LECTURES DU CONFINEMENT par PHILIPPE LEUCKX : GONNET, NOËL, GUIVARCH

APOCAPITALYPSE de TIMOTÉO SERGOÏ (Territoires de la mémoire) / Une lecture de Philippe LEUCKX
Philippe LEUCKX

1

Francis Gonnet, Clarté naissante, Ed du Cygne, 2020.

« Ils collent leur solitude sur la toile cirée » (p.38)

ou

« D’un frôlement d’aile,

tu t’approches de ma soif,

pour y poser des mots » (p.26)

 

Ce gars-là aurait-il un père poète pour nous concocter d’aussi belles images?

Le livret abonde en petits poèmes vibrants sur un monde à réinventer, où l’imparfait donne des frissons d’avoir perdu tant d’éléments !

C’est une poésie « qui nomme », scande avec maestria :

« Que dire quand se referment les cils de ta voix?

juste un souffle en partage,

un silence » (p.25

Bien sûr, le travail poétique autour des allitérations (« La voix du vent…soulève les vagues », p.32), et des versets qui enlacent le lecteur :

« Ils grattent les dernières heures du jour,

leurs souvenirs à ras bord.

Les volets hachurent leurs visages,

la vie à demi close.

Parfois les doutes ponctuent les certitudes,… » (p.37)

Le livret se clôture sur la manière « d’apprivoiser » le monde, le silence, la pierre, de quoi « se réchauffer » et de « toucher l’amour de mille regards » (p.50)

Le recueil sur le site de l’éditeur

 

 

2

Florence Noël, Branche d’acacia brassée par le vent, le chat polaire, 2020. Photographies de Pierre Gaudu.

En huit mouvements de quelques poèmes chacun, accompagnant celui des photos en mouvement tremblant, forçant le réel à nous convaincre, la poète née en 1973, trouve ici dans ce quatrième recueil à exprimer les aller-retour d’un cœur, à tu et à soi, entre blancheur des « égarements » et sensualité réitérée, où quelque chose d’éperdu se passe, se presse, en dépit du « revers de tes yeux clos », en dépit de « ta peau d’âme retournée ». On sent à la lire les déchirures et les beautés, les ferveurs comme les éclats (« défaites, désolations », p.27).

Ce nouveau « cantique », pour être aussi lyrique, en est de loin plus sombre, mais ce serait oublier que les étoiles pour « chuter » nous éclairent cependant et longuement.

La fin du livret à l’italienne sauve « la joie » du carcan des peines.

Le recueil sur le site de l’éditeur

 

3

Cécile Guivarch, Te visite le monde, Carnets du Dessert de Lune, 2017. Prix Yves Cosson de poésie 2017.

Quarante-cinq tercets troussent les liens chauds, intimes entre une mère et son enfant, juste né. L’occasion donnée à la poète de nous trousser aussi de bien beaux néologismes en ferveur du petit être : « tu girouettes », « tu naissances » etc.

Une visitation d’après la naissance. Le monde est aux portes du cœur.

« tout commence par la lumière

t’aveugle fait crier tout l’air ton corps

un bonheur qui n’en finit pas » (p.39)

L’enfant happe la vie, le monde, et les poèmes qui le disent sont aussi vibrants que ceux concoctés par Savitzkaya dans « Marin mon cœur » c’est dire la beauté de l’entreprise verbale.

Le recueil sur le site de l’éditeur

 

LE JOUR OÙ PROUST DÉCOUVRIT PESSOA / PHILIPPE LEUCKX

1

Marcel Proust Archives - Moniqs.com: Satisfaction For Art Lovers...

Qui parla un jour à Proust d’un certain poète lisboète, qui avait son petit succès chez les futuristes, mais qui n’avait jamais plus bougé de son « Chiado » depuis son retour de Durban? Qui? C’était un jour de Ritz, enfin, le « jour de Marcel » comme il y avait eu le « jour Madeleine Lemaire », le « jour Guiche », le « jour Greffulhe », le « jour La Rochefoucauld », tout autour du Parc Monceau, quand rue de Courcelles n’était qu’à un bout de jardin…
Au Ritz, peut-être un jeudi soir, après fumigations, et la sortie devait être une libération, Robert (de Billy ou de Flers) lui avait amené cette revue étrange, tout en portugais, Orpheu, était-ce en 1918 ou 1919, en tout cas, bien avant la sombre année où son manuscrit, enflé de paperoles, lui causait tant de souci…à moins que ce ne fut Lucien (Daudet) revenu à de plus justes sentiments à son égard ou Reynaldo, un jour d’oubli méticuleux…
Proust, sans cesse, était à l’affût : et il demanda alors à l’un de ses amis traducteurs lusophones de lui proposer en français ces poèmes de Pessoa, dont Larbaud même, lors d’un petit séjour dans la capitale portugaise, avait entendu parler, en bien..
Marcel attendit quelques semaines, et il reçut un petit colis : la traduction des quatre poèmes de Fernando Pessoa, orthonyme, une autre revue …

 

2

L'installation boulevard Haussmann

Marcel, qui se figurait de tout temps être le seul malade dans Paris, sur toute la planète, regardait la petite commode chinoise qu’il avait pu sauver des mains de Robert et de sa femme, lorsqu’il fallut quitter la rue de Courcelles pour emménager dans ce « cagibi » sans confort du boulevard Haussmann.. Et donc, il y avait un autre malade, plus loin, à Lisbonne, qui chantait sa mélancolie dans des poèmes étranges. Il n’était plus seul, puisqu’un poète au loin lui faisait signe, comme de toujours. Marcel, qui connaissait bien Venise, Cabourg, Paris, n’avait jamais entrepris quelque voyage au Portugal, et il se mit à rêver. Le même jour, il envoya Céleste chercher quelque plan de Lisbonne, quelque guide Hachette qui puisse lui donner un peu de matière. Le Lisboète évoquait le château Saint-Georges, les becos, le Rossio, ces noms interpellaient le convalescent dans son lit : comment était-il possible qu’il n’en sût rien, que ces résonances n’eussent pas encore ébranlé chez lui quelque réminiscence, qui sait, d’une autre vie, dans laquelle il n’eût pas connu l’asthme ni les effets dévastateurs d’une conscience suraigüe sur le monde. Et voilà que ce poète, comment encore, ce Fernando, lui glissait sous les yeux le plastron même de la mélancolie, ces sensations atmosphériques, quasi sensuelles, d’une fenêtre d’un pauvre appartement, cadrant une rue vide, et pleine de soi. Marcel, tout le jour suivant, alité, parcourut les images grises d’un guide que Céleste lui avait dégoté…

 
3

Lisbonne : A voir, visiter, climat, monuments, fado - Guide de ...

C’était donc cela, Lisbonne, ce fleuve, ces collines, et il s’en voulut d’avoir loupé tant de vues, tant de belvédères. Ah! comme j’y serais !, souffla-t-il, : c’était alors l’imprenable, l’inégalable point de vue de Pedro d’Alcantara. De là, c’est toute la ville, ses étagements, le château, le fleuve, et le lacis des ruelles qui grimpent…Oui, ce sentiment d’avoir, à cause de l’oeuvre, à cause de l’asthme, oui à cause de ce Paris qui l’aimantait si fort, manqué à sa vie, à ses voyages – qu’il s’interdisait depuis que petite mère était partie, et qu’inconsolable, il allait de page en page, recueillir, en becquets, en paperoles, la forme même de sa conscience et de ce temps qu’il eût voulu sauver d’un désastre plus dense encore que l’effritement de sa santé.

 
4

Son' sözcüğünü yazdım Céleste, artık ölebilirim' - Süleyman Çeliker

Il ne se préoccupait guère de sa santé, en ce jour de gloire. Il envoya Céleste lui réserver un billet pour Lisbonne. Au grand dam de ses amis qui le prenaient pour un vrai fou. Qu’allait-il y faire, avec sa santé si précaire, ses embarras de toutes sortes? Y avait-il songé ne fût-ce que l’espace d’un instant? Oubliait-il qu’il était, en dehors de ses sorties nocturnes au Ritz, ni plus ni moins qu’un grabataire? Robert de Flers, Robert de Billy, Lucien Daudet, le Montesquiou lui-même, s’empressèrent de lui déconseiller pareil voyage : il y perdrait sa santé. Il balaya d’un revers de la main toutes leurs réticences. Et se rengorgea : ne voilà-t-il pas que ses amis les plus proches s’opposaient nettement à son seul plaisir! Il les renvoya. Au plus profond de son lit, il s’imaginait déjà, descendant du train, à quelques centaines de mètres du Rossio et de cette place vers le fleuve, ses arcades…

 

5

Marcel Proust entrevista Fernando Pessoa | Revista Bula

Mais dès le lendemain, quand Céleste lui montra les horaires et déposa le billet de chemin de fer, le véronal avait fait son affaire et Marcel ne se souvenait plus de rien. Quoi, Lisbonne? N’était-elle pas folle vraiment de l’enjoindre à un tel périple? Ne se rappelait-elle pas qu’elle se devait à Odilon et à lui, tout à lui, depuis qu’Henri était parti en Suisse avec sa cagnotte, qu’il se retrouvait sans dactylographe, et que, ma foi, sa santé était au plus mal. Céleste, habituée, lui tint tête un moment, puis le laissa dans sa chambre, dans un état épouvantable de barbe non rasée, avec un tricot, l’éternel tricot, délavé qui ne lui donnait pas l’air de rêver…Plus tard, Céleste eut beau lui parler de ce poète et de Lisbonne, c’est comme si elle venait pour une histoire sans queue ni tête, une de ces fables qu’il ne supportait plus. Le véronal venait d’enterrer l’amitié météorique que Proust manifesta, le temps de quelques jours, à l’adresse de Fernando Pessoa. Les becquets à ajouter, les paperoles à orner d’extensions prenaient décidément toute la place et il lui fallait encore parachever la fuite d’Albertine, ce qui était pour lui une autre paire de manches : dans la vie Agostinelli, Henri lui avaient fait souvent faux bond, la littérature devait tout rattraper!

 

JE VERBALISE / AUTOPORTRAÎTRE (en N)

 

 

« je »  n’est qu’un terme pratique pour quelqu’un qui n’a pas d’être réel.

Virginia Woolf, Un lieu à soi

 

Je nage benoîtement dans le sens du couvent

Je nais à la vue d’un pâle éjaculat de lumière

Je nappe de confettis bleus un ciel de carnaval

Je nappe les draps du lit de la Tamise d’une crème anglaise

Je nargue un roman fleuve à une source d’aphorismes

Je narre bien les histoires qui finissent mal

Je narre en roman dans le sens du courant littéraire

Je nasille des yeux quand j’ai eu un froid de regard

Je nasille du regard quand je te vois et je pleure de ne plus te moucher

Je navigue à vulve dans le delta de tes jambes

Je navre l’allumeur de réverbères avec mon éclairage à la bougie

Je navre le lecteur alpha par mes textes bêta

Je navre mon psy avec mes rêves de canapé éventré

 

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Je néglige mon apparence pour mieux me fondre dans le paysage

Je néglige mon appartenance à la gauche pour me défaire de mon électorat populaire

Je nécessite des soins du verbe (mais l’édition manque de moyens)

Je nécrose mes crottes de nez

Je négrifie l’écriture blanche

Je négocie un virage avec un dangereux fabricant de tournants

Je neutralise un Garde suisse casqué jusqu’aux dents

 

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Je nettoie le huit pour qu’il fasse neuf

Je nettoie les oreilles du chat pour qu’il m’entende ronronner

Je nettoie les oreilles du silence

Je nettoie ma mémoire pour n’avoir plus rien à me souvenir

Je nettoie mes artères pour aller à du sang à l’heure

Je nettoie mes riens en buvant de tout

Je nettoie mon zinc et mes cuivres pour fer brillant

Je nettoie un mari-cage avec des dragueuses de mâles

 

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Je nie en blog

Je nimbe d’une aura de lait les vaches sacrées de la littérature bucolique

Je noie dans la colle les scotcheurs de banane

Je n’organise pas de lecture révolutionnaire sur la tombe du Che

Je n’orai jamais le Nobelge de littérature (fôte de savoir bien écrire)

Je n’ose dire du mal des politiciens soigneurs de leur image

Je note mal une décomposition musicale

Je noyaute le coeur du charme avec une belle perdue

Je noue avec une bondagiste de mes connaissances une belle liaison

 

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Je nuance mon chancelant destin de grigris

Je nucléarise un parc à éoliennes en panne de pales

Je numérise mes e-cris pour ne pas éructer mes textes

Je numérise mes rêves pour retrouver le fil de mes nuits

Je numérote mes renvois après chaque repas

Je nuis modestement à la twittérature

 

Photo libre de droit de Lettre Alphabet N Majuscule Fonte Liquide ...

À SUIVRE…

 

 

 

PROTECTION RAPPROCHÉE de LORENZO CECCHI (Cactus Inébranlable) / Une lecture d’Éric ALLARD

NOUVELLES D’AVANT LE TEMPS DU CONFINEMENT

À lire les dernières nouvelles de Lorenzo CECCHI, on a le sentiment de revivre les affres et les joies d’un monde – momentanément – disparu, celui où les êtres, forcément humains, qui, en se frottant et en se cognant les uns les autres, généraient des étincelles explosives mais aussi des rapprochements fraternels.

La jalousie, l’envie, les addictions – à la clope, à la boisson, aux opiacés –, les tourments du travail et les revers des exclus et de ceux qui les défendent (ces avocats qui sont les personnages de deux des meilleures nouvelles du recueil) sont le lot des acteurs de ces nouvelles.  Mais le recueil n’est pas un simple relevé, on s’en doute, des mauvais penchants de l’espèce humaine. En permanence, les laissés-pour-compte réagissent aux attaques dont ils sont l’objet, d’autant plus pernicieuses qu’elle sont invisibles, par des actes d’amitié ou de bravoure gratuits comme cet homme qui part au secours d’un ami en détresse la veille du jour où son épouse va accoucher…

Lorenzo Cecchi décrit un monde impitoyable, absurde, détaché de toute humanité, celui, il va sans dire, de la guerre économique.

Acculés, les personnages mis en scène développent des symptômes en réponse avec l’objet de leur affliction comme la directrice de Tout me gonfle, contrainte d’acter une décision de son collège de professeurs qu’elle réprouve. Une nouvelle emblématique de l’aberration du milieu scolaire.

Ou cet homme, métaphore vivante de l’immigré italien venu oeuvrer dans les mines, qui creuse son jardin pour y trouver du charbon et faire fortune plus vite et qui, faute de trouver le filon espéré, se fait récriminer par le voisinage et se trouve contraint de quitter – une nouvelle fois – les lieux.

En sociologue de formation et bourlingueur, au sens cendrarsien, Lorenzo Cecchi sait que c’est derrière le story-telling fabriqué par les conseillers en communication de nos gouvernants et par les lignes commerciales des holdings financiers, sous la surface libre de la grande histoire que les livres scolaires retiendront, fourmillent les affects, s’infectent les destinées, en bref, se déroulent les histoires des délaissés et exploités du système mais aussi de celles et ceux qui essaient d’y tenir leur rôle au détriment de leur santé comme de leur intégrité morale.

C’est dans ce no man’s land social, cette partie cachée du rêve qu’on nous vend que le romancier et nouvelliste puise ses récits, dit autrement le monde qu’on voudrait nous faire accroire.

Tous les personnages ou presque, on l’a dit par ailleurs, sont des cabossés de la vie, des rescapés du souffle, des hommes et quelques femmes groggy mais toujours prêts à remonter sur le ring de l’espoir, les poings serrés sur leur coeur en alerte, la poitrine gonflée de soleil.

On retrouve dans ces quatorze nouvelles  qui composent ce troisième recueil paru au Cactus Inébranlable la verve et le sens de la narration de Lorenzo Cecchi, son goût pour les situations où le cocasse le dispute au drame, où le sordide même voisine avec des élans d’une rare humanité.

Ces récits, plantés dans un terreau reconnaissable entre tous, comprennent des scènes mémorables comme celle du mafieux, tout à la préparation d’un mets, qui terrorise ses visiteurs ou celle dans laquelle cet homme pressé par son épouse qui déclare à la cantonade qu’elle a toujours refusé de lui faire minette.

Pour conclure, Lorenzo se rit de ce qui nous désole mais pas au détriment de ses personnages (sauf pour se moquer de ses doubles fictionnels). C’est pour défendre leur honneur qu’il écrit car il se sait et se sent, comme il le dit en clôture d’une de ses nouvelles, de plein droit avec eux.

À noter encore que le recueil est agrémenté d’illustrations subtilement colorées du peintre et sculpteur Michel Jamsin qui relèvent bien l’alliance du burlesque et du grave à l’œuvre dans le texte.

Pour commander le recueil sur le site du Cactus Inébranlable

DIX QUESTIONS à LORENZO CECCHI

 

UN LOURD LIVRE DE POCHE POUR UN PROJET UNIQUE : DES LETTRES À SES PETITS-ENFANTS PAR UN GRAND-PÈRE ÉCRIVAIN / Une chronique de Philippe LEUCKX

LES FANTÔMES DE THÉODORE de MARTINE ROUHART (Murmure des Soirs) / Une lecture de Philippe LEUCKX
Philippe LEUCKX 

 

UN LOURD LIVRE DE POCHE POUR UN PROJET UNIQUE : DES LETTRES A SES PETITS-ENFANTS PAR UN GRAND-PERE ECRIVAIN

Didier Giroud-Piffoz a relevé le défi d’offrir dix-neuf années de correspondance à ses sept petits-enfants, nés de 2000 à 2015.

 

Un livre de poche de près de neuf cents pages (c’est vous dire l’épaisseur du volume, 6 bons centimètres sur beau papier polonais).

Faut-il être fervent à l’adresse de ses petits-enfants pour tenter et réussir pareille réalisation.

On connaît déjà l’engouement de Didier à servir, socialement et littérairement parlant, de nobles causes : celle entre autres d’évoquer l’Inde, ses habitants, ses protecteurs bénévoles (Sœur Yvonne, récemment).

Ce livre est unique. Pas d’exemple de cette ampleur à citer, quand je pioche dans cette correspondance, où le poète nomme ses chéri(e)s d’appellations et sobriquets poétiques et tendres : « Mon buveur de temps » ou « Mon petit cabri à son père »…

Préfacé par des personnalités, Jacques Salomé et le grand poète Jean Joubert, « ce livre d’amour pur » (comme le présente l’éditeur « vent-des-lettres ») est au fond un exemple pur aussi d’ethnographie familiale, si le mot n’est pas trop intellectualisé, qui vise à décrire par le menu la vie de petits-enfants du nouveau siècle. L’auteur ne parle pas que d’elles et d’eux, mais songe à nous annoncer la mort de Georges Lautner, à nous évoquer « les jeux olympiques de Londres », dans le désordre forcé des temps présents et passés.

Il est vrai que la littérature traverse cette correspondance copieuse, y passent le Victor Hugo , grand-père courage, Didier Pobel, poète de talent, Pierre Dhainaut, autre poète renommé, tant d’autres (auteurs de chansons comme Revault…). Et le cinéma n’est pas oublié. Détour par le beau « Postino » avec Noiret, d’après l’œuvre de Skarmeta.

Pour toutes ces raisons, le livre déborde de la sphère familiale, sentimentale, avec ses nombreuses ouvertures sur la société et la culture du temps. N’évoque-t-il pas l’élection du dernier pape, François, et la polémique qui s’ensuivit à propos de ses interventions lors de la dictature argentine?

Didier Giroud-Piffoz

Ecrites à Darvault, puis au château de Firbeix (dont il nous donne la généalogie des anciens résidents, les de Rastignac), ces lettres rappellent l’attachement de Didier à l’Inde et à ses chantres (Mahatma Gandhi et son fameux « Nous ne pouvons changer le monde que si nous changeons nous-mêmes »).

« Une infinie nostalgie » dit Salomé à propos de ces missives d’amour, oui, une infinie nostalgie des bons moments vécus traverse ce livre de ferveur, sous la plume experte d’un poète, voyageur inouï des terres lointaines, indiennes ou autres, et du terreau affectif tout proche.

Didier Giroud-Piffoz, Lettres d’amour d’un grand-père à ses petits-enfants, Vent des Lettres, 2020, 848p., 22€.

Le livre et l’auteur sur le site de l’éditeur 

 

SILENCE SAUDADE de BARBARA BIGOT-FRIEDEN (Le Chat polaire) / Une lecture de Paul GUIOT

LOUVAIN BRISÉ de PAUL G. DULIEU (Editions Traverse) / Une lecture de Paul GUIOT
Paul GUIOT

La jeune poétesse bretonne nous arrive des confins d’un pays voisin de la Mélancolie. Pour venir jusqu’à nous, elle aura emprunté des voix non balisées et les vaisseaux du cœur – ces vaisseaux qui n’ont rien de bateau.

La saudade, ce sentiment de tristesse, cet état mélancolique, cette souffrance provoquée par l’absence d’une terre ou d’un être aimé, emmène la poétesse dans un voyage au long cours tant sur les pentes du corps humain que sur celles du corps du texte.

Le poème d’ouverture annonce la douleur :

je me tiens
à l’embrasure
de tes paupières
nos linéaments
se croisent
sans s’affleurer
l’aube trempe
dans sa robe
trémière
les morceaux
de saudade
que tu m’as
laissés

Du corps, de ses secrets et de ses secrétions, il sera fait état tout au long du voyage : doigts, ventre, bras, vertèbres, hanches, glotte, salive, chevilles, nuque, bouche, cheveux, paupières, trachée, sourcils, gorge, tête, épine dorsale, fémorale, cœur, myocarde… sont autant d’organes, de membres, de canaux évoqués à fleur de peau.

Les visions s’entrechoquent, nombreuses, sûres-réelles, avec un naturel désarmant, celui qui donne à penser que le texte a coulé d’une source limpide, celui qui, bien sûr, cache le labeur derrière son dénuement.

j’ai poli mes yeux
aux angles ronds
des pierres ponces

couvert mes mains
ma tête mon front
du linon blanc
des tiens

tu as brisé
l’aubier de l’air

des cailloux bleus
sont apparus

Au bord des parchemins parcourus, la poétesse a rempli sa besace de mots-pépites rarement ouïs, tels phosphène, ablué, tessure, évasure, esquille, linon…

Mais la souffrance, la saudade ne se font jamais oublier. Bientôt la tête brûlée éclate avant de rouler dans « l’eau céans » et « On se frappe le cœur/cocard/effraction/du myocarde ».

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Barbara Bigot-Frieden

Silence Saudade est un cri structuré en vers tantôt libres, tantôt rythmés comme la samba. Quelques poèmes m’ont confié vouloir être chantés dès leur première lecture.

nous passons
du tout au rien
et rien du tout
c’est plus ou moins

un toit sans moi
un certain nous
qui se dissout
et qui décroit

on s’est dit tout
du moins je crois
maintenant c’est loin
le jeu échoue

faut-il un plus
ou presque rien
pour qu’on renoue
joue contre main

car tout ou rien
c’est pire que tout ;
liens incertains
et contrecoup

Barbara saupoudre ses poèmes de rimes, de répétitions sonores. Ses textes se lisent tout bas mais ils appellent aussi la lecture à voix haute ou au chant. Plaisir des contrastes d’une écriture décontractée malgré la beauté d’une tristesse lancinante, l’absence de l’autre qui revient sans cesse aiguillonner le « je » du texte.

Soulignons enfin le magnifique travail d’illustration d’Héloïse Schreer. Rarement un recueil de poèmes m’aura semblé être si bien équilibré et mis en page : le choix des couleurs, l’enchevêtrement des poèmes et des dessins tombent sous les yeux comme une évidence Saudade.

Le recueil sur le site de l’éditeur 

 

NOS RÊVES SONT PRIÉS DE PRENDRE UNE DOUCHE FROIDE de BENOÎT JEANTET (Jacques Flament) / Une lecture de Nathalie DELHAYE

MÉTÉO MARINE de FABIENNE RIVAYRAN (Jacques Flament Alternative Editoriale) / Une lecture de Nathalie DELHAYE
Nathalie DELHAYE

Lutte permanente

Benoît Jeantet nous offre ce recueil dans la Collection « Paroles de Poètes« , chez Jacques Flament Editions.

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La mélancolie et le lâcher prise semblent être les maîtres mots de cet ouvrage.
Ces rêves et pensées, présentés en segments parfois ambigus, révèlent un esprit tourmenté, une âme désabusée, pleine de ressentiment, plongeant le lecteur dans l’intime et les blessures secrètes.

Luttant contre les fantômes de la nuit, un ennui profond et une lassitude face à un quotidien pesant, les textes se succèdent et forment un bloc d’émotions diverses.

Le monde est si glissant
qu’une colline sous la pluie

On voulait tous un gros morceau de ciel.
Bien sûr, y’en avait pas pour tout le monde.
Bien sûr.

J’en étais à peser le pour et le contre.
Et, quand même, le contre pesait mon âne mort.

Il apparaît parfois quelques bribes de clarté, un souvenir plus doux, un instant d’apaisement qui offre une bouffée d’oxygène.

Rien n’est plus bancal qu’un lundi matin.
Mais que ton sourire passe et repasse dessus
et alors tout, très vite, retrouve son équilibre.

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Benoît Jeantet

De métaphores en déductions implacables, de moments partagés au besoin d’exploser, l’âme perdue du poète a bien du mal à reprendre pied et avancer.

Mais oui, des fois, la tristesse
ça fait même voler en éclats
le carreau des fenêtres

Une douche froide serait bienvenue, effectivement, pour laver et évacuer toute cette tristesse, frapper l’épiderme de plein fouet et offrir, enfin, un renouveau.

Pour commander le recueil sur le site de l’éditeur 

Benoît JEANTET sur le site de l’éditeur 

LA NUIT DES BÉGUINES d’ALINE KINER (Liana Levi) / Une lecture de Nathalie DELHAYE

MÉTÉO MARINE de FABIENNE RIVAYRAN (Jacques Flament Alternative Editoriale) / Une lecture de Nathalie DELHAYE
Nathalie DELHAYE

Éprises de liberté

J’ai eu grand plaisir à lire « La nuit des béguines ». Hormis dans l’histoire de ces femmes pieuses, mais non nonnes, éprises d’indépendance, célibataires ou veuves, qui décident de vivre en communauté, de travailler pour subvenir à leurs besoins et d’aider d’autres femmes en difficultés, Aline Kiner nous plonge au XIVème siècle, sous le règne de Philippe Le Bel, et nous offre une belle leçon d’Histoire.

La Nuit des béguines

Nous découvrons Ysabel, herboriste, soigneuse, voire guérisseuse, qui ne ménage pas sa peine pour aider les malades qui lui sont confiées. Au-delà des soins prodigués, elle leur apporte écoute et assistance, tant morale que logistique, trouve des solutions à leurs situations précaires, C’est dans ce contexte qu’elle recueille Maheut, une jeune femme énigmatique, apeurée, qui ne se livre pas.

Les personnages entourés de secrets se succèdent, Ade, Humbert, Agnès, Clémence, Jeanne, tous ont autant de choses à cacher, enfouies au plus profond d’eux-mêmes. Par ces temps troublés, mieux vaut être discret et ne pas attirer l’attention. Le béguinage est en proie aux critiques, cette institution est menacée par les décisions pontificales, car elle dérange, en ce siècle d’Inquisition. Ces femmes indépendantes, cultivées pour nombre d’entre elles, maîtresses d’elles-mêmes, détonnent avec l’esprit du siècle.

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Aline Kiner 

Une écriture riche, un vocabulaire adapté qui nous incite à découvrir parfois les définitions de termes inconnus, une histoire plaisante, des faits historiques qui jalonnent l’ouvrage, et le récit de ces femmes qui ont lutté pour leur liberté si tôt, un bon livre en somme !

Le livre sur le site de l’éditeur

 

 

 

AVANT QUE J’OUBLIE d’ANNE PAULY (Verdier) / Une chronique de Nathalie DELHAYE

LES ADIEUX D'UNE FILLE d'ANNE PAULY (Verdier) / Une lecture de Nathalie DELHAYE
Nathalie DELHAYE

Les adieux d’une fille

Anne et Jean-François perdent leur père atteint d’un cancer, qui était hospitalisé depuis quelques jours, victime d’une embolie pulmonaire.
Le frère et la soeur, à présent orphelins, bien que préparés à cette triste fin, peinent à l’accepter, et à remonter la pente.


Dans ce livre, c’est Anne qui raconte sa terrible souffrance. Ce thème dramatique est abordé de façon humoristique, Anne retraçant les faits de manière drôle et délicate. Elle écrit ce qu’elle pense, ce qu’elle ressent, ce qu’elle voit de manière légère, avec une certaine pudeur, et pourtant, au plus profond d’elle-même, elle souffre… Elle a accompagné son père dans ses derniers moments, mais doute d’avoir bien fait.

Viennent les souvenirs, la vie avec son frère et ses parents, une enfance contrariée par les agissements d’un père alcoolique, une mère qui subissait la situation, et les enfants habitués à ces comportements. Les anecdotes défilent dans l’esprit de la jeune femme, le sourire fait place aux larmes. Jean-François, lui, semble plus marqué par cette période, plus intransigeant avec ce père qui vient de partir, mais il se débat également avec sa peine et son ressentiment.

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Anne Pauly

Anne supporte tout ou presque de la suite des événements. Les funérailles, les formalités, la maison à débarrasser ; Jean-François se détache clairement de ses obligations, indifférent.

On m’avait dit, en brandissant comme une menace un rouleau de sacs poubelle, quand quelqu’un meurt, il faut agir, trier, ranger, répartir, écrémer, choisir ce que tu veux garder et te débarrasser du reste. Et plus vite que ça. C’est comme ça qu’on fait, c’est ça qu’il faut faire, tu devrais faire ça, ça t’aidera c’est sûr.

Un livre qui peut parler à chacun d’entre nous, orphelins ou amenés à l’être un jour. Cet ouvrage se révèle très humain, mêlant instants drôles et moments touchants, l’émotion prend parfois le pas mais ne tombe jamais dans le mélodrame.

Une belle façon de traiter ce thème, et d’aborder le deuil des parents, ce qu’ils étaient, ce qu’il restera d’eux.

Le livre sur le site de l’éditeur

Anne PAULY sur le site de Verdier

MÉTÉO MARINE de FABIENNE RIVAYRAN (Jacques Flament Alternative Editoriale) / Une lecture de Nathalie DELHAYE

Le TOP 5 de NATHALIE DELHAYE
Nathalie DELHAYE

Le tourbillon de la vie

« Météo Marine » est une nouvelle, un petit format proposé par Jacques Flament Alternative Editoriale, dans sa collection Côté court.

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C‘est l’histoire de Lisa et Pierre, deux personnes esseulées qui se trouvent voisines, quelque part dans le sud ouest, région qu’ils ont choisie tous les deux pour fuir… Fuir leur histoire, une vie compliquée, cruelle. Et ces deux personnes vont se découvrir, s’apprivoiser petit à petit. Lisa est plus ouverte, Pierre se cantonne dans ses silences et un mystère qui intrigue la jeune femme.

Le tourbillon de la vie va encore les emporter, et les ramener à leurs douleurs respectives…

Fabienne Riveyran nous emmène dans cette belle région qui prend sa place dans cette histoire.
L’émotion est vive, le suspense bien mené, les vies de chacun se dessinent au fil des pages, et on regrette que ce format soit si petit, finalement…

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Fabienne Riveyran sur le site de l’éditeur