LES LECTURES D’EDI-PHIL #19 : L’ÉTAT DES LIEUX DU LIVRE EN FÉDÉRATION WALLONIE-BRUXELLES

LE COUP DE PROJO d'EDI‐PHIL SUR LE MONDE DES LETTRES BELGES FRANCOPHONES #16 : SPÉCIAL LUC DELLISSE
Philippe REMY-WILKIN (photo : Pablo Garrigos Cucarella)

Les lectures d’Edi-Phil

Numéro 19

 

 L’état des lieux du livre en Fédération Wallonie/Bruxelles.

Reportage sur une soirée/débat.

Le mercredi 18 septembre 2019, la SABAM (Société des Auteurs Belges) organisait en ses bâtiments de la rue d’Arlon une soirée/débat :

« Quelle est aujourd’hui la véritable situation de l’édition en FWB ? Quels sont les acteurs du livre aujourd’hui ? ».

Cette initiative répondait à un coup de sang d’un éditeur belge, Christian Lutz, l’homme qui a fondé et porté Le Cri (qui a révélé, entre autres, Arnaud de la Croix, Patrick Delperdange, Nadine Monfils, Xavier Deutsch, Alain Berenboom) durant des décennies, qui dirige aujourd’hui Samsa. Celui-ci, il y a quelques mois en effet, s’était fendu d’une lettre ouverte* à la ministre de la culture, s’inquiétant de l’avenir de la littérature belge francophone et, par-delà la mort du livre, d’une extinction (programmée ?) de la pensée, du débat démocratique.

A 19h, la salle est comble. Un premier succès. Sur scène, Eric Russon tient le micro et le tend à un parterre représentant les composantes du microcosme : Christian Lutz (éditeur), Jacques De Decker (Secrétaire perpétuel de l’Académie de langue et de littérature françaises, auteur, critique), Jean-Jacques Deleeuw (BX1 et les médias), Eva Kavian et Salvatore Minni (écrivains), Philippe Goffe (représentant des libraires indépendants) et Benoit Dubois (représentant de l’ADEB).

A 21h, quand on clôture le débat, des mains se tendent encore. La soirée a été indubitablement intéressante, on a dépassé le temps imparti aux interventions, le sujet a paru des plus sensibles, motivant, touchant sinon bouleversant l’assemblée. Divers sillons ont été ouverts. A défaut d’un compte-rendu exhaustif, nous allons tenter de resituer diverses questions évoquées, offrir un écho des échanges.

 

La situation du livre littéraire, du roman en FWB, chiffres à l’appui mais controversés.

Il y aurait une chute vertigineuse du nombre d’éditeurs et de libraires entre 1980 et 2019. Cependant, on évoque encore 250 éditeurs actifs ce jour dont 10 grands groupes. Cependant, l’essentiel de cette édition concernerait des secteurs hors littérature (livres scolaires ou juridiques, BD, etc.).

Christian Lutz évoque une coupure brutale dans les subventions pour la réédition patrimoniale (on lui doit des Jean Ray, Jean Muno, etc.). Il rappelle qu’en 1981 Le Cri possédait 360 points de vente mais qu’il en reste… 64 !

Selon l’Observatoire des Pratiques Culturelles, il y aurait une chute de 50 % de la lecture, beaucoup d’adultes ne liraient pas, beaucoup de ménages (et parfois des classes, dira Christian Lutz, des garderies) ne posséderaient pas de bibliothèque, la capacité de lecture des enfants chuterait.

 

Les problèmes propres à notre époque.

La diminution de la lecture est logique, selon J.-J. Deleeuw, vu l’irruption de nouveaux divertissements, principalement visuels : séries TL, jeux sur consoles, etc. Jacques De Decker assimile la lecture au temps lent et à l’intime, or the times they’re changing et l’ère actuelle est à la dissipation (zapping) et au public (réseaux sociaux).

Il y a un changement de modèle économique. Seuls les libraires les plus pros ont survécu. La concurrence des grandes surfaces, d’Amazon est redoutable. Beaucoup de lecteurs, crise oblige, se tournent vers les poches, qui rapportent moins (à la chaîne éditeur/auteur/libraire, etc.).

La surproduction du livre. On publie trop, comme jamais, et peu de livres marchent, comme jamais (faux paradoxe), c’est le phénomène de la massification (UN titre – ritualisé, comme un Marc Lévy, un Astérix… – est acheté par quasi tout le monde au détriment de la diversité, de la découverte… et, la plupart du temps, de la qualité). Du coup, un livre normal a droit à une vie en librairie de deux mois (rotation terrifiante !) ; les libraires qui ont témoigné une ouverture pour la diversité/qualité sont surchargés de rendez-vous avec des représentants surchargés de livres (et doivent apprendre à endiguer !).

Commentaire personnel ?

La crise du livre n’a-t-elle pas beaucoup à voir aussi avec les citoyens lambda, la dérive narcissique et égocentrée ? Combien de personnes se croient désormais habilitées à écrire, à publier… qui lisent à peine parfois ? Or les mauvais livres noient les bons, le public ne s’y retrouve plus. D’autant que les médias, le plus souvent (et gloire aux exceptions !) choisissent d’évoquer des sujets ou des figures plutôt que de présenter un contenu exemplaire.

 

Les problèmes propres à la FWB.

Notre communauté francophone manque d’identité, c’est clair et net, regretté et regrettable ; notre identité est délavée par rapport à la française, à la flamande.

Les médias regardent trop Paris et s’alignent à la Panurge mais ils suivent les attentes d’un public pour lequel, sauf exceptions, « il n’est de bon bec (belge) que de Paris (reconnu par Paris) ». Ainsi, 70 % de ce qui se vend chez nous relève de l’édition française (quasi synonyme de parisienne). Eric Russon signale qu’être édité en Bretagne ou à Bruxelles ne change pas grand-chose. En effet, confirme Jacques De Decker, la centralisation parisienne est un phénomène francophone, qui n’a pas d’équivalent en Allemagne ou en Angleterre.

Il y a un désintérêt des pouvoirs publics, qui amenuisent les subsides destinés au culturel, à l’édition en particulier. Le public se décharge sur le privé. On vend notre patrimoine. Mais ce désinvestissement est assez général et touche la santé, la justice. Et amenuise la démocratie ?

Une information entendue en off : une politique a avoué préférer donner de l’argent aux théâtres, car ils font vivre un quartier, tandis que les écrivains belges pourront toujours aller se faire publier… en France.

Le sujet est grave ! Le cerveau est modifié (positivement) par la lecture. Ne plus lire entraîne de fâcheuses conséquences sur la conceptualisation, la structuration du réel, la capacité à développer un esprit critique, nuancé (hors binaire). Christian Lutz rappelle qu’elle permet en sus un rapport privilégié avec un parent.

Mon avis ?

La culture demeure le plus sûr garant d’une fondation identitaire solide. Et une identité solide permet la confrontation harmonieuse avec l’altérité. De tout temps, les « identités meurtrières » (pour reprendre le grand Amin Maalouf) sont celles qui basculent du côté obscur de la Force. Aime-toi et tu pourras aimer !

 

Une quête de réponses. Comment améliorer la situation ?

Selon Christian Lutz, « l’avenir du livre passe par l’éducation et l’installation de bibliothèques dans les classes ».

Jacques De Decker plaide pour un Fond Francophone du Livre. Du côté flamand, il existe un Observatoire de la Littérature flamande. Celui-ci examine la diffusion, la circulation des livres. Il repose sur des experts qui font carrière et non des politiques, une dotation de six millions d’euros, un contrat avec des objectifs à cinq ans, un regroupement.

Le Tax Shelter ?  Les avis sont partagés car le produit livre est a priori moins rentable qu’un film, etc. (à par les livres de cuisine, les policiers…). A étudier !

Eva Kavian conseille d’intégrer un auteur belge au programme obligatoire de chaque année secondaire. D’autres (participants) insistent sur la nécessité pour tout citoyen/parent de jouer son rôle en lisant des récits à ses enfants, en contraignant ou en stimulant.

Faut-il aller davantage à la rencontre des nouveaux influenceurs ? Recréer des feuilletons en version numérique à la manière des journaux du XIXe siècle ? Imposer des lectrices dans les classes de maternelle ?

D’un autre côté, les éditeurs doivent être plus complets et  notamment plus commerciaux : il est rare d’être un très bon sélecteur/éditeur et, en même temps, un gestionnaire financier, un commercial avisé. Des subsides pour les aider, leur fournir une aide logistique ?

Une expérience doit faire rêver/réfléchir et être reproduite. Une école (à Lille ?) a imposé 15 minutes de lecture par jour dans son bâtiment et la délinquance s’y est effondrée, passant à… 0 % !

 

Des points positifs.

« Le livre numérique ne remplacera jamais le livre papier, selon Philippe Goffe. » De fait, les chiffres du numérique ne décollent pas, de nombreux lecteurs juxtaposent les deux supports (papier en général mais numérique en voyage).

Jacques De Decker relève que le prix unique du livre a enfin été obtenu, et protège les librairies labellisées contre les grandes surfaces. Ou que produire un livre est moins couteux aujourd’hui qu’hier (donc un jeune éditeur peut survivre/vivre sa passion plus aisément).

Eva Kavian défend la Fédération Wallonie/Bruxelles et les pouvoirs publics incriminés, loue les bourses de résidence (dont elle a bénéficié), les invitations à parler de ses livres dans des écoles. Elle évoque aussi un instrument de qualité : la revue Le Carnet et Les Instants.

Commentaire personnel ?

Vrai ! Le Carnet donne à connaître notre microcosme comme aucun autre média et, qui plus est, fait œuvre aussi en utilisant des rédacteurs de talent, des auteurs. Mais il faut ajouter une deuxième plume au chapeau des pouvoirs publics : la création ou la sauvegarde d’une remarquable collection patrimoniale, Espace Nord.

Et puis…

 

Coup de tonnerre ! Ou : « L’eau trouve toujours son chemin » !

Jacques De Decker, qui a souvent des allures de conscience de notre microcosme (il cumule tous les talents, a travaillé à tous les étages – création, adaptation, traduction, mise en scène, critique, jurys divers, modération de mille et une soirées…), intervient soudain pour relever un phénomène à deux anses. Un constat très négatif étant suivi d’une observation très positive.

  1. Il n’y a plus de place pour les critiques, les analystes, les véritables experts ès littérature (sauf exceptions) dans nos grands médias, où il est mille fois plus aisé de tendre un micro à un auteur qui prononcera lui-même 5 mots (ou plus) sur son livre que de lire soi-même, pouvoir situer via des compétences culturelles et intellectuelles.

DEUX. Un contre-pouvoir a émergé ! Sur des blogs, des revues en ligne ou plateformes, des réseaux. Je m’en doutais mais JDD l’officialise : il existe toujours de grands talents (parfois dignes des grandes plumes parisiennes, ose-t-il) dans la médiation culturelle mais ils se retrouvent (à part l’une ou l’autre exception) hors des grands médias.

 

Impressions personnelles ?

Je suis ému par la déclaration de Jacques de Decker, cet hommage formidable à tous ceux/celles qui osent encore travailler hors des modes et des diktats, parler avec authenticité mais surtout prendre le temps d’analyser en profondeur, de situer dans un contexte, de rédiger avec soin. Jeune, je découvrais les films via Luc Honorez ou Sélim Sasson, les livres via Jacques De Decker, dans Le Soir, à la RTB, dans Apostrophes ou Lire. Aujourd’hui, j’ouvre Le Carnet, Karoo ou Les Belles Phrases ! Notamment mais surtout !

Sonnez trompettes ! On n’est pas dans l’anecdotique, le contingent mais dans l’essentiel. On parle de l’émancipation des cerveaux, de l’animation des consciences et de l’esprit critique, de l’éveil et du réveil citoyens. Bref, on parle de ce qui peut entraver la marche en avant vers le totalitarisme. Faire barrage aux Trump et aux candidats tyrans, à la Pensée Unique, au culte du Binaire, à la recherche de boucs-émissaires, à la crainte de l’altérité, à la haine de l’Autre, du différent, de l’étrange, de l’étranger.

 

La conclusion de la Sabam ?

« La rencontre fut à ce point riche qu’elle a fait germer de nouvelles idées. D’autres événements (Sabam) autour de la question du livre se profilent à l’horizon. »

Suggestion personnelle ?

Une soirée autour des nouveaux prescripteurs du livre. Où il serait question des plateformes en ligne Les Belles Phrases ou Le Carnet et les Instants, de Karoo ; des Jean Jauniaux et autres Guy Stuckens aussi, qui animent notre vie culturelle en radio, prennent le temps de connaître et faire connaître.

 

Edi-Phil

 

* Voir sur le site de l’éditeur :

https://www.samsa.be/livre.php?id=104

 

 

 

 

 

 

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