
Les Lectures d’Edi-Phil
Numéro 24 (janvier 2020)
Coup de projo sur le monde des Lettres belges francophones
sans tabou ni totem, bienveillant mais piquant…
A l’affiche :
deux romans (Adeline Dieudonné et Francis Groff), un récit de vie (Marianne Sluszny), une BD/Doc (Arnaud de la Croix) et une pièce de théâtre (Jacques De Decker) ; les maisons d’édition L’Iconoclaste, Petit à Petit, Academia, Weyrich et L’Ambedui.
(1)
Cour de cœur du mois !
Adeline DIEUDONNE, La vraie Vie, roman, L’Iconoclaste, Paris, 2018, 266 pages.
On a beaucoup parlé de ce livre, il a décroché de nombreux prix, dont le Rossel, le plus prestigieux en Fédération Wallonie/Bruxelles., il s’est même beaucoup vendu. Je vais réserver mon énergie exploratrice pour des sentiers moins fréquentés, vous renvoyer à ce que dit mon collègue Pascal Blondiau dans Le Carnet. Une relation élargie, qui resitue la trajectoire d’Adeline :
https://le-carnet-et-les-instants.net/2018/08/29/dieudonne-la-vraie-vie/
Je vous livre quelques impressions en surplomb.
Il est très très rare qu’un talent fasse si rapidement, si globalement l’unanimité. Lisez son parcours ! Un conte de fées. Et sachez que son livre est à l’opposé (quoique…) : un conte de monstres.
Faisons comme si l’on appartenait aux grincheux et jaloux, si courants. « Des talents démarrent fort qui s’étiolent rapidement. » Ou : « Nul doute qu’Adeline a été favorisée par un physique avantageux, la jeunesse et la sympathie dégagée. » Et encore : » Nos médias sont si frileux qu’un prix en entraîne un autre… ». Etc.
Je passe la balle à la défense : « Sa nouvelle ou son roman sont arrivés scellés, anonymes, c’est son seul talent qui a été récompensé ! » Dans un premier temps. Pour l’essentiel. Et tant mieux pour elle si elle a pu assurer ensuite. Mais mon exemple en dit long, mes préjugés. Légitimes mais balayés. Je n’avais pas d’appétit particulier pour le livre, je voulais jeter un œil par curiosité, dénicher des arguments pour l’une de mes théories sur le succès, etc. Et, de fait, lors des premières pages, j’ai soupiré. « Pff ! Encore une émule de Ferrante ! Une autre… Le monstre de départ me rappelle… »
Mais. Je suis vite passé à un « Tout de même, ce n’est pas si mal ! ». Dans la foulée, un « Non, soyons honnête, merde, c’est bien ! Ça louvoie même vers mon Murakami adoré. Ce zeste de fantastique, cette animation du réel, de la nature… ». Et j’ai terminé en mode soumission au talent de la collègue. « Très bien ! ». Respect, estime, affection.
Adeline donne de l’eau au moulin d’une de mes théories. Une autre ! Ouf ! La poésie, le plus souvent, a quitté les limites d’un genre pour en ensemencer d’autres, graver sa labellisation sur un album de BD (Le Nid des marsupilamis), des films (Mizoguchi !), des romans. En clair, son écriture, globalement très fluide, aisée à lire, distille mille notations poétiques. Ce qui veut dire chargées d’une intensité, d’une inventivité décapantes :
« L’atmosphère y était devenue si oppressante qu’elle nous mastiquait tous les quatre, broyant ce qui restait de santé mentale à mon père, ma mère et mon frère. Dès que j’entrais dans le hall, je pouvais sentir ses mâchoires se refermer sur moi. »
Pourquoi est-ce à la fois simple et fort ? Parce qu’il y a quelque chose de la créativité naturelle de l’enfant, qui n’a jamais le côté ampoulé de l’adulte, le côté délire masturbatoire de laboratoire (NDLR : cette rime !) :
« Je n’ai jamais vu les doigts du soleil sur ma maison. »
Le récit, lui aussi, est simple et fort. Il n’y a pas mille personnages et mille décors. Il y a un minimalisme situationnel. Mais ce peu est nourri d’une manne d’informations, de rebondissements. Et finit par déboucher sur un suspense haletant. Ou plusieurs. Comment dire ? Un plein narratif sans descriptions, digressions, explications. J’ai alors pensé – et c’est un sommet du compliment dans ma bouche ! – à un autre Rossel, Le Chant des Gorges du très talentueux Patrick Delperdange.

Il y a en sus une richesse thématique, non qu’il y ait pléthore de thèmes (quoique) mais ils sont excellemment communiqués. L’enfance amniotique et synergique. L’adolescence et sa mutation tectonique. Les peurs primales. Les tuteurs de résilience. Tout est dans tout, le meilleur et le pire se trouvent derrière la porte des voisins. Enfin et surtout, cette philosophie que je voudrais embrasser sous toutes ses coutures, qui m’a rappelé de troubles échos de vie :
« Je n’avais plus pleuré depuis l’épisode du jeu de nuit. Quelque chose s’était fossilisé à l’intérieur. Je me suis dit que c’était mauvais signe. Je refusais d’être une proie ou une victime, mais je voulais rester vivante. Vraiment vivante. »
Avouerai-je avoir in fine considéré l’héroïne/narratrice comme une sœur ? Parce qu’elle ose aller au-delà de l’interdit ? Parce qu’elle affronte le clivage majeur auquel se confronte tout être ? La nécessité de faire exploser la bulle qui nous a enfantés mais peut ensuite nous tuer ? Le syndrome Léopold Mozart.
In fine ? Le conte dépasse ses qualités apparentes et s’aventure en haute mer, se faufilant entre les récifs, pour ouvrir le Grand Large de la réalisation intime. Une mise en abyme de la condition humaine.
Un très beau livre ! Et que les grincheux/jaloux aillent se balader sur Mars !
(2)
Arnaud De La CROIX, Bruxelles, Des Celtes aux ducs de Bourgogne, BD/Doc, Petit à Petit, Rouen, 78 pages.
Nous avions beaucoup aimé le tome 3 (final) de cette histoire de Bruxelles. Et avons manœuvré pour retrouver les tomes 1 et 2 sous le sapin 2019/2020. En double même, pour nous épargner la confiscation par notre fils.
Nous avons retrouvé les qualités évoquées dans notre précédente recension :
Cette salve offre un défilé de légendes bruxelloises. Plusieurs nous étaient inconnues : le passage de l’évêque de Cambrai Vindicien en 695, la persécution de la Bloemardinne au XIVe siècle.
Nous avons apprécié la mise au clair de diverses controverses. En premier lieu, Bruxelles n’a pas été fondée en 979, il faut plutôt s’attacher au rôle de Lambert II, comte de Louvain, vers 1040 (édification d’un castrum, suivi d’un castellum/château proprement à la fin du XIIe siècle). Apprécié revivre ce qui a fait le quotidien, la spécificité de notre capitale (ou de notre pays): les étuves, les chartes, les arbalétriers, le rôle des maçons et des brasseurs…

Et puis, au détour d’un paragraphe où il est question des conquêtes de Jules César, on a soudain retrouvé le polémiste Arnaud De La Croix, qui ferraille sur Facebook pour dénoncer ce qui lui paraît, à tort ou à raison, dérives de la démocratie :
« On voit que la politique contemporaine dite du droit d’ingérence humanitaire s’inspire directement de la stratégie interventionniste romaine. »
C’est aussi cela, l’Histoire, et même au premier chef, offrir une grille de lecture du présent, pouvoir prévenir (hum hum… ô utopie ?) l’avenir en observant les erreurs, les dérapages, les stratégies du passé.
Miam ! Je vais pouvoir savourer le tome 2, De Charles-Quint à la Révolution brabançonne, entre les réveillons.
J’ai évoqué d’autres livres d’ADLC précédemment :
https://karoo.me/livres/treize-livres-maudits-hublots-demultipliant-lhorizon
(3)
Marianne SLUSZNY, Le banc, récit, Academia, Bruxelles, 2019, 179 pages.
Academia est adossée à L’Harmattan, maison d’édition très controversée, attaquée par divers auteurs en son temps pour des pratiques douteuses (voir les controverses sur le Net), j’ai pris quelques informations, entendu des échos rassurants, cédé à l’envie de découvrir un récit autobiographique. L’autofiction ? Oui, le sillon m’inspire des préjugés souvent confirmés, verse dans une asexuation du narratif, paramètre que j’estime majeur (toute identité, individuelle ou collective, nécessitant l’inscription dans une histoire depuis l’aube des temps).
Alors ? Il faut refuser l’amalgame et les étiquettes, éviter la caricature en se contrepointant soi-même. Puis l’autrice m’inspire des ondes positives : Marianne Sluszny fut, comme scénariste/productrice RTBF, la représentante d’un rapport des médias à la culture, à la création qui n’a plus guère d’équivalent aujourd’hui, qu’on regrette amèrement.
Plongeons dans le livre !
Un récit de deuil. L’autrice évoque la disparition de son époux (sans le nommer, choix indiciel), lui offre une sortie rêvée, un chant d’amour et de recréation. Un prologue et un épilogue ramènent au banc, à l’endroit où les cendres ont été répandues, au fond du jardin, là où le décédé aimait à rêver, contempler, discuter, là où Marianne Sluzny aime à se recueillir désormais :
« Je te murmure des mots doux et je devine les tiens à travers les bruissements des feuillages. Un charme étrange se répand alors pour envelopper la douleur de ta longue absence. Je pense à l’énergie que, tout jeune, tu as dû déployer, pour devenir ce que tu fus. (…) »
Deux récits sont menés à la première personne du singulier. Dans le premier, la parole est transmise au décédé, il retrace sa vie, ses axes, ses réussites et ses échecs, ses compétences et ses limites, ses interrogations et ses doutes. Dans le deuxième, l’autrice reprend la parole, narre la perte de son point de vue, les différentes étapes de la chute, de la révélation jusqu’aux derniers moments.
Globalement, le livre se lit très agréablement, il est bien écrit et bien narré, il recèle des perles d’écriture, d’émotion, de réflexion.
Marianne Sluszy a évité un écueil majeur, trop croisé dans l’autofiction : elle ne verse jamais dans l’égocentrisme, le narcissisme, la vanité. Sa sincérité, son humilité, son intégrité laissent sans voix, de plain-pied à ses côtés, la larme au coin de l’œil. Elle réussit la gageure de faire aimer le disparu sans le muer en superman, d’en fixer à jamais une image profondément humaine, qui nous parle.

Il y a davantage.
Une réflexion se dégage. Sur le Beau, le Bien, le Bon. Entrevus, à travers la sobriété du dire : les goûts artistiques, l’engagement citoyen, la capacité à s’émerveiller devant la nature ou l’art, la présence forte d’une sœur, d’une fille ou d’un fils, d’un ami, etc.
L’autrice restitue l’histoire familiale du protagoniste. En quelques touches, le père et la mère, la fratrie acquièrent une consistance puissante qui interroge sur nos liens au clan originel, constructeurs et destructeurs. Elans et entraves pour l’accomplissement. C’est qu’il est ici question d’un homme qui se rêvait cinéaste mais qui n’aura réalisé (!) sa vocation qu’à demi, excellant dans le documentaire télévisuel mais renonçant à mener au bout son projet créatif (sur Charles de Coster). Sa mère ne lui a pas insufflé suffisamment d’énergie, de confiance, d’amour ? Une mère de conte de sorcières, qui fait interner son frère durant leurs vacances, culpabilise régulièrement l’un de ses fils pour les errements de l’autre :
« Yves, le pauvre, n’est pas tout juste… Et c’est de ta faute, oui de ta faute… Tu as volé toute l’intelligence… »
Une mère odieuse. Qui méprise les inclinations de son fils, ne suit aucune de ses émissions. Un monstre. Qui m’a soudain projeté dans un décalage absolu (mais heureusement fort bref) avec le narrateur :
« C’était mon devoir d’aller chaque jour au home visiter ma mère. Mon frère (était-ce la réponse du berger à la bergère ?) ne s’y rendait jamais. Ma petite sœur non plus. (…) Je fus donc un bon fils. »
Y a-t-il là un second degré ? Le narrateur insiste, il est vrai, sur le matraquage de « Il faudrait » qui l’a partiellement formaté, sur ses propres erreurs vis-à-vis de ses enfants, interroge ses sentiments profonds.
A noter : le thème des mères prédatrices/suceuses de fluide vital traverse mes derniers ouvrages (Matriochka et Vertiges ! publiés en 2019) ou l’une de mes recensions pour Le Carnet (le remarquable Onnuzel de Thierry Robberecht, chez Weyrich).
Terminons en beauté et dans l’empathie, rejoignons Marianne sur son banc, et son mari aussi :
« Nos dernières semaines.
Solde du mauvais coup de dés, elles furent du même registre que nos liminaires étincelles. »
Ou :
« Tes dernières semaines.
Feignant d’ignorer l’imminence du naufrage, tu avais vogué en eaux troubles, avec une simplicité désarmante.
Tu fus aimable, attentif, amoureux et ouvert aux autres. »
(4)
Francis GROFF, Vade retro, Félicien !, roman policier, Weyrich, Neufchâteau, 2019, 204 pages.
Je vous renvoie à ma recension dans Le Carnet, que l’auteur estime, sur sa page Facebook, « taillée comme un diamant » (!) :

J’ai donc lu les 5 premiers livres de la collection Noir Corbeau !
(5)
Jacques DE DECKER, Fitness, texte d’une pièce de théâtre illustrée par Roland BREUCKER, L’Ambedui, Bruxelles, 1994, 50 pages.
Pour évaluer mon estime de l’œuvre de JDD, il suffit de se reporter à mon feuilleton, quatre épisodes parus ces derniers mois en ces pages (et même un cinquième/bonus). En 2019, j’ai lu son œuvre romanesque et… l’ensemble de son œuvre dramaturgique. Une pièce m’échappait, l’auteur me l’a fort aimablement offerte (et à mon fils, qui se passionne pour son théâtre).
Une comédie-solo, annonce la couverture. J’en retiens une information qui accrédite mes théories : JDD se renouvelle sans cesse, innove. Passe d’un genre à un autre, d’un traitement du genre à un autre. Côté théâtre, solo, duo, quatuor, etc. Qui plus est, le texte est drôle, dynamique, ludique aussi avec sa mise en évidence des différentes parties du corps de l’héroïne au fil des scènes, c’est-à-dire des séances de fitness.

Mais, à force de voir se multiplier les clins d’œil, les jeux de mots, etc., j’en ai été distrait de ce que l’auteur cherchait à distiller, des interrogations sur la condition d’une femme en 1994, les origines, le sens de celle-ci :
« Elles (NDLR : nos arrière-grands-mères) n’étaient bonnes à rien, cernées de bonnes à tout faire, même l’amour que leurs maris allaient glaner dans les soupentes.
Elles se sont mises à singer les mecs, à envier leurs hochets, le pouvoir, la polémique, la comédie que se jouent les gros lards qui n’ont dans la panse que de quoi digérer ce dont ils s’empiffrent.
Mais pardi, c’est bien sûr ! Bobonnes et superwomen, même combat ! »
Polémique ?
Edi-Phil RW.