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Qui parla un jour à Proust d’un certain poète lisboète, qui avait son petit succès chez les futuristes, mais qui n’avait jamais plus bougé de son « Chiado » depuis son retour de Durban? Qui? C’était un jour de Ritz, enfin, le « jour de Marcel » comme il y avait eu le « jour Madeleine Lemaire », le « jour Guiche », le « jour Greffulhe », le « jour La Rochefoucauld », tout autour du Parc Monceau, quand rue de Courcelles n’était qu’à un bout de jardin…
Au Ritz, peut-être un jeudi soir, après fumigations, et la sortie devait être une libération, Robert (de Billy ou de Flers) lui avait amené cette revue étrange, tout en portugais, Orpheu, était-ce en 1918 ou 1919, en tout cas, bien avant la sombre année où son manuscrit, enflé de paperoles, lui causait tant de souci…à moins que ce ne fut Lucien (Daudet) revenu à de plus justes sentiments à son égard ou Reynaldo, un jour d’oubli méticuleux…
Proust, sans cesse, était à l’affût : et il demanda alors à l’un de ses amis traducteurs lusophones de lui proposer en français ces poèmes de Pessoa, dont Larbaud même, lors d’un petit séjour dans la capitale portugaise, avait entendu parler, en bien..
Marcel attendit quelques semaines, et il reçut un petit colis : la traduction des quatre poèmes de Fernando Pessoa, orthonyme, une autre revue …
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Marcel, qui se figurait de tout temps être le seul malade dans Paris, sur toute la planète, regardait la petite commode chinoise qu’il avait pu sauver des mains de Robert et de sa femme, lorsqu’il fallut quitter la rue de Courcelles pour emménager dans ce « cagibi » sans confort du boulevard Haussmann.. Et donc, il y avait un autre malade, plus loin, à Lisbonne, qui chantait sa mélancolie dans des poèmes étranges. Il n’était plus seul, puisqu’un poète au loin lui faisait signe, comme de toujours. Marcel, qui connaissait bien Venise, Cabourg, Paris, n’avait jamais entrepris quelque voyage au Portugal, et il se mit à rêver. Le même jour, il envoya Céleste chercher quelque plan de Lisbonne, quelque guide Hachette qui puisse lui donner un peu de matière. Le Lisboète évoquait le château Saint-Georges, les becos, le Rossio, ces noms interpellaient le convalescent dans son lit : comment était-il possible qu’il n’en sût rien, que ces résonances n’eussent pas encore ébranlé chez lui quelque réminiscence, qui sait, d’une autre vie, dans laquelle il n’eût pas connu l’asthme ni les effets dévastateurs d’une conscience suraigüe sur le monde. Et voilà que ce poète, comment encore, ce Fernando, lui glissait sous les yeux le plastron même de la mélancolie, ces sensations atmosphériques, quasi sensuelles, d’une fenêtre d’un pauvre appartement, cadrant une rue vide, et pleine de soi. Marcel, tout le jour suivant, alité, parcourut les images grises d’un guide que Céleste lui avait dégoté…
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C’était donc cela, Lisbonne, ce fleuve, ces collines, et il s’en voulut d’avoir loupé tant de vues, tant de belvédères. Ah! comme j’y serais !, souffla-t-il, : c’était alors l’imprenable, l’inégalable point de vue de Pedro d’Alcantara. De là, c’est toute la ville, ses étagements, le château, le fleuve, et le lacis des ruelles qui grimpent…Oui, ce sentiment d’avoir, à cause de l’oeuvre, à cause de l’asthme, oui à cause de ce Paris qui l’aimantait si fort, manqué à sa vie, à ses voyages – qu’il s’interdisait depuis que petite mère était partie, et qu’inconsolable, il allait de page en page, recueillir, en becquets, en paperoles, la forme même de sa conscience et de ce temps qu’il eût voulu sauver d’un désastre plus dense encore que l’effritement de sa santé.
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Il ne se préoccupait guère de sa santé, en ce jour de gloire. Il envoya Céleste lui réserver un billet pour Lisbonne. Au grand dam de ses amis qui le prenaient pour un vrai fou. Qu’allait-il y faire, avec sa santé si précaire, ses embarras de toutes sortes? Y avait-il songé ne fût-ce que l’espace d’un instant? Oubliait-il qu’il était, en dehors de ses sorties nocturnes au Ritz, ni plus ni moins qu’un grabataire? Robert de Flers, Robert de Billy, Lucien Daudet, le Montesquiou lui-même, s’empressèrent de lui déconseiller pareil voyage : il y perdrait sa santé. Il balaya d’un revers de la main toutes leurs réticences. Et se rengorgea : ne voilà-t-il pas que ses amis les plus proches s’opposaient nettement à son seul plaisir! Il les renvoya. Au plus profond de son lit, il s’imaginait déjà, descendant du train, à quelques centaines de mètres du Rossio et de cette place vers le fleuve, ses arcades…
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Mais dès le lendemain, quand Céleste lui montra les horaires et déposa le billet de chemin de fer, le véronal avait fait son affaire et Marcel ne se souvenait plus de rien. Quoi, Lisbonne? N’était-elle pas folle vraiment de l’enjoindre à un tel périple? Ne se rappelait-elle pas qu’elle se devait à Odilon et à lui, tout à lui, depuis qu’Henri était parti en Suisse avec sa cagnotte, qu’il se retrouvait sans dactylographe, et que, ma foi, sa santé était au plus mal. Céleste, habituée, lui tint tête un moment, puis le laissa dans sa chambre, dans un état épouvantable de barbe non rasée, avec un tricot, l’éternel tricot, délavé qui ne lui donnait pas l’air de rêver…Plus tard, Céleste eut beau lui parler de ce poète et de Lisbonne, c’est comme si elle venait pour une histoire sans queue ni tête, une de ces fables qu’il ne supportait plus. Le véronal venait d’enterrer l’amitié météorique que Proust manifesta, le temps de quelques jours, à l’adresse de Fernando Pessoa. Les becquets à ajouter, les paperoles à orner d’extensions prenaient décidément toute la place et il lui fallait encore parachever la fuite d’Albertine, ce qui était pour lui une autre paire de manches : dans la vie Agostinelli, Henri lui avaient fait souvent faux bond, la littérature devait tout rattraper!