
Les Lectures d’Edi-Phil
Numéro 21 (novembre 2019)
Coup de projo sur le monde des Lettres belges francophones
sans tabou ni totem, bienveillant mais piquant…
A l’affiche :
deux romans (Marcel Sel et Ziska Larouge), une BD-Doc (Arnaud de la Croix et Cie), une pièce de théâtre (Jacques De Decker),), un témoignage (Inge Schneid) et un recueil de nouvelles (Jean Jauniaux) ;
les maisons d’édition Onlit, Weyrich, Petit à Petit, Lansman, Couleur Livres et Ker.
(1)
Coup de cœur !
Marcel SEL, Elise, Onlit, Bruxelles, 2019, 434 pages.
Un livre étourdissant ! Qui nous offre un Grand Large inusité en nos Lettres, à mille lieues des autofictions qui nous inondent ad nauseam. Une nouvelle vague se lève-t-elle ? En trois mois, j’ai lu trois livres enthousiasmants écrits par des Belges et édités par des Belges (NDLR : les deux autres sont 37, rue de Nimy d’Alexandre Millon chez Murmure des Soirs et Libre comme Robinson de Luc Dellisse aux Impressions Nouvelles). On espère pouvoir ajouter « et lus par des Belges (en nombre) »… avant une traversée méritée vers l’Eldorado français (et le monde francophone).
Insistons sur un aspect fondamental. Marcel Sel, le roi des bloggeurs de notre FWB (Fédération Wallonie/Bruxelles), a accompli un pas de côté par rapport à son premier (formidable) roman, Rosa, glissant du roman/roman vers un roman plus ancré dans la matière littéraire.
Lien vers mon article, paru dans Le Carnet :
https://le-carnet-et-les-instants.net/2019/10/19/sel-elise/
PS Nous en parlerons le lundi 18 novembre dans Les Rencontres Littéraires de Radio Air-Libre (voir la page Facebook de l’émission).
(2)
Arnaud DE LA CROIX, Bruxelles, de Waterloo à l’Europe, BD/Doc, Petit à Petit, Rouen, 78 pages, 2019.
Nous découvrons le troisième tome d’une histoire de Bruxelles des plus originales, ludique : elle mêle de micro-BDs et des pages explicatives. Un travail collectif, donc, dont nous parlons pour Arnaud de la Croix, mais celui-ci assure documentaire et textes historiques, il faut relever l’apport d’Hugues Payen (scénarios et dialogues), dont les histoires sont dessinées et coloriées par une équipe assez nombreuse.
Bien que je sois (relativement) un spécialiste de l’Histoire belge et de Bruxelles en particulier, j’ai pris un vif plaisir à la lecture. Et me suis rappelé qu’une image vaut parfois mieux qu’un long discours et inscrit une idée dans nos mémoires (on se balade à travers l’Expo 58, on revit l’incendie de l’Innovation ou l’exécution d’Edith Cavell, etc.).
Les encarts d’Arnaud, dynamiques et précis, allument mille appétits (on désire se précipiter aux musées Africa ou MIM, approfondir l’étude du style éclectique et profiter encore davantage des Journées du Patrimoine, on s’émeut du courage de nos édiles politiques en 14/18, etc.).
Le rapport texte/images/photos évoque la tonicité des Gallimard/Découvertes, on apprend (beaucoup !) en s’amusant. Un mélange de genres très réussi, qui fait écho à un souvenir extatique : une émission britannique consacrée à Darwin diffusée par Arte qui avait osé juxtaposer scènes de fiction filmée et interventions d’historiens, une voix off reliant le tout.
Un cadeau idéal !
PS L’éditeur breton recourt à un imprimeur belge (de Mouscron), et Arnaud, interrogé, me confirme la bonne tenue, la réputation de nos imprimeurs.
Mes précédents articles sur ADLC :
https://karoo.me/livres/treize-livres-maudits-hublots-demultipliant-lhorizon
(3)
Jacques DE DECKER, Le magnolia, ou Le Veau-de-Ville et le Veau-des-Champs, pièce de théâtre, Lansman, Carnières-Morlanwelz, 1998, 71 pages.
On n’en a pas fini avec cet auteur (majeur !), auquel nous avons consacré un feuilleton en quatre épisodes. Dont un Spécial Théâtre. Nous échappaient alors deux pièces. Restera une, Fitness, me semble-t-il.
Nous avons tout dit des qualités du Grand Jacques. Nous dirons simplement avoir pris un plaisir majuscule en compagnie de ce vaudeville, qui n’a de cesse de jouer sur les degrés, les clins d’œil. Ainsi, vaudeville et Veau-de-Ville… et Vaudeville, le restaurant où se joue une page importante du récit.
Le pitch ? Les amours d’une jeune femme qui la joue mystérieuse et fatale, se partageant (à leur insu) entre deux jeunes hommes a priori très différents (un architecte de jardin vivant à la campagne et un historien citadin). Mais ces derniers ont en fait une passion commune : le water-polo. Et ils deviennent amis. Comment Marie-Antoinette (Marie pour Adrien, Antoinette pour Julien) va-t-elle échapper à la confrontation ou aux impasses de sa vie ?
Comme le dit la quatrième de couverture, sont interrogés ici « avec un humour insidieux la complexité et l’ambiguïté des rapports affectifs dans la comédie de la vie ». De Decker, ce « sociologue tendre et cruel » (dixit Pierre Mertens dans la page de garde), réussit à parler avec légèreté et tonicité d’un sujet qui pourrait, en d’autres mains, se complaire dans la tragédie. Il y a indubitablement un parfum de Rohmer dans l’air, mais un Rohmer au meilleur de sa forme (Conte d’été, Pauline à la plage, la deuxième partie de La Femme de l’aviateur) :
« – Qu’est-ce qui ne va pas ?
- Je suis trop heureuse.
- Ben alors… c’est que tout va bien.
- Tout va trop bien. J’ai tout ce que je veux. Je suis exaucée au-delà de mes espérances.
- Tu l’as trouvé, l’oiseau rare ?
- … J’ai deux volières. »
Un JDD qui s’autorise à l’occasion et sans excès de petites éclaircies poétiques (« J’aime la façon dont tu me cueilles. »), des saillies philosophiques (« on dit souvent certaines choses pour en dire d’autres, ou pour en cacher d’autres… »), humoristiques (« Un cerveau qui ne s’intéresse qu’aux histoires de cul, précisons-le quand même. ») ou de théorie artistique (« les bonnes pièces, elles sont réglées comme du papier à musique, mais le spectateur ne s’en rend pas compte »).
PS Un coup de chapeau à Emile Lansman qui a su s’ériger en éditeur francophone référentiel dans le domaine du théâtre. Oui, rivaliser avec la France, Paris durant des décennies. Ce qui n’a pas d’équivalent à part André Versaille et ses superbes éditions Complexe dans le sillon des essais.
Voir notre feuilleton sur JDD :
Ou nos chroniques radiophoniques (Radio Air-Libre), avec un focus sur JDD en compagnie de Daniel Simon :
https://soundcloud.com/user-750795099-90825386/rencontre-litteraire-ral-10-juin-2019
(4)
Ziska LAROUGE, La grande Fugue, roman, Weyrich, Neufchâteau, 2019, 219 pages.
Ah, j’étais content de recevoir le seul livre qui m’avait échappé à l’occasion de la première salve éditoriale (quatre sorties, trois romans et un livre théorique, retraçant l’histoire du roman policier… belge) de la nouvelle collection Noir Corbeau ! Un projet auquel j’ai consacré divers articles.
D’autant plus content que j’avais découvert Ziska il y a un an, elle m’avait frappé par sa jubilation d’écriture, de narration.
Le pitch de ce roman policier ? On retrouve une violoniste massacrée (un archet dans la carotide !) mais de quelle jumelle Barrazzini s’agit-il ? Wanda ou Sara-Louise ? Et qui et pourquoi ?
Le roman est divisé en deux parties, quasi deux romans. Un premier nous projette dans la vie d’un quatuor célèbre, Les Barrées, qui répète au Flagey. On découvre tout ce qui peut rapprocher, lier et séparer (jusqu’à la haine ? jusqu’au meurtre ?) quatre jeunes femmes vivant côte à côte depuis des années alors que l’une d’elle, la plus destroyed, Wanda, attire toutes les oreilles… et toute l’attention.
La deuxième partie nous transfère au côté des pittoresques enquêteurs Gidéon Monfort (cloué à un fauteuil roulant et suivi comme son ombre par un chien aux allures de Rantanplan very lucky, Tocard) et André Mozard. A eux de dénouer les fils du drame.
Qu’en penser ? C’est bien écrit et bien raconté, vif et tonique :
« Ce psy et son air de suffisance lui mettaient les poils. On psychottait beaucoup trop de nos jours. Partout, et jusque dans la police. Beaucoup trop ! Qui n’avait eu une enfance compliquée, connu une relation vampirisante, un patron salaud, la mort d’un proche ou que savait-elle encore ? Cette manie de trouver des excuses aux comportements amoraux la hérissait. »
On pressent (à tort, à raison ?) un cahier de charges (de la collection), qui privilégie une écriture fluide et teintée de touches humoristiques, humanistes, la reconstitution d’un décor (ici, Bruxelles, la place Flagey, etc.) et le portrait de héros/enquêteurs pittoresques. Il y a une tonalité commune aux trois premières fictions estampillées Noir Corbeau, bien que chaque auteur apporte sa personnalité, une interprétation. Une identité s’esquisse. Qu’on espère voir s’élargir un tantinet.
- En ces temps moroses, la progression des éditions Weyrich apporte un vent d’espoir à nos Lettres. En démontrant aussi qu’on peut devenir grand en ayant sa base loin de la capitale.
Voir notre article sur le précédent roman de Ziska Larouge dans ce reportage :
Le Printemps du livre un must ! – Karoo.me
(5)
Jean JAUNIAUX, Belgiques, Ker, Hévillers, 2019, 121 pages.
Un recueil de nouvelles, le quatrième déjà, de cet auteur, apparu soudain en 2006, venant du milieu audio-visuel, qui a très rapidement tracé un sillon consistant en nos Lettres.
Belgiques, c’est d’abord un concept, le nom d’une collection qui se décline au gré des invitations lancées à des auteurs. Ecoutons Xavier Vanvaerenbergh, le directeur/fondateur des éditions Ker :
« Belgiques, ce sont des recueils de nouvelles à travers lesquelles un auteur explore ses Belgiques. Sa définition de la belgitude, pour employer un mot à la mode depuis quelques années.
L’idée n’est pas de publier des recueils autobiographiques. Il s’agit bien de rester dans la fiction – c’est du moins la consigne, même si parfois, certains ont du mal à l’appliquer – mais bien entendu, en tant qu’auteurs belges, la plupart du temps (ce n’est pas une obligation : un auteur français qui habiterait en Belgique depuis longtemps serait bienvenu), il est naturel de puiser dans son expérience et dans son vécu. »
Les nouvelles, ici, ne sont pas tant des nouvelles que des textes courts évoquant des rencontres, des pages autobiographiques parfois, légèrement adaptées, transposées. Détail ! On est immédiatement happé par le recueil. Dès l’épigraphe du premier texte, où Yvon Toussaint (le père de Jean-Philippe et l’époux de Monique, deux autres pierres angulaires de notre microcosme) brosse une définition du (bon) journaliste.
Ensuite ? On est ému par les bribes de vie distillées par Jean Jauniaux. On est interpellé par la recréation d’un aspect original de notre belgitude, en rapport avec les médias, les médiateurs. Et l’auteur de ressusciter des figures (Armand Bachelier, Théo Fleischmann, etc.) qui sont autant de modèles. De nous plonger dans la nostalgie d’un temps où l’éthique, un sens des responsabilités guidaient les stars de la radio ou de la télévision. Ô tempora, ô mores ! Mais vade retro, la déprime ! A nous de ressusciter/récupérer un souffle d’âme…
L’écriture, sobre, s’inscrit dans la démarche d’une narration fluide et participe d’un ton doux-amer. Elle n’en laisse pas moins filtrer des trésors. De deux natures : pièces extérieures judicieusement instillées et envolées personnelles.
Ainsi :
« Je voudrais peindre un tableau fabuleux dans lequel je pourrais vivre. » (Paul Delvaux) ou « Il ne faut pas toujours tourner la page, il faut parfois la déchirer. » (Achille Chavée).
Mais aussi :
« Il lisait trop, c’est tout. Cela lui donnait cet air absent qui agace tant les brutes. Il naviguait sur un voilier blanc et léger fait de pages de livres, que ses yeux rêveurs parcouraient sans faire escale. » ou « (…) je m’étais rendu compte de cette vertu irremplaçable de la littérature de fiction : celle de miroir fraternel, dans lequel le lecteur peut découvrir son double, un autre soi qui traverserait les mêmes épreuves et qui, ainsi, le rend moins seul à les affronter. »
Du Jean Jauniaux, cette fois. Et j’avouerai, ô mise en abyme, avoir vécu en ces pages l’expérience annoncée par l’auteur.
Le recueil se conclut en beauté, dans l’émotion et la poésie, avec l’adieu de Jean Jauniaux à sa mère, à quatre ans, quelques semaines avant l’ouverte de l’Expo 58. Scène vécue ou rêvée ? La littérature, ici, déploie tout son sens :
« Toi, tu rêves de la mort. Ta mort, celle qui te gagne petit à petit, trace son chemin dans tes veines, creuse ton cœur à grands coups de pioche et de bêche, explose ton crâne à la dynamite des douleurs. (…) Tu remues la main qui gît le long de ta hanche. La main droite. L’autre, celle du cœur, repose sur ton front, comme un coquillage prêt à recevoir la marée de souffrance dont les vagues roulent vers toi depuis le tréfonds des océans, avec le grondement d’une armée invisible. »
(6)
Inge SCHNEID, Bakwanga, la pierre brillante, Couleur Livres, témoignage, Bruxelles, 202 pages.
La collection Je, dirigée par Daniel Simon, livre une série de livres-témoignages. Celui-ci est sous-titré Une vie de femme au Congo de 1950 à l’Indépendance. Tout est dit. De l’intérêt du livre. Que je désirais pour retrouver ce qu’avait pu être la vie de mes parents quelques mois avant ma naissance, le décor de ma conception.
L’autrice traduit bien l’inadéquation des colons, qui vivent entre eux, sans contact avec les populations locales, sans interaction profonde, empathie/sympathie. Et évoque avec des mots simples ce qui a mené au chaos : le manque de communication, d’anticipation des autorités belges (publiques ou privées) ; l’accélération désordonnée du processus d’indépendance ; la collusion des intérêts privés et de leaders sécessionnistes ; le manque d’élites locales (une volonté délibérée des colonisateurs) ; les conflits entre les anciens leaders africains (sorciers, chefs de tribus) et les nouveaux (politisés) ; le manque d’éveil/lucidité/ouverture d’une majorité de colons (broutant leur pré comme une vache regarde passer un train).
Ma lecture me laisse révolté. Il ne suffit pas d’un simple « Autre temps, autres mœurs ! ». Non. Il était impossible de ne pas voir. Mais on ne voulait pas savoir, en savoir plus, s’interroger. On profitait. Or la réalité, il suffisait d’un peu gratter, pour la découvrir terrible.
Inge Schneid le reconnaît, dans un mea culpa nuancé et intègre. Ces Noirs qui refusent eux-mêmes le contact, d’autres qui marquent leur hostilité (on a violé leurs femmes), ils auraient bien des raisons, non ? Et que dire du passage où l’autrice, rompant avec le conformisme de ses collègues/épouses dévolues au piscine/soirée dansante/repos, s’informe sur la réalité des mines de diamants et nous parle des travailleurs passés journellement au rayon X (pour vérifier s’ils n’emportent pas… ce qu’on leur vole !). Rumeur ? Ou réalité digne du scandale de l’amiante ?
La comparaison est exagérée mais j’ai songé au film de Lanzmann sur la Shoah, à la passivité/volonté de ne pas savoir des villageois allemands ou polonais proches de camps d’extermination.
C’est bien écrit et bien raconté, on apprend beaucoup, mais l’autrice est davantage une rédactrice qu’une écrivaine. On regrette le souffle ou la réflexion plus approfondie qui eussent pu nous emporter face à un tel sujet. Les merveilles et les horreurs sont comme mises à plat :
« (…) il y avait des dizaines de milliers de Belges à rapatrier. La première heure, les pilotes transportaient un « cargo-dortoir » mais bientôt se mit en place un remue-ménage et des allers-retours aux sanitaires. Il y avait une file permanente, alors on discutait un brin, sans grand-chose à se dire. Lorsque je quittai les lieux, mes sandales étaient irrémédiablement fichues. Dégoûtée, je pensai à autre chose. »
Mais c’est la différence entre un témoignage et un roman, un essai.
Il y a encore la retenue de l’autrice. Ainsi, la relation avec son mari ne laisse filtrer qu’une série d’indices de distorsion, d’inadéquation. Un témoignage qui refuse l’autobiographie ?
La phrase finale, balancée par un oncle à notre narratrice (avec réalisme ou méchanceté/jalousie… vu l’enfer dont elle émerge) à son retour en Belgique m’a étourdi, elle résumait ce qui avait anéanti ma mère (dans le cadre d’une dramatisation égocentrée des événements vécus par notre famille) :
« Inge, tu viens de perdre ton trône ! ».
Edi-Phil RW.