde, le Système ne garantiraient plus ou, pis encore, condamneraient… à tel point qu’on peut s’interroger sur la nature réelle du stress ou du burn-out, qui n’est peut-être pas si accidentelle, sur la suspicion générée par un travailleur clamant santé et joie de vivre, amour de son activité.
La nuance est érigée au rang d’antidote. Ainsi, dans le chapitre 23, il rappelle que la pédophilie, des terrains nauséeux appellent à une grande lucidité quant à un arc-en-ciel de responsabilités différenciées.
Phil :
Soit. Il ne faut pas confondre la relation d’un adulte avec un adolescent de quinze ans et celle avec un enfant de huit ans. Etc. Il faut se tenir à égale distance du laxisme et de l’excès de répression.
Portes ouvertes ? Peut-être pour des gens informés, sans doute pas pour le grand public. Pourtant, on rappellera ici que la relation d’Emmanuel Macron et de son épouse est partie sur de telles bases. Qui, aux Etats-Unis, auraient mené Brigitte au procès et à une mise au ban de la société. Ceci remarqué avec toute ma sympathie pour le couple Macron.
N’empêche. Je suis un peu décontenancé. Digression ou exemple concret des domaines d’application du regard équilibré, citoyen ?
Encore que… Dellisse pointe une dévolution des mœurs, de plus en plus restrictive, qui pourrait un jour interdire une relation entre un croyant et un athée, un écart de trente ans entre partenaires adultes consentants… Là se faufile l’autre volet du livre : son volet prospectiviste. Que je manipulerais avec précaution. Observer un mouvement montant de la mer n’implique pas qu’elle aura nécessairement monté de vingt mètres quelques heures plus tard.
Quant à sa critique des réseaux sociaux… Toute invention possède deux anses et beaucoup dépend de l’appréhension de l’utilisateur. D’ailleurs, ce feuilleton est écrit avec des amis découverts sur Facebook et y sera propagé.
Jean-Pierre :
Cadre dans une entreprise depuis trente ans, je suis très sensible au chapitre 22 (« Le zoo managérial »). Le système dit open space tend effectivement à se généraliser.
Le culte de la transparence et d’une égalité factice, qui sous-tendent ce système, sont à mes yeux une négation de l’individu. Depuis plusieurs années, un peu partout se met en place une conception du travailleur machine, qui privilégie toujours davantage le rendement et la polyvalence des travailleurs, cet autre mot en trompe l’œil pour désigner l’interchangeabilité. Le travail est scandé sur un rythme qui échappe au travailleur et auquel il doit se conformer : dans le défilé grouillant des tâches, souvent répétitives (l’informatique est passée par là), l’important, le seul impératif, est de garder le rythme ; le moindre faux pas et vous êtes piétiné par le troupeau qui poursuit sa route.
Selon moi, cette dérive explique en grande partie l’épidémie de burn-out à laquelle nous assistons.
(13) « La politesse (…) répond bien mieux que l’amour ou l’altruisme à la réalité des relations humaines. »
Phil :
La chapitre 25 me déconcerte. Dellisse se contredit. Il avait offert le trône des valeurs à l’amour et intronise à présent une politesse qui n’est pas celle du cœur mais une politesse sociale, c’est-à-dure une huile qui aide à faire fonctionner les rouages de la société, soit cette entente ou plutôt cette supportance qui est nécessaire à un vivre ensemble serein.
Il va plus loin : « La sincérité est une nitroglycérine trop instable pour mon goût. » Et de se vanter d’avoir flatté mille personnes, mille œuvres qui ne le méritaient pas. Tenant compte d’un « vivre est difficile ».
Je comprends qu’il différencie (voire privilégie) une huile opérant dans le collectif à une huile opérant dans le privé. Je peux comprendre que la contradiction puisse s’avérer aussi une force, en ce sens qu’un esprit honnête peut penser blanc et noir selon le moment ou la prise de perspective. Par contre, je ne partage pas son interprétation. Du moins pas jusqu’au bout. D’accord sur un principe de bienveillance/politesse. Mais de là à avancer masqué quant à ses sentiments… Le contraire de ce qu’il réalise dans ce livre ? Aimer tout le monde (encenser), c’est n’aimer personne. Il faut émettre des avis contrastés et nuancés pour être pris au sérieux sur le long terme. Il faut avoir été dans la restriction de ses largesses pour qu’elles puissent être appréciées. Je suis pour une sincérité modérée par la bienveillance/politesse sociale.
Jean-Pierre :
Je comprends tes réticences sur le chapitre de la politesse. Je retiens toutefois une phrase très belle qui sauve Dellisse du soupçon de cynisme : « J’ai mieux aimé les gens que leur talent ».
Pour ma part, j’essaye de m’en tenir à une règle assez simple : je ne dis pas toujours tout ce que je pense mais je ne dis jamais le contraire de ce que je pense. Parfois le silence s’impose. Il peut être gênant…
(14) « Le présent (…) une mince pellicule de glace sur l’immensité des siècles écoulés. »
Superbe ! L’écriture et l’idée ! Philosophie et poésie définissent une interaction : notre présent intègre des fragments de passé. Si vous marchez sur une rue pavée, chaque pavé appartient à une histoire lointaine mais joue encore un rôle sous votre pas, dans votre actualité. Notamment.
Par Edi-Phil RW et Jean-Pierre Legrand.
LIEN VERS L’ÉPISODE 3