Au fil des pages de Jean-Pierre LEGRAND et Les Lectures d’Edi-Phil (numéro 27) de Philippe REMY-WILKIN fusionnent en ce mois d’avril 2020
pour présenter
VÉRONIQUE BERGEN
feuilleton en 3 épisodes
(II)
Deux romans publiés par Onlit :
Tous doivent être sauvés ou aucun et Guérilla.
Véronique Bergen
Tous doivent être sauvés ou aucun, roman, Onlit, Bruxelles, 2018, 262 pages.
Jean-Pierre :
Chaque jour qui passe apporte son lot de désastres et alimente notre angoisse. Tandis que la forêt amazonienne disparaît et que les océans se meurent, la sixième extinction de masse, dite holocène, s’accélère. Alors que les décors du vaste théâtre humain brûlent, le texte de la pièce, lui aussi s’enflamme. Un peu partout, l’ordre social vacille. Arrivé à cette croisée des chemins, il pouvait être intéressant de jeter sur cette grande scène un éclairage neuf et de donner la parole non à un homme (il s’est trop discrédité) mais à un de ses proches, pour tout dire, son meilleur ami : le chien. C’est l’heureuse idée qu’a eue Véronique Bergen dans son roman Tous doivent être sauvés ou aucun.
Phil :
Revisiter les H.A. (les habitudes ahurissantes) des hommes par le biais d’un regard décalé, voilà qui rappelle un certain esprit du XVIIIe. Cette époque où les tares humaines étaient analysées par le prisme de l’exotisme, de l’utopie, d’un premier fantastique : Montesquieu, Voltaire, Swift…
Jean-Pierre :
Le narrateur de ce foisonnant roman est donc un chien. Il s’appelle Falco et vient d’être abandonné par sa maîtresse, une blondasse aux lèvres peintes. Le genre d’avanie qui vous rend votre conscience de chien comme à d’autres la conscience de classe. Ejecté du monde de l’aliénation domestique, il réintègre cette présence au monde qu’il avait perdue. Il retrouve son animalité… et même un peu plus :
« (…) devenu chien errant, sur les brisées du Juif errant, mes aptitudes de chien psychopompe se sont réveillées. Je suis la proie de visitation par des âmes canines ».
Phil :
Un chien pour héros mais on est loin de Walt Disney ! Ou de Jack London ! Notre Falco est une sorte de chien-reporter, de chien-historien, de chien-journaliste d’investigation. Plus encore…
Jean-Pierre :
Emergeant de l’au-delà canin, l’esprit de quelques chiens emblématiques se manifeste : Loukanikos, le riot dog des manifestations d’Athènes, Laïka, le premier chien de l’espace, Mops et Thisbé, les petits compagnons de Marie-Antoinette… Ventriloqué par ces mânes glorieux, Falco nous livre leurs témoignages.
Phil :
Qui renvoient à une maltraitance du Vivant qui se déploie à travers l’espace et les siècles, les millénaires. Génocides, bûchers, colonisation, exploitation… Le bulldozer de la prédation écrase tout sur son passage.
Jean-Pierre :
Par sympathie envers les quelques homos sapiens qui méritent encore son respect, Falco nous confie ses Mémoires en hominidien. Certains éléments de langage étant toutefois intraduisibles (injures, métaphores amoureuses), il faut se contenter par endroits du cano-canin : Czasrshoum xxithunp mrozik uhgfoe qopyzärh phterzivtchon. N’est-ce pas, après tout, un gage d’authenticité de cette révélation ?
Phil :
Le thème du langage est décidément omniprésent chez cette autrice (voir Kaspar Hauser ou Guérilla). Il mériterait une étude fouillée. Qui se pencherait sur la manière dont Véronique Bergen manipule mots et phrases mais qui creuserait aussi la mise en abyme celée.
Jean-Pierre :
Dans son errance, Falco est vite rejoint par d’autres congénères. Ils prennent la direction plein sud, vers les rivages de la Méditerranée. Dans une langue libérée, pleine d’invention et de rythme, Véronique Bergen entrelace le récit d’une errance (ce qui assure la progression narrative du texte) et la remémoration d’événements marquants de l’histoire humaine par le prisme de ceux qui l’ont subie « côté niche ». Le miroir qui nous est ainsi tendu reflète, au mieux, l’ubris à laquelle tend l’humanité et, au pire, son inclination aux crimes et aux massacres. Ce pari risqué, mais qui fonctionne, est une manière allégorique et brillante de donner la parole à ceux qui ne l’ont jamais.
Au fil des pages, Falco apparaît comme le héraut d’une révolution en marche. Il faut « mettre à bas le système ». Il ne faut pas se méprendre : il ne s’agit pas ici d’un abolitionnisme ayant pour horizon la fin de l’homme responsable de tous les désastres. L’antispécisme est ici sous-tendu par la pensée d’une interdépendance entre tous les règnes sans prévalence de l’un sur l’autre :
« (…) je (=Falco) ne suis pas de ceux qui militent pour la guerre entre les règnes. Chaque espèce a sa place dans la chaîne des êtres, laquelle ne va pas du simple au complexe, des invertébrés aux vertébrés, des bactéries à l’homme, mais bifurque, sans hiérarchie, sans base primaire ni sommet où trône l’humain ».
Rien de commun avec une quelconque tentation d’inverser les structures de domination, les victimes prenant la place des bourreaux. Le message est clair : aucun des passagers de cette galère ne mérite de passer par-dessus bord ; « Tous doivent être sauvés ou aucun ».
Phil :
Ce faisant, Véronique Bergen se détourne d’une fable à la Planète des singes (cette nouvelle de Pierre Boulle – auquel on doit aussi Le Pont de la rivière Kwaï ! – adaptée avec succès au cinéma).
Jean-Pierre :
Très original en sa forme, le récit est tissé d’une série de moments privilégiés (les manifestations d’Athènes, la chute du IIIème Reich, la Terreur) qui viennent scander un périple qui, peu à peu, se confond avec une prise de conscience, la poétesse, la moraliste, la philosophe guidant tour à tour la main de la romancière.
Sans se vouloir un essai ni un pamphlet, le roman donne à réfléchir sur notre monde tel qu’il va. Lors des manifestations d’Athènes – Véronique Bergen en fait le symptôme le plus manifeste de l’effondrement économique et social de nos sociétés – ou, encore, à l’occasion du mouvement des Gilets Jaunes, se profile une remise en cause de la logique politico-économique qui subordonne toujours davantage le présent à des impératifs d’avenir. Ce sont par exemple les pensionnés grecs saignés à blanc au nom du rétablissement de l’équilibre économique.
A bon droit, nombreux sont ceux qui, désormais, se refusent à vivre « dans un présent rendu exsangue par les sacrifices ». Outre qu’il n’évitera pas la question, bien posée mais non tranchée, de l’articulation de la question sociale (les fins de mois) et des menaces écologiques (la fin du monde), ce refus, par sa radicalité parfois violente, ne doit pas non plus se traduire par un impératif de tabula rasa et de négation de notre héritage démocratique.
Une équation difficile à tenir.
Phil :
Le fait de lire 5 livres de Véronique Bergen, publiés sur deux ans, amène un supplément de sens. On glisse d’un ouvrage à l’autre, une cohérence interne se faufile, s’impose au-delà des genres. Un engagement. Où l’empathie généralisée, sans exclusive, le dispute à la tension/tentation du renversement brutal.
Si l’abus de pouvoir est abyssal et le martyre sans issue dans Kaspar Hauser, les autres livres amènent un cri de révolte plus généralisé et proposent une réaction. Nous l’observerons par la suite.
Le livre sur le site d’ONLIT
Véronique BERGEN parle de son livre
Les ouvrages de Véronique BERGEN sur Espace Livres & Création
Guérilla, roman, Onlit, Bruxelles, 2019, 171 pages.
Le pitch, selon la 4e de couverture et le site de l’éditeur ?
« Les guerres provoquées par la débâcle écologique ont dévasté la Terre. Une galerie de personnages se relèvent pourtant : un écoguerrier, une femme-chamane ou encore un enfant muet. Entre vagues d’insurrection, effondrement mondialisé et nouvelles alliances avec la nature, Guérilla, écothriller d’un genre nouveau, se déploie au milieu des explosions de grenades pour entonner un vibrant appel en faveur de notre planète. »
Phil :
Le terme thriller me paraît utilisé à la légère. Il faut attendre la page 69 pour obtenir un embryon d’aventure et d’action. Mon deuil narratif accompli, je puis profiter du livre et reconfigurer mes attentes.
Que nous offre Véronique Bergen ? Avec ses armes habituelles, une créativité de la phrase et des mots (créés comme « finneganswaker » ; rares comme « adombrent », « samizdat », « blutoir », « pélagiques », « chanterelle », etc.), une dénonciation de la marche du monde, de nos prétendues civilisations. Une description d’un état de société légèrement anticipé, de personnages en survivance, par effleurements successifs distillant un suspense sur le devenir/passé des uns et des autres.
Dans ce monde éclaté, des animaux, rendus allergiques à l’homme, se sont révoltés et sont partis vivre en marge, dans des zones dépolluées de la présence de l’espèce mortifère. D’autres animaux (fennecs, serpents, tatous, etc.) ont été domestiqués mais finissent par se suicider. Dans les territoires dévolus aux hommes, mille factions opposées s’entretuent, les putschs se succèdent. Les territoires se voient fractionner entre clans et communautés. Une libanisation en modèle maxi ? Une extension de la tiroirisation des télévisions ou des réseaux sociaux ? Des groupes réunis par un goût commun se calfeutrent dans un quant-à-soi masturbatoire et éradiquent l’ouverture à d’autres possibles, à d’autres perspectives. L’agonie d’une idée chère aux Lumières qui a fondé notre civilisation.
Jean-Pierre :
Le terme écothriller est en effet un peu forcé. Il n’empêche, dès les premières pages, l’autrice crée une atmosphère qui imprègne tout le roman et vous transporte dans un univers à mi-chemin entre Blade Runner et Terminator. L’effondrement de la civilisation, l’éclatement de la ville en quartiers noyautés par des groupuscules extrémistes, la faillite de toutes les institutions en place et le délabrement généralisé constituent un décor de fin du monde rendu extrêmement crédible par la cohérence interne du texte. L’inventivité de l’écriture est toujours aussi percutante et imagée. Par endroit, elle me paraît toutefois moins justifiée que dans le roman précédent où le sujet lui-même commandait ce travail lexical. Reproduisant dans un esprit presque identique les trouvailles langagières de Tous doivent être sauvés, l’originalité du style se mue en certaines pages en un procédé dont la séduction s’estompe. Mais sans doute l’autrice a-t-elle cherché à suggérer une forme de filiation entre les deux romans, l’un paraissant, d’une certaine manière, la suite de l’autre.
Je m’en voudrais toutefois de donner une fausse impression de l’ouvrage, qui nous réserve des pages splendides, comme celle-ci décrivant l’envol d’un aigle :
« Je remercie l’oiseau de m’offrir un ballet aérien, de dessiner de grands cercles dont je tente de percer le sens. Dans les figures, les mouvements qu’il trace, me livre-t-il un message ? Le rapace me montre la voie des airs, les changements d’état, le champ des lévitations et des vols planés, l’adieu provisoire à la terre… (…) Regagne-t-il le néolithique, les grands remous d’une Terre qui cherche son équilibre au milieu des tempêtes et des roches. De ses ailes noires, l’oiseau fend la blancheur du ciel. ».
Cette rêverie aérienne, en contrepoint du chaos et de l’égarement des hommes, est d’une grande force onirique et poétique.
Phil :
Véronique Bergen, comme elle donné la parole à Kaspar Hauser, l’offre à la Terre :
« Elle s’en veut d’avoir été trop longtemps passive, d’avoir laissé périr soixante pour cent des espèces animales, d’avoir perdu un quart de ses forêts, sans broncher, d’avoir assisté à l’agonie des océans, eaux rongées par l’empire des détritus, des déchets toxiques, des plastiques, hécatombe des poissons, des cétacés, des coraux. Gaïa, tu es complice… Tu as laissé la situation se dégrader jusqu’Armageddon. »
La voix de Gaïa : « Vos gueules, les humains. »
Des rappels historiques viennent court-circuiter l’ubris des homos sapiens. Ils se prennent pour le nombril du monde, ramènent tout à leur espèce et, à l’intérieur de leur espèce, tout à leur clan, à leur ego, alors que le Vivant (végétaux, mammifères…) a entamé sa progression des millions d’années en amont. Et la poursuivra sans doute bien après l’extinction de l’espèce vampire. Et cette magnifique digression sur la vie des arbres, qui se soutiennent par-delà la mort apparente, une souche étant alimentée en souterrain par ses voisins !
Un bilan ? L’homme a inventé le feu, la roue, la musique, offert le Taj Mahal ou la Joconde, mais comment contrebalancer les génocides, l’esclavage, l’élevage agro-industriel, « l’abrutissement programmé par le néolibéralisme » ?
L’écoguerrier se voit comme « la sentinelle de Gaïa », il « promène sa colère à la surface du monde » pour éliminer les oligarques les plus nuisibles. Comme Gaïa, il s’y est pris trop tard, regrette d’avoir « cru bien trop longtemps aux vertus du dialogue, des contestations légales et pacifiques ».
L’inflexion, ici, est majeure. Et sous-tend une posture philosophique, citoyenne, qui pousse l’engagement jusqu’au combat pur et dur. Le pacifisme béat ne mène donc à rien ? Eh bien, la lucidité et l’étude me font admettre sans retenue que l’Histoire nous atteint manipulée, distordue. Non, à lire sous les cartes, Jésus n’a pas réussi, sa religion (ou son enseignement) est morte, a été récupérée par Byzance/Rome et ses véritables disciples ont été martyrisés, sa parole retravaillée ou enfouie. Muhammad, qui considérait Jésus comme supérieur à lui en matière de morale, a retenu la leçon et a pris les armes pour défendre un message de paix. Mandela, Luther King, Gandhi ? Au-delà de leur sort funeste, de leur martyre, ils sont la pointe émergée d’un iceberg constitué des multiples flambeaux mis sur des bûchers (!), torturés, anéantis.
Jean-Pierre :
A la lecture de Kaspar Hauser, comme de Tous doivent être sauvés, mon attention avait été attirée par la récurrence d’un principe éthique visiblement cher à l’autrice : la justification d’un mal relatif au nom du Bien absolu auquel il concourt est la plus fréquente escroquerie intellectuelle des régimes oppresseurs. Par ailleurs, dans Tous doivent être sauvés, l’antispécisme était encore une forme atténuée d’humanisme. Chaque espèce, nous disait l’autrice, « a sa place dans la chaîne des êtres ». Le discours s’est entretemps radicalisé : face à l’urgence, la lutte armée est légitime et il n’est plus aussi certain que l’homme ait encore sa place dans la chaîne des êtres dont, un à un, il a rompu tous les maillons.
La guérilla a commencé. Le terme est important. Au contraire de l’illustre Macron, Bergen n’utilise jamais le mot « guerre » : notre Ravachol junior, guérilléro de son état, ne cherche pas l’anéantissement d’un ennemi, l’effacement d’un visage : tout triomphe, dit-il, est totalitaire. Il faut détraquer la machinerie à fabriquer l’aliénation et la destruction.Le propos résonne comme un écho des thèses de Deleuze : la lutte armée qui s’engage se comprend comme un « contre-dispositif », c’est-à-dire une tentative de désorganisation des structures et dispositifs par lesquels se maintient ce que le philosophe appelle l’Appareil de capture de l’État dont les fonctions répressives et idéologiques œuvrent à un agencement prédéfini des individus et des consciences.
Le risque est que, dans son affrontement avec l’Appareil de capture de l’Etat, le mouvement de libération adopte mimétiquement les structures oppressives qu’il combat et se dévoie à son tour en « machine de guerre » totalisante. Dans ce cas, comme l’écrit Deleuze, « la machine de guerre (disons la guérilla) ne trace plus des lignes de fuite mutantes, mais une pure et froide ligne d’abolition ». La narration de Bergen éclaire le propos théorique de Deleuze et surtout cette porosité dangereuse mais parfois nécessaire de la ligne de démarcation entre oppresseurs et opprimés : « tout drapeau, fût-il celui des minorités, est à brûler. Le patriotisme des régions sécessionnistes n’est que vieille lune d’arrière-garde. La violence des uns lancée contre la violence des autres ne fait qu’enliser le présent, exacerber un climat de troubles. Mais, face à la rotation des retours à l’ordre sous la houlette de militaires, de fanatiques religieux, de dictateurs minables, il n’y a d’autre choix que la lutte armée. (…) » Et de « planter le drapeau noir dans l’anus des puissants » !
Phil :
Véronique Bergen, lucide, renvoie dos à dos, les violences de tout bord. Comme on a pu le vivre en Amériques centrale et du Sud. Où forces d’extrêmes gauche et droite se massacraient en martyrisant inlassablement les populations civiles, les intellectuels.
L’autrice oscille entre deux orientations, volontariste et fataliste. Une lutte à mort contre la prédation, le Système (de domination, de contrôle, d’exploitation), à travers ses figures, ses symboles, ses leviers les plus emblématiques. Une dénonciation des violences (et des drapeaux !) qui, toutes, asphyxient les innocents. Posture humaniste qu’on retrouvera dans l’essai Barbarella. Un Faites l’amour pas la guerre ! Un virus régénérant qui pourrait contaminer positivement ? En commençant par le guérillero et Tamara, la femme aux tarots ?
J’observe une convergence avec le traité Libre comme Robinson à travers le thème de l’abstraction : le « ne pas capituler mais déserter » de Véronique Bergen recoupe « la liberté dans la réussite de notre vie intime » de Luc Dellisse.
Jean-Pierre :
Le roman de Bergen prend des allures de conte fantastique. Parvenue au bout de ses contradictions, la société s’est effondrée, se disloquant en une myriade de clans, de groupuscules tous plus étranges et plus radicaux les uns que les autres. A ce titre, il constitue une amplification de phénomènes largement à l’œuvre aujourd’hui et qui, pour l’essentiel, se résument à une radicalisation à outrance de tous les groupes, de toutes les minorités ; radicalisation boostée, selon moi, par la grande facilité qu’il y a, via les réseaux sociaux, de fédérer un nombre croissant de personnes autour d’idées extrêmes, voire carrément absurdes. La pure marginalité disparaît, toute opinion même saugrenue étant susceptible d’agréger un nombre surprenant de personnes : c’est la légitimité de l’entre-soi et le primat de la croyance sur la raison partagée.
Phil :
L’homo sapiens dénoncé dans le roman n’est pas si sapiens que ça. C’est le plus grand prédateur/destructeur de l’Histoire de la planète Terre. A tel point que les mégariches, après avoir sucé le sang de la Terre, ont déjà jeté leur dévolu, sur d’autres planètes. La prédation à l’infini !
Ce qu’on appelle humanité dans le langage courant ne concerne qu’une infime minorité d’humains, « vaincue par une majorité irresponsable, arrogante ». Ce qui laisse peu d’espoir, a priori, pour la Terre, le Vivant, notre espèce.
Je songe à Greta et à ses aficionados. Leur mouvement – dont une critique du détail ne doit pas voiler/violer la dynamique essentielle – semble un raz-de-marée mais il ne concerne qu’une élite (véritable, celle-là, sans rapport avec un compte en banque ou un diplôme) ô combien minoritaire. Qui n’entrave pas la progression des voyages en avion, en paquebot, etc.
Je songe à Mathieu Terence, l’une des plus belles plumes françaises. Il nous offrit jadis un redoutable Technosmose, roman où éclatait la névrose qui défigure nos paysages. L’homo sapiens, complexé, impuissant, frustré fondamentalement, affiche une virilité compensatoire de pacotille en édifiant du vertical, en trouant la vue, en la happant, au lieu de chercher à se fondre dans une harmonie naturelle, ce que des sociétés dites primitives pratiquent pourtant depuis la nuit des temps avec une subtilité inaudible.
Jean-Pierre :
Tout comme Tous doivent être sauvés, Guérilla met en accusation l’ubris d’une humanité à la fois désespérément prédatrice et profondément parasitaire. J’y reviendrai plus loin, Guérilla marque une étape supplémentaire : dans le précédent roman, l’éveil des consciences et la mise en marche des hommes de bonne volonté accordaient un répit, suscitaient, au profit de l’humanité, le bénéfice du doute quant à sa complète culpabilité et laissaient augurer sa possible rédemption. Ici, Gaïa a perdu patience. Maintenant, c’est la Terre ou rien ; peut-être s’agit-il même de sauver la planète sans les hommes. Gaïa est face à une impasse déchirante qu’elle a trop longtemps cherché à éviter ; la survie des espèces est engagée. « Tous les hommes y passeront » puisqu’il le faut.
Phil :
J’apprécie le plaidoyer pour une nostalgie qui n’est pas un passéisme primaire mais un amour de l’or du temps, des différentes époques.
De nombreux passages résonnent étrangement, anticipant la période de confinement provoquée par la pandémie coronavirus :
« la mise en quarantaine du centre-ville », « personne n’a anticipé le déferlement brutal », « mes réserves de provisions s’amenuisent », « Au point mort, l’économie, les usines, réduits au minimum les transports, ouvertes un jour sur quatre, les écoles, les administrations, les entreprises ou ce qu’il en reste, approvisionnés une à deux fois par semaine les magasins… », etc.
Il y a un rapport singulier à la faculté de parole aussi et au thème de l’enfant-sauvage, l’enfant (quasi) muet (qui se donne « Mowgli » comme nom !) renvoie à Kaspar Hauser, qui doit quitter une forme d’aphasie. L’idée d’une langue qui naît, s’invente. Le fantasme de la page blanche ? De la virginité perdue ? De l’aube des temps où l’espoir tend encore la faculté du progrès, de l’invention, de la conquête (positive) ?
Jean-Pierre :
J’ai noté également ce rapport. Du reste, ce personnage d’enfant quasi mutique est fascinant. Gardant le silence sur ses origines, il sculpte de petites statuettes et crayonne une multitude de dessins qu’il détruit aussitôt, effaçant toutes les traces de ses activités. Je vois en lui un refus de la sédimentation de la parole, un rejet de la coagulation de la vie, une forme d’accueil naïf d’un éternel retour. Il incarne à mes yeux l’artiste rebelle à toute idéologie et qui, selon la belle formule de Bachelard, lance son être dans un destin chaque jour réassumé et « vit une histoire de soleils levants ».
Jean-Pierre LEGRAND et Philippe REMY-WILKIN.